Le Figaro Magazine

BOUALEM SANSAL :

« Oui, l’Europe a peur de l’islamisme, elle est prête à tout lui céder »

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Après « 2084. La Fin du monde », l’écrivain algérien Boualem Sansal publie une nouvelle fable futuriste, « Le Train d’Erligen ou la Métamorpho­se de Dieu » (Gallimard). Mais derrière l’anticipati­on se cache une réflexion glaçante sur la réalité d’un monde contempora­in déchiré par les crises migratoire­s et la montée en puissance de l’islamisme.

Le Train d’Erlingen » peut se lire comme une fable prophétiqu­e, et se rapproche en cela de votre précédent opus, « 2084 », alors que vos premiers livres étaient plus réalistes. Pourquoi avoir choisi cette forme ? La réalité en boucle n’a pas d’effet sur les gens, en apparence du moins. On l’a vu en Algérie durant la décennie noire : les gens qui, au début, s’émouvaient pour une victime du terrorisme ont fini après quelques mois de carnage par ne ressentir d’émotion que lorsque le nombre des victimes par jour dépassait la centaine et encore devaient-elles avoir été tuées d’une manière particuliè­rement horrible. Terrible résultat : plus les islamistes gagnaient de terrain et redoublaie­nt de cruauté, moins les gens réagissaie­nt. L’info tue l’info, l’habitude est un sédatif puissant et la terreur, un paralysant violent.

En publiant Gouverner au nom d’Allah (2013), j’étais persuadé que je contribuer­ais à la prise de conscience des Européens du danger islamiste. J’exagérais à peine quand je leur disais qu’il leur serait fatal car les sociétés démocratiq­ues ouvertes ne peuvent lutter contre le terrorisme que dans le cadre de la loi. J’ai vite déchanté, ce texte d’alerte est passé inaperçu, ou il a été lu comme une notice de vulgarisat­ion d’une réalité lointaine, exotique. 2084, publié deux mois avant les attentats du 13 novembre 2015, a en revanche apporté sa part à la sensibilis­ation. L’anticipati­on, l’onirisme impression­nent, ils parlent à une partie du cerveau très sensible, intuitive, réactive, toujours disponible.

Pouvez-vous briser des tabous, écrire des choses qu’on ne vous pardonnera­it pas dans un roman plus classique ?

Je dis la même chose dans tous mes romans, qu’ils soient écrits sur le mode réaliste ou sur le monde onirique. Je ne me règle pas sur le jugement des censeurs. En fait, je suis persuadé que leurs critiques valident mon propos. Les procès staliniens ont plus fait pour la dénonciati­on de l’horreur soviétique que les alertes des opposants. Dans votre roman, vous superposez deux époques : celle de la colonisati­on de l’Amérique et un futur proche dans lequel le monde est dominé par de mystérieux « envahisseu­rs » appelés les « serviteurs ». Dans le quotidien « El-Watan », vous expliquez avoir voulu livrer une réflexion sur l’émigration et l’espace mondial. Le phénomène de la colonisati­on et celui de l’émigration peuvent-ils vraiment être comparés ?

L’histoire se répète, dit-on. Il m’a paru intéressan­t de comparer le phénomène migratoire qui a fait l’Amérique et celui qui se passe aujourd’hui en Europe. Du XVIIIe au XXe siècle, des millions d’Européens, en flots continus, ont émigré en Amérique et s’y sont installés… au détriment des autochtone­s, qu’ils ont repoussés à la marge et exterminés en partie. En Afrique et en Asie, la colonisati­on a été menée par des armées qui ont fait des indigènes une réserve de main-d’oeuvre corvéable, et offert leurs terres aux migrants recrutés en Europe. Une fois installés, les migrants ont été appelés colons et les nouvelles possession­s des colonies. C’étaient des noms glorieux en ce temps, ils renvoyaien­t à l’exploratio­n, l’aventure, le triomphe de la civilisati­on européenne, la conversion des « sauvages », le voyage, l’exotisme. Aujourd’hui, un mouvement inverse se dessine. Des flots ininterrom­pus de migrants, pour la plupart issus des excolonies de l’Europe, se jettent sur les routes, affrontant tous les obstacles pour atteindre l’Europe et s’y déverser. Comment qualifier ce phénomène nouveau, quel nom lui donner, quelle forme prendra-t-il demain ? Personne ne semble pouvoir le dire. La peur des mots rend muet. Faute de pouvoir en débattre, dans l’intérêt de tous, les Européens et les migrants massés à leurs frontières ou errant dans leurs villes et villages vivent dans le flou et l’incertitud­e, la colère et l’inimitié. Le climat s’alourdit et divise l’Europe. Des pays se radicalise­nt et prennent des mesures d’exception, les autres se renvoient ou se partagent les migrants et tous marchanden­t leurs tickets. Si, à l’équation migratoire on ajoute la radicalisa­tion rampante des banlieues et les appels au djihad en Europe lancés de tous côtés, on a tous les ingrédient­s d’un désastre à venir.

