LA CONQUÊTE DU TONKIN EN 1885 EST UN MOMENT CHARNIÈRE DE L’ÉPOPÉE COLONIALE
Au Tonkin, la Légion immortelle A Tuyen Quang illustra notre drapeau… » Comme l’évoque le premier couplet du Boudin, la marche officielle de la Légion étrangère, la conquête du Tonkin fait partie intégrante de notre épopée militaire. C’est aussi et surtout un moment charnière de la geste coloniale. En 1884-85, deux compagnies de légionnaires, cernées pendant quatre mois, firent pièce à 10 000 Pavillons noirs. Les Pavillons noirs ? Des irréguliers chinois, devenus mercenaires à la solde des empires d’Annam puis de Chine, utilisés pour contenir la poussée française. C’est peu dire qu’ils donnèrent du fil à retordre au corps expéditionnaire dépêché au nord du Vietnam : en 1873, Francis Garnier, lors d’un assaut sur Hanoï, était déjà tombé au champ d’horreur face à ces bandits se payant en sapèques et rapines, plus pillards que soldats, et à la légendaire cruauté : on retrouva le cadavre de Garnier décapité et émasculé, le coeur arraché. Dix ans plus tard, un autre officier de marine, Henri Rivière, fut tué au même endroit. Sous la IIIe République, pendant que les héros meurent, les hérauts parlent. Le plus bavard et le plus actif, Jules Ferry, plusieurs fois ministre et véritable instigateur de l’impérialisme territorial (surnommé le « Tonkinois » par l’opposition), le fait au nom de la « mission civilisatrice » de la France. Dans son célèbre discours de juillet 1885 à l’Assemblée nationale, il formule son projet en termes crus mais clairs : « Je répète qu’il y a, pour les races supérieures, un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le droit de civiliser les races inférieures. »
SOIXANTE-DIX ANS DE PRÉSENCE FRANÇAISE
Et c’est ainsi que le protectorat du Tonkin voit le jour, avec Hanoï pour siège (la ville sera promue capitale de l’Indochine en 1902). Elle le restera jusqu’aux accords de Genève, en 1954. Soixante-dix ans de présence française, au regard de l’histoire d’une ville qui a célébré son millénaire d’existence en 2010, c’est peu. Et pourtant, sa physionomie actuelle s’en ressent fortement, ce qui n’est pas le moindre de ses charmes. D’emblée, les Français entendent frapper les esprits et laisser leur empreinte : par la topographie, la toponymie et surtout l’architecture. On redessine les plans : au nord et à l’est du lac de l’Epée restituée (Hoan Kiem), on conserve le « quartier indigène », celui dit des Trente-Six-Corporations ; au sud et à l’ouest, on érige le « quartier français » (auquel on accède maintenant via l’avenue Diên Biên Phu et le parc Lénine, horresco referens !). Comme il s’agit d’importer la mère patrie, on commence par tracer des artères (rues,
boulevards, avenues) au cordeau et bordées d’arbres, baptisées au nom des figures de la conquête (Rivière et Garnier : à tout seigneur, tout honneur), des résidents supérieurs, puis des gouverneurs généraux (Paul Bert et Paul Doumer), sans oublier les grands hommes de la République (Gambetta). Elles seront desservies par 10 kilomètres de tramway et éclairées par 500 lampadaires. En 1902, on achève le pont Paul-Doumer, un ouvrage métallique long de 1 860 mètres et enjambant le fleuve Rouge, réalisé selon les consignes de Gustave Eiffel. Ayant carte blanche, les architectes, dont les plus productifs sont Auguste Vildieu et André Bussy, font dans le monumental : le palais du gouverneur (devenu le palais présidentiel, à côté du mausolée d’Hô Chi Minh et affublé du drapeau rouge !), mairie, gare, poste, etc.
