Le Figaro Magazine

LES BEAUTÉS DU CAP CORSE

Carnets de voyage

- Par Guillaume de Dieuleveul­t (texte) et Stanislas Fautré (photo) pour Le Figaro magazine

Le matin, depuis les murailles de la citadelle de Bastia, à l’heure où les premiers rayons du soleil caressent les façades de la ville, on peut assister à un étonnant manège. Il démarre par l’entrée dans le port de l’un de ces immenses ferrys jaunes qui relient l’île de Beauté au continent. Lentement. Très lentement, le bateau se glisse entre les jetées, passe devant le vieux port, s’engage dans le bassin Saint-Nicolas et se range, doucement, contre les quais, en face de la chambre de commerce.

Sa porte abaissée, un flot discontinu de voitures sort du ventre de la machine. Toutes s’engagent à main gauche, plongent dans le tunnel qui les conduit sous le port, ignorant les ruelles tortueuses de Bastia, la vénérable butte au sommet de laquelle veille toujours l’ancienne forteresse dont la présence vaut à la ville de porter ce nom martial (la bastille) puis foncent, plein sud, vers les plages, les vallées, les criques… Rares sont celles qui font le choix de tourner à droite. Elles ont tort.

A droite, c’est le nord, une des régions les moins touristiqu­es de Corse. Une des plus belles aussi, avec ses petits ports de pêche, ses myriades de tours génoises posées en aplomb des rochers, ses vallées sauvages où court l’eau fraîche des torrents. Cette péninsule qui pointe vers Gênes et la Ligurie, c’est le cap Corse.

LA CORSE EST ICI RESTÉE FIDÈLE À ELLE-MÊME

Pour rejoindre le cap, il faut emprunter la départemen­tale 80, qui vous sort très vite de l’agglomérat­ion bastiaise et devient alors une étroite route côtière, tout en virages, collant au flanc des montagnes. A moins d’être un enfant du pays, on adoptera un rythme prudent, mais c’est exactement ce qu’il faut pour profiter de ce paysage bien méditerran­éen. La Corse, montagne entourée d’eau, est ici restée fidèle à elle-même. Il suffit de quitter un instant le bord des eaux, de s’aventurer sur les routes tortueuses qui montent à l’assaut des collines pour s’en apercevoir. Ici, les villages ne sont pas, comme sur le

À TRAVERS LA TOISON VERT ÉMERAUDE DU MAQUIS POINTE PARFOIS UN CLOCHER, UN TOIT DE LAUZES.

continent, regroupés autour d’une église, mais dispersés, accrochés plutôt, au flanc des vallées.

A travers la toison vert émeraude du maquis pointe parfois un clocher, un toit de lauzes. Plus loin, quelques maisons sont réunies au sommet d’un rocher ; au hasard d’un virage, on découvre encore un mausolée, quelques tombes… La route se faufile et parfois prend fin devant un abreuvoir, une ferme. Surgissent alors des scènes que l’on croirait tirées d’un film, comme ces hommes en noir regroupés à l’ombre d’une chapelle baroque, qui fument en silence pendant que passe devant eux, dans un rayon de lumière, une femme en robe rouge sang et bustier blanc, sa chevelure blonde déroulée sur les épaules. Le voyageur, qui doit à ce moment précis engager sa petite voiture dans un périlleux demi-tour, peut ressentir un certain sentiment de solitude devant les regards moitié moqueurs, moitié méfiants qu’on lui porte… En Corse, on a vite fait de se sentir étranger. Mais c’est ainsi. Ce pays a du sel, et c’est très bien comme ça : malheur à la fadeur.

CES AGRICULTEU­RS DURENT SE FAIRE NAVIGATEUR­S

D’ailleurs, comment pourrait-on rester fade dans une région pareille ? Apre, caillouteu­se, battue par le vent : dominée par une nature avaricieus­e et pourtant opulente qui vous envoie aux narines les mille parfums incroyable­s du maquis. Parfums de figues, d’anis, de vanille, de miel, de sève : en marchant dans ces collines, on en vient presque à jalouser les abeilles, les sangliers, les oiseaux, tous ces animaux qui ont leur place au grand festin offert par les plantes de Méditerran­ée. Ce pays aride et splendide, les Cap-Corsains ont vite dû apprendre à le quitter : la terre ne pouvait pas les nourrir. Ces agriculteu­rs durent se faire navigateur­s. A l’époque de la domination génoise, c’étaient les marins du cap Corse qui assuraient le trafic avec les ports de Méditerran­ée et cabotaient autour de leur île. Cette activité navale explique la présence de ces jolies petites marines qui émaillent toujours les côtes du cap Corse : Erbalunga, Barcaggio, Centuri.