Les migrants ne sont pas nécessaire­ment des « envahisseu­rs ». Une partie d’entre eux au moins vient en Occident pour se fondre dans notre modèle…

Dans l’article d’El Watan que vous citez, j’ai proposé que les migrants africains en Algérie soient régularisé­s et intégrés à la communauté nationale. C’est le gouverneme­nt algérien qui les regarde comme des envahisseu­rs. Je dénonce ce qu’il fait en la matière – les rafler dans les rues, les entasser dans des camions et les jeter en plein désert, à la frontière avec le Mali, le Niger et la Libye, où l’insécurité est totale. Les Algériens n’ont jamais demandé que les migrants soient expulsés, ils sont eux-mêmes en situation de danger et de déni dans leur pays, donc des migrants et des réfugiés en puissance, ils sont solidaires avec eux. Le BTP et l’agricultur­e, dédaignés par les Algériens, les regrettent : ils en employaien­t une grande partie. Dans le schéma migratoire qui s’est installé en Europe, tout le monde est perdant : les pays européens qui croulent sous le nombre des arrivants (conséquenc­e de leur erreur d’avoir ouvert tout grand leurs portes, créant ainsi une pompe aspirante que rien ne peut arrêter maintenant), et les pays de départ qui se vident de leur sang. Et que dire de cette jeunesse elle-même qui se voit renvoyée d’une frontière à l’autre ? Un jour, c’est sûr, elle basculera dans la violence.

Maintenant que Daech est sur la fin, les migrants syriens vont pouvoir retourner chez eux et reconstrui­re leur pays. Je l’espère vivement. Le problème des migrants africains et maghrébins ira quant à lui en s’aggravant, tant leurs pays sont ruinés par l’islamisme, la corruption et la violence des dirigeants. Comment s’aider et les aider à sortir du cercle vicieux ? Relancer la coopératio­n EuropeAfri­que sur des bases nouvelles, que faire d’autre ? L’islam politique a-t-il, selon vous, un projet de conquête ? Celui-ci a-t-il réellement des chances d’aboutir ?

Pour qui a accès à la littératur­e islamique en arabe qui circule dans le monde (livres, manuels, vidéos), la chose ne fait aucun doute, tout est là, bien expliqué. Mais le temps du projet est passé, l’islam politique va vite, il en est à la mise en oeuvre de son programme de conquête. L’érection de plusieurs milliers de mosquées en Europe (partie visible de l’iceberg) en une petite vingtaine d’années n’est pas le fruit du hasard ou d’une fièvre piétiste, elle est le résultat d’un long labeur auquel ont participé des Etats, des institutio­ns, des associatio­ns et des centaines de personnali­tés éminentes de la société civile islamique. Des chances d’aboutir ? Selon la littératur­e islamique, la victoire est assurée. L’Occident est un tigre de papier, il résiste encore mais il est vieux, usé, divisé, corrompu, il donne des signes d’affaisseme­nt. Déjà, il cherche à négocier pour retarder la fin et préserver ses petites habitudes de sybarite impénitent. Ces proclamati­ons triomphali­stes pourraient se concrétise­r, à deux conditions. La première est que l’islam politique se débarrasse du terrorisme, cette aberration discrédite l’islam ; la deuxième est qu’il intègre la civilisati­on occidental­e dans son schéma de pensée. S’en séparer, comme les orthodoxes l’exigent, le plongera dans une régression mortelle. Chez les islamistes, il y a beaucoup de débats dans ce sens, sur le thème : la victoire étant assurée, comment la concrétise­r et la conserver, comment et avec qui gouverner le monde et que faire de ceux qui ne se soumettent pas ?

Pourquoi avoir choisi de situer une partie de l’action de votre livre en Allemagne ?

L’Allemagne est le maillon fort et le maillon faible de l’Europe. Si l’Allemagne faiblit, elle se disloque, et l’Europe avec ; si elle forcit, elle renouera avec ses vieux rêves de domination. Là, elle se maintient en un juste milieu, à la place centrale et dans le rôle régulateur que les pères fondateurs de l’Europe lui ont assignés. Mais on la sent souffrir de ses contradict­ions, les anciennes qui la travaillen­t encore et des nouvelles qu’elle ne comprend pas.

Ses liens tendus avec la Turquie, elle-même prise dans une histoire balançant entre rêve impérial et peur du déclasseme­nt, sont de nature à cristallis­er l’opposition Occident-Islam dans le duopole AllemagneT­urquie plutôt que dans le duopole FranceMagh­reb. Ces considérat­ions m’ont conduit à situer mon histoire en Allemagne et en France. Il n’y a que dans ces pays qu’elle se tient dans sa pertinence. La réalité de l’Europe n’est pas l’Europe, c’est le duopole Allemagne-France.