LES OMBRES DE BODARD ET SCHOENDOERFFER
Dans Histoire de Hanoï (voir notre guide pratique), Philippe Papin résume bien ce que fut la frénésie constructrice de la Belle Epoque et ce qu’il en reste : « Cette première génération d’édifices publics était conforme aux modèles architecturaux alors en vigueur dans l’administration française. Conçus selon un plan type et un cahier des charges unique, ils rappellent les centaines de gares, bureaux de poste ou mairies qui permirent à la République d’imposer Marianne dans la moindre sous-préfecture de la métropole. Cette architecture publique, standardisée et politique, surprend encore aujourd’hui lorsqu’on visite la ville qui, au premier abord, ressemble à ses cousines métropolitaines. » Il serait fastidieux d’énumérer tous les exemples de cette première phase d’urbanisme forcené (18851920). On en retiendra juste les plus spectaculaires ou les plus symboliques. C’est le cas de l’Opéra (1911), au néoclassicisme inspiré directement de l’Opéra Garnier, où se pressent toujours d’élégantes Tonkinoises en ao dai (habit traditionnel) et talons aiguilles, pour les soirées de gala ou de concert. Ou celui, évidemment, de l’Hôtel Métropole (1901), palace mythique devant lequel stationnent immuablement deux tractions avant et des cyclo-pousses. A La Terrasse, le café huppé dudit établissement, on imagine sans peine les correspondants de la guerre d’Indochine (Lucien Bodard, Pierre Schoendoerffer ou Jean Lartéguy) attablés devant un cognac-soda, parlant du Viêt-minh et de Cao Bang… Paradoxalement, alors que l’Eglise et l’Etat se chipotaient en France sur fond de laïcité, les deux entités rivales faisaient bon ménage en Indochine. Il est vrai que la colonisation originelle est le fait des religieux et des missionnaires, comme en témoigne la biographie du jésuite Alexandre de Rhodes (1591-1660), génial inventeur du quôc-ngu, la transcription du vietnamien en caractères latins. La cathédrale Saint-Joseph, à l’esthétique des plus improbables (c’est un euphémisme), date de 1887. Nous nous y rendons un dimanche matin, à l’heure de la messe : prêche en vietnamien et livret en français. Le premier chant est entonné par une assistance recueillie, dans la langue de Molière mais avec un fort accent local : « Plus près de Toi, mon Dieu, j’aimerais reposer ; c’est Toi qui m’as créé… » Le tout sous le regard bienveillant des apôtres et des martyrs figurant sur les vitraux aux côtés de Saint Louis, le « sergent de Dieu » en personne – puisque tel était son surnom.
De semblables émotions excitent la soif. Justement, en sortant de la cathédrale, on constate que la France n’a pas seulement laissé sa trace sur la foi, mais également sur le foie : deux cafés, le Vivienne et La Place, attendent le paroissien déshydraté. On n’y sert plus l’absinthe de nos ancêtres mais une bia (déformation phonétique de bière) fera très bien l’affaire sous ces latitudes qui donnent la pépie, tout en usant les corps et les nerfs.
Même si, à Hanoï, les effectifs du colonat n’ont jamais dépassé la barre des 5 000 personnes (pour 200 000 habitants en 1940), il fallait bien loger les Français – fonctionnaires, militaires et négociants. Ne souhaitant pas côtoyer les autochtones, nos compatriotes ont fait bâtir des villas cossues où toutes les influences régionales (nostalgie du pays natal !) sont représentées : tantôt Deauville pour le Normand, tantôt Quimper pour le Breton ; ici, un admirateur de l’Art nouveau, là, un sectateur de l’Art déco. Ces somptueuses demeures, naguère occupées par les notables de l’Empire, le sont désormais par les caciques du Parti ou les ambassades étrangères. Les plus beaux échantillons se situent dans la rue Phan Dinh Phung, où les futurs mariés aiment à venir se faire portraiturer avant leur hymen. Les autorités municipales et gouvernementales, loin d’y voir les vestiges honnis du colonialisme et de l’oppression, ont entrepris de les rénover et de les valoriser : très convoitées par les nantis (comme en Chine populaire, le marxisme-léninisme n’interdit pas de s’enrichir), elles font l’objet d’une lucrative spéculation. Philippe Papin : « Les “villas coloniales”, thème inépuisable des conversations hanoïennes, [font] à présent l’objet d’un consensus : elles font partie du patrimoine de la ville. […] Le temps, disent les Hanoïens, a passé, et ces maisons ont abrité plus de Vietnamiens que de Français. Ils ajoutent, argument imparable, qu’elles possèdent l’avantage d’être chaudes en hiver et fraîches en été grâce à leurs doubles murs à interstice isolant. L’esprit pratique l’emporte, d’autant que ce patri-
HANOÏ EST UNE VILLE MILLÉNAIRE, MAIS LA PRÉSENCE FRANÇAISE A PROFONDÉMENT MODELÉ SA PHYSIONOMIE
moine urbain est aussi celui de familles qui, de plus en plus rétablies dans leurs droits, peuvent le vendre à un prix d’ailleurs prohibitif. »