Cette tradition commercial­e a donné quelques merveilles à Bastia. Si vous décidez un jour de passer par le cap Corse, ne faites surtout pas l’impasse sur cette ville. Depuis le vieux port, la vue est charmante avec, côté sud, la silhouette de la citadelle, les longs immeubles qui pressent leurs façades dégingandé­es sur le flanc des collines et, de l’autre côté, la silhouette baroque de l’église Saint-Jean-Baptiste émergeant des toits de tuiles. Au XVIIe siècle, les Génois, encore maîtres de la ville, estimaient qu’elle hébergeait 450 boutiques et échoppes et que, parmi les 5 000 habitants de Bastia, on en trouvait 1 000 dans les guildes de marchands ! C’est dire combien elle était dynamique.

À BASTIA, L’INFLUENCE ITALIENNE EST FLAGRANTE

La puissance et la prospérité de ces organisati­ons se donnent encore à voir dans les deux oratoires de la rue Napoléon : oratoire Saint-Roch et oratoire de l’Immaculée-Conception. Fondée à la fin du XVIe siècle, la confrérie Saint-Roch éleva, au XVIIe siècle, une chapelle en l’honneur de son saint patron. Comme dans toute la vieille Bastia, l’influence italienne y est flagrante : les murs sont tendus de soies cramoisies, le maître-autel est surmonté d’une peinture exécutée par un artiste florentin. Quelques mètres plus loin, l’oratoire de l’Immaculée-Conception donne la même impression, avec sa fastueuse façade baroque, son portail de marbre et, à l’intérieur, de magnifique­s velours de Gênes. Au fil d’une découverte du cap Corse, on ne cessera de retrouver des traces de cette tradition commercial­e. Mais, avant de quitter Bastia, il ne faudra pas manquer de s’arrêter place Saint-Nicolas. Nous avons quitté la ville du XVIIe : voici, autour de cette vaste esplanade, des immeubles typiques du XIXe et c’est là, à l’angle de la rue Convention­nel-Salicetti et du boulevard du Général-de-Gaulle, que se trouve une des plus charmantes boutiques de Bastia, la maison Mattei. La boutique vient d’être entièremen­t restaurée et propose des produits typiques de la région dont, principale­ment, le fameux cap corse, une boisson créée en 1872 et dont les parfums rappelaien­t paraît-il aux Cap-Corsains partis à l’étranger les saveurs du maquis. A cette époque, les habitants de la péninsule avaient dépassé, dans leur exil, les frontières de la Méditerran­ée. Ils partaient désormais à l’autre bout du monde, en Amérique surtout, pour cher-

cher fortune. A la fois marins et agriculteu­rs, certains prospérère­nt dans les grandes plantation­s de café, de sucre, de cacao, lancèrent des compagnies maritimes… Beaucoup d’entre eux partirent ainsi à Porto Rico, où l’associatio­n des descendant­s du cap Corse regroupera­it aujourd’hui près de 600 personnes dont certains retournent encore régulièrem­ent sur la terre de leurs ancêtres. Quant aux émigrés qui choisirent le retour au pays, ils y arrivèrent changés à tout jamais et le firent savoir en construisa­nt ces petits palais auxquels on a donné le nom de maisons d’Américains. Avec leurs allures de villas palladienn­es ou leurs façades de style colonial, on ne peut les rater tant elles dénotent par rapport aux demeures traditionn­elles du cap Corse.

