CLÉOPÂTRE, ILLUSIONS PERDUES
Maîtresse de César puis d’Antoine, la reine d’Egypte jouit toujours d’une mauvaise réputation : celle d’une manipulatrice prête à tout pour assouvir sa soif de pouvoir.
Antoine ? « Un être dégénéré, une outre gonflée de vin. » Cléopâtre ? « Une prostituée infâme qui s’adonne à tous les vices. » Entre le Colisée et le Capitole, les citoyens de la Ville éternelle ne décolèrent pas, comme en témoignent les libelles qui circulent au grand jour. Cela fait maintenant deux ans que le couple qui navigue entre Alexandrie, Ephèse et Athènes – au gré de ses envies et de ses lubies – nargue les pouvoirs constitués romains et organise des banquets qui coûtent plusieurs millions de sesterces – ainsi celui où Cléopâtre a fait fondre dans le vinaigre une perle d’un prix inestimable avant de le boire. Deux ans qu’Antoine a abandonné son épouse légitime, Octavie. Deux ans qu’il refuse de démentir qu’il envisagerait de déplacer un jour la capitale de l’Empire romain à Alexandrie. Deux ans qu’il dédaigne de venir s’expliquer sur le scandaleux pacte d’Antioche et son triomphe organisé dans les larges avenues d’Alexandrie – au lieu de Rome – après son ultime campagne d’Asie. Deux ans qu’il rassemble des troupes qu’on imagine dirigées vers la péninsule italienne. Deux ans que des centaines de galères manoeuvrent en Méditerranée centrale, avec à leur bord des soldats mèdes, arméniens,
juifs, grecs, syriens, thraces, arabes. Deux ans que le Romain héroïque vire au satrape et menace de singer Hannibal.
Au printemps 32 av. J.-C., décision est prise d’envoyer un groupe de 400 sénateurs romains à Ephèse, où se trouve Antoine, afin qu’il s’explique sur ces étranges préparatifs et pour évaluer s’il mérite d’être reconduit comme triumvir. Il ne leur faut pas une semaine pour comprendre la situation : ivre du matin au soir et du soir au matin, indifférent à tout, Antoine ne dirige plus et ne contrôle rien. Tout le pouvoir est entre les mains de la reine égyptienne qui a fait de l’un des plus grands généraux de la République un jouet docile au service de son ambition insatiable. Plutôt que se lancer dans un nouveau conflit civil, on envisage de circonvenir le Romain afin qu’il se sépare de sa maîtresse et retrouve ses esprits en même temps que la confiance du Sénat. Mais ladite maîtresse a vent de l’initiative avant même qu’elle arrive, formulée, aux oreilles de son amant. Et d’imposer à celui-ci qu’il répudie Octavie dans des termes aussi injurieux que violents et ordonne à ses armées de gagner, avec eux, la ville d’Athènes. Deux gestes qui signifient qu’Antoine a définitivement rompu les liens qui le rattachaient à Rome. Et qu’il veut la guerre. Alea jacta est ! La réponse d’Octave est immédiate. Il rappelle les sénateurs qui sont restés auprès de son rival et publie une déclaration annonçant qu’Antoine « est déchu de toutes ses charges et fonctions puisqu’il a laissé une femme les exercer à sa place ». Le frisson qui agite celle-ci quand elle apprend la teneur de ce texte est double : de fierté et de crainte. Antoine sera-t-il à la hauteur du défi militaire d’Octave ? Est-il de la trempe de César ? A-t-elle misé sur le bon cheval ? S’il perd, ne risque-t-elle pas d’être emportée avec lui, et l’Egypte – la riche, puissante et fière Egypte – d’être réduite au rang de province romaine ? Seul moyen d’éviter cette atroce perspective : l’accompagner, le guider, le diriger, afin de le rendre digne du statut de pharaon qui est, de fait, devenu le sien.
[…] Les deux rivaux se retrouvent à l’été 31 av. J.-C. à Actium, chacun d’un côté du chenal qui permet au golfe d’Ambracie, en Epire, de communiquer avec la mer Ionienne. Leurs flottes se font face, l’affrontement est imminent, mais il en est un autre, sentimental, encore plus décisif. Ulcérée qu’Antoine ait rejeté son plan – organiser le blocus de la flotte d’Octave puis cingler vers Rome et s’y emparer du pouvoir –, Cléopâtre lui bat froid. Elle lui refuse sa couche et ne lui adresse plus la parole. Voir leur maître errer comme une âme en peine en se demandant comment reconquérir les faveurs de sa dulcinée à un moment si décisif décide plusieurs de ses généraux à l’abandonner pour rejoindre le camp d’Octave. Tous se disent désespérés de voir le grand guerrier, aveuglé par sa passion, céder aux caprices d’une femme hautaine et vindicative. Triste présage annonçant la tournure pitoyable que va prendre la bataille du siècle opposant, plus que deux hommes, l’Orient et l’Occident. Dès les premières heures du combat naval entre les lourds et peu maniables vaisseaux d’Antoine et les rapides et légers bâtiments d’Octave, l’issue ne fait guère de doute. A moins d’un changement rapide de tactique. Mais Antoine en est incapable. Il est obsédé par une vision : l’éloignement de l’Antonia, la galère de Cléopâtre, en direction du sud. De l’Egypte. L’orgueilleuse souveraine a en effet décidé de s’en aller. Ne lui a-t-on pas assez fait comprendre qu’elle était indésirable ? Antoine lui-même n’at-il pas préféré écouter ses médiocres officiers romains plutôt que suivre son plan ambitieux ? La bataille étant perdue d’avance, ne vaut-il pas mieux sauver ce qui peut encore l’être ? Adieu, Actium. Adieu, Rome. N’est pas César qui veut. Et son fils l’attend. Dans ses veines à lui coule le sang du vrai César. […] Pour Cléopâtre, à Actium s’est définitivement évanoui le rêve d’un empire égypto-romain. Pis : désormais maître des mers, Octave n’aura sans doute de cesse de projeter un débarquement en Egypte afin d’empêcher son pays de conserver son statut de royaume indépendant. Tout cela par la faute de l’homme qu’elle aperçoit depuis sa cabine, prostré dans un coin de son vaisseau, confit de honte, plongé dans un abattement pathétique. Ainsi se présente celui dont elle avait cru qu’il la mènerait au Capitole. Au lieu de quoi se profile la hideuse silhouette de la roche Tarpéienne.
À ROME, ELLE EST CONSIDÉRÉE COMME “UNE PROSTITUÉE
QUI S’ADONNE À TOUS LES VICES”