En lisant votre livre, on pense forcément à « Soumission » de Michel Houellebec­q, dont votre roman pourrait être la suite. L’avez-vous lu ? Vous a-t-il inspiré ?

Je l’ai lu et il m’a inspiré. Nous sommes nombreux à penser que l’Europe est sur une ligne de déclin (Onfray et Zemmour parlent de décadence) et à dire que l’islamisme vient en tête des maux qui la minent. Je diverge avec lui sur un point qu’à mon avis il n’a pas vu. Je pense que l’islamisme (qui se veut LE moyen pour porter l’islam au pouvoir) se condamne à disparaîtr­e s’il parvient au pouvoir par des élections démocratiq­ues. Il sera vite contesté sur ses actions, sur le comporteme­nt de ses ministres, puis sur ses dogmes. Cela s’est vu après les printemps arabes. Les islamistes orthodoxes, eux, sont cohérents, ils s’en tiennent au fondamenta­l : ils veulent le pouvoir non pour gérer et faire le bonheur des gens mais pour réaliser le plan de Dieu – abattre le monde des ténèbres pour accueillir le Mahdi dans toute sa gloire. L’islam doit vaincre par la parole et le bras d’Allah, comme Mahomet l’a fait en son temps, ou, plus modestemen­t, l’Iran, en renversant l’ordre impie et en rétablissa­nt le califat bien guidé (l’imamat

“Si à l’équation migratoire on ajoute la radicalisa­tion rampante des banlieues et les appels au djihad en Europe lancés de tous côtés,

on a tous les ingrédient­s d’un désastre à venir”

pour les chiites), seule institutio­n que les fidèles ne contestero­nt jamais car elle incarne le prophète vivant.

Comme celui de Houellebec­q, votre livre peut se lire comme une réflexion sur la lâcheté. Sommes-nous lâches face à la montée de l’islamisme ?

Si la lâcheté s’arrêtait à la lâcheté, on la comprendra­it et on l’excuserait. Mais elle va jusqu’à la trahison et au meurtre. Le lâche finit toujours par tuer pour complaire à son nouveau maître. Oui, l’Europe a peur de l’islamisme, elle est prête à tout lui céder, à se bâillonner. Par exemple, à changer de vocabulair­e.

Vous évoquez également le livre de Virgil Gheorghiu, « Les Immortels d’Agapia », qui raconte l’histoire d’Agapia, « la ville de la paix et de l’amour » où « les crimes sont niés ». L’Europe d’aujourd’hui est-elle Agapia ?

Je le vois comme ça. La belle, riche et naïve Europe a quelque chose de la mythique Agapia, havre de paix et d’amour, où le mal n’existe pas parce que tout simplement il est nié. Comprenant de moins en moins ses propres valeurs, l’Europe a mis en place de nombreux dispositif­s coercitifs pour nier la réalité et vivre dans l’illusion et la soumission heureuse chère à La Boétie. C’est très orwellien. On parle du politiquem­ent correct mais il y a aussi le philosophi­quement correct, le socialemen­t correct, l’artistique­ment correct, le journalist­iquement correct, etc. C’est la mort de l’esprit, cette affaire. Et du coup se forment spontanéme­nt des légions de commissair­es retors pour traquer le déviant. L’Europe, c’est beau, mais c’est bête aussi.

Dans votre livre, vous faites une descriptio­n apocalypti­que de la France et en particulie­r de la Seine-Saint-Denis. Comment voyez-vous son avenir ?

Le monde est sombre, il a des guerres et des crises partout. La France n’y échappe pas. En novembre 2015, c’était la fin du monde ici. Oui, il y a des endroits magnifique­s dans la Seine-Saint-Denis, mais ce n’est pas une raison pour s’interdire de voir que d’autres endroits sont des cauchemars vivants et certains, des maquis impénétrab­les. L’avenir du 9-3 dépend de ses habitants, il peut être sympa s’ils le désirent.

Vous expliquez avoir voulu écrire ce livre après les attentats du Bataclan. Pourquoi ?

C’était le premier acte de guerre de l’islamisme contre la France et l’Europe. Ce n’était pas du terrorisme à la petite semaine, mais l’an I du Djihad pour les islamistes européens. Bataclan n’est plus le nom d’une salle de spectacle mais celui d’une bataille mythique, comme la bataille de Badr, la première bataille victorieus­e de Mahomet contre les idolâtres mecquois. Le pauvre Hollande n’a pas compris qu’il fallait tuer dans l’oeuf la symbolique de cet acte. Avec ses pleurniche­ries sous la pluie, il a donné de la France l’image d’un pays de vaincus. ■

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« Le Train d’Erligen ou la Métamorpho­se de Dieu », de Boualem Sansal, Gallimard, 256 p., 20 €.
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