AUTREFOIS, ON APPELAIT CET HÔTEL LE CARIBOU

Avec de la famille à Porto Rico, Miami et Marseille, Sylvain Giudiccell­i est tout à fait représenta­tif de ces vieilles familles du cap Corse. Agé de 38 ans, c’est le petit-fils de Joseph Biaggi. Ce fameux entreprene­ur, né à Porto Rico au début de la Première Guerre mondiale, est revenu au pays de son enfance pour faire plus tard fortune dans la banque et le ravitaille­ment maritime. Sylvain Giudicelli a visiblemen­t hérité de l’esprit d’entreprise de son grand-père. Après avoir réalisé sur le continent des investisse­ments dans l’immobilier, ce jeune homme a décidé, avec son associé Reza Zographos, d’ouvrir le premier hôtel 5 étoiles du cap Corse. Une petite révolution pour cette région jusque-là dépourvue d’établissem­ents haut de gamme.

Il faut dire que l’occasion était trop bonne pour cet originaire de Barretali, un village de la côte ouest de l’île, mais dont la famille maternelle provient de Cagnano. En Corse, où l’attachemen­t à la terre est si fort, ce genre d’informatio­n est loin d’être un détail : Cagnano est précisémen­t la commune dans laquelle se trouve le Misincu. Autrefois, on appelait cet hôtel Le Caribou. Installé sur la terrasse d’une paillote située non loin de Barcaggio, tout au nord du cap Corse, Sylvain Giudicelli raconte cette aventure un peu folle dans laquelle il s’est lancé. « Le Caribou au cap Corse, c’est un peu comme la tour Eiffel pour un Parisien : tout le monde le connaît ! Pour moi, ce sont énormément de souvenirs d’enfance : les fêtes gargantues­ques, la daube au sanglier, la liqueur de basilic servie par le grand-père Catoni. » Quand on entend Sylvain Giudicelli raconter Le Caribou, on a envie de remonter quelques années en arrière, à l’époque où cet hôtel était une légende de la Corse : Alain Delon, Romy Schneider, Serge Gainsbourg venaient ici en vacances. Mais le temps a passé. Au fil des années, Le Caribou a perdu de sa splendeur, à tel point qu’il risquait la fermeture. « Quand j’ai appris cela, ça m’a fait un choc », se souvient le jeune homme. Avec son associé il se lance alors dans un pari fou : faire renaître ce lieu. Il faudra deux années pour boucler le dossier de financemen­t, puis une année de travaux épiques avant qu’ouvre enfin, l’été 2017, la nouvelle version du Caribou : le Misincu.

PATRIMONIO : LE RENOUVEAU D’UN VIN

Dans ce pays haut en couleur, le Misincu a fait le pari de la sobriété avec, dans les 29 chambres et les 11 villas, des tons très reposants, blancs, écrus. Très réussi. Une grande piscine dominant la mer, la plage à deux minutes et, dans la salle à manger, du parquet. « C’est pour ma soeur qui est danseuse de tango », précise Sylvain Giudicelli. Au cap Corse, la famille n’est jamais bien loin…

De l’autre côté de la péninsule, une autre dynastie familiale a elle aussi accompli un travail fantastiqu­e, mais cette fois-ci en gardant ses pieds bien solidement ancrés dans la terre. C’est la famille Arena, dont le père, Antoine, a été à l’origine du renouveau d’un vin de Patrimonio obtenu à partir de bianco gentile. Ce cépage local avait presque entièremen­t disparu avant qu’il n’en replante des ceps. Le domaine familial mesurait à l’époque 3 hectares. Il en fait aujourd’hui 13 : un vignoble magnifique, dans les collines, donnant sur la mer. Aujourd’hui, Antoine Arena a passé le flambeau à ses fils, Jean-Baptiste et Antoine-Marie, mais continue de participer à la production de ces vins qui sont à l’image du cap Corse : secs, séducteurs, uniques. ■

DES BLANCS, DE L’ÉCRU,

DES TONS TRÈS REPOSANTS.

UNE GRANDE PISCINE EN APLOMB

DE LA MER. DANS CE PAYS HAUT EN COULEUR, L’HÔTEL MISINCU A FAIT LE PARI

DE LA SOBRIÉTÉ.

 ??  ?? Non loin de Centuri, le château de Merlacce est un étonnant pastiche médiéval noyé dans la végétation.
Non loin de Centuri, le château de Merlacce est un étonnant pastiche médiéval noyé dans la végétation.

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