A cette première vague architecturale, dont on voit bien qu’elle consistait à affirmer la puissance et à susciter le respect, a succédé une seconde période, à compter des années 1920. C’est l’ère du syncrétisme et de l’éclectisme, du mélange des styles orientaux et occidentaux, et de ce qu’on appellera les « villas indochinoises » : façades jaune ocre, toits biscornus, compartiments enchevêtrés, oeilsde-boeuf. Diplômé des Beaux-Arts de Hanoï, fondateur d’AGOhub, un collectif d’architectes et d’urbanistes, Nguyen The Son, a consacré toute une exposition (« City and Memory ») à l’évolution de Hanoï : « Pendant l’entredeux-guerres, une nouvelle élite vietnamienne émerge. Elle dicte ses goûts et passe commande. Ces villas indochinoises appartenaient aussi bien à des Français qu’à des Asiates, ainsi qu’en témoignent les idéogrammes gravés au fronton : sentences ou maximes confucéennes, voeux de prospérité. Ce qui est propre à Hanoï, c’est cette fusion permanente, cette agglomération systématique des influences : on ne détruit pas, on rajoute, jusqu’à arriver aux maisons-tubes du quartier des Trente-Six-Corporations. Avec un regard averti, on peut lire dans nos rues toute l’histoire du pays : le mandarinat, l’occupation française, les verrues soviétiques d’après 1954, etc. Notre ville s’est développée par couches. Une stratigraphie architecturale, qu’il faut préserver face à l’hydre bicéphale de la modernité : l’uniformisation des espaces et les enseignes publicitaires. »
UNE PASSION LOCALE : LE COMMERCE
De fait, il est chaudement recommandé de flâner dans le vieux quartier des Trente-Six-Corporations, ce dédale de rues marchandes (chacune portant le nom de sa spécialité d’autrefois : bambou, soie, sucre, etc.), qui survit en s’adaptant sans cesse depuis le XVIe siècle. Pas seulement pour essayer d’y découvrir, au détour d’une ruelle et comme à l’abandon, l’une de ces villas d’antan, mais pour s’imprégner de l’atmosphère indochinoise. Un capharnaüm invraisemblable, où s’agite en tous sens une humanité bruyante et grouillante (on affiche une densité de 40 000 habitants au kilomètre carré dans le secteur). Qu’on ne s’y trompe pas : ce désordre apparent – il ne l’est que pour nos esprits cartésiens – confère à l’ensemble équilibre et harmonie. C’est ici qu’on rentabilise le mieux cet apport majeur des Européens que fut le trottoir, puisqu’on vit littéralement dessus, jour et nuit, en s’adonnant à la passion dévorante et compulsive des Vietnamiens : le commerce ! Dans De Paris au Tonkin, récit de voyage publié en 1885, Paul Bourde, journaliste au Temps, écrit ces lignes qui n’ont pas pris une ride : « Les artisans, comme les marchands, sont installés sous le auvent de leur porte et coupent, taillent, cousent, scient, rabotent, tournent, martèlent, clouent, dessinent, peignent, brodent, tissent sous les yeux du public. Leurs ateliers sont grands comme des boîtes : un Européen, en y étendant le bras, ferait voler en l’air toutes les cloisons. Eux, souples et légers, accroupis sur leur natte, s’entassent et travaillent sans se gêner. De sept heures du matin à cinq heures du soir [c’était avant l’éclairage public, ndlr], les rues ne sont ainsi qu’un immense atelier et une immense boutique où les bourdonnements de la foule se mêlent aux bruits des métiers. »
Pour ceux que la ville incommode ou indispose (et pour les citadins invétérés à la recherche de calme), un détour par Ninh Binh, à quatre-vingt-dix minutes à l’est de la capitale par la route, ne constitue pas un déplacement superflu. Cette région est appelée la « baie d’Along terrestre » : paysages d’estampe et pitons karstiques, rivières et rizières, grottes et caves. Régis Wargnier y tourna plusieurs scènes du film Indochine, oscarisé et césarisé en 1993 (avec Catherine Deneuve en vedette). C’est aussi et surtout, pour notre quête des vestiges d’empires, le berceau
DEPUIS PLUSIEURS ANNÉES, LES CATHOLIQUES CHASSÉS EN 1954 REVIENNENT EN NOMBRE DANS LE NORD
du catholicisme vietnamien. Une terre que les missionnaires français ont évangélisée rapidement et durablement : pas un village qui ne possède son église. Mais le plus déroutant de ces lieux de culte est la cathédrale de Phat Diêm (1891), premier évêché du Vietnam. Vue de loin, avec sa toiture recourbée et ses arrondis exotiques, elle a tout d’une pagode. On se rapproche : les clochers et les chapelles surgissent comme par enchantement. Encore une synthèse des genres. A l’intérieur, soutenu par une structure et des piliers en teck, le plafond s’orne d’une fresque naïve représentant le Ciel, des chérubins et des séraphins. Touchant.
Pourtant, il a bien failli ne rien subsister du catholicisme national : en 1954, lorsque le pays se scinda entre République démocratique du Vietnam, au nord, et Sud-Vietnam anticommuniste, près d’un million de catholiques prirent les chemins de l’exode, dans la cohue et la terreur. « Dieu est parti au Sud », disaient-ils. Les Nordistes, forcément athées puisque marxistes, ne firent pas grandchose pour retenir ces tenants du « vieux monde ». Apparemment, les « migrants 54 » (comme les désignait avec mépris le Parti) sont revenus, et en force : non loin de Ninh Binh et de la réserve naturelle de Van Long devrait s’élever prochainement une nouvelle cathédrale, que les maîtres d’oeuvre annoncent plus haute et plus vaste que celle de Phat Diêm. Dieu reconnaîtra les siens…