Le Figaro Magazine

DAVID DIOP

Des savanes aux tranchées

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Pour leurs camarades de tranchées, ils sont les « chocolats » venus d’Afrique pour défendre une mère patrie qu’ils n’avaient approchée qu’à l’école. Planqués à l’arrière, leurs supérieurs prisent un courage aiguisé aux dangers de la brousse : de redoutable­s guerriers fonçant au massacre, le fusil réglementa­ire dans la main gauche et le traditionn­el coupe-coupe sénégalais dans la droite. « L’impensable est caché derrière les mots du capitaine. La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages quand ça l’arrange […] la seule différence entre mes camarades les Mossis, les Malinkés, les Soussous, les Haoussas, les Markas, les Soninkés, les Senoufos, les Bobos et les autres Wolofs, c’est que je suis devenu sauvage par réflexion. » L’auteur de ce constat amer a pour nom Alfa Ndiaye. Il n’est pas arrivé tout seul de son village de Gandiol, près de Saint-Louis du Sénégal. Conquis comme lui par les promesses mirobolant­es des recruteurs coloniaux – une bonne solde, des vêtements neufs, l’assurance de bien manger, et surtout celle d’obtenir la citoyennet­é française une fois la guerre finie –, Mademba Diop, son « plus que frère », était du voyage. Ensemble, ils pensaient gagner leurs médailles pour les exhiber de retour au pays, mais un obus éventre l’un d’eux. Quand Mademba supplie son compagnon d’abréger son martyre, Alfa Ndiaye ne fait pas un geste. Est-ce pour sauver son âme, pour rester tel que ses parents ont voulu qu’il soit devant Dieu ? On s’en voudrait de dévoiler l’essentiel de ce puissant cantique à une voix. Quel meilleur marbre que la boucherie de 14-18 pour qui veut y graver les formules immuables de l’horreur, comme celles, tout aussi intangible­s, de la fraternité ? L’auteur voyage entre ces deux pôles comme un homme incapable de choisir entre deux femmes. Il n’oppose jamais les bons aux méchants, les Blancs aux Noirs, l’innocence au crime, la trahison à l’amitié, il les mêle dans un même chant, troublant d’humanité. Elisabeth Barillé Frère d’âme, Seuil, 173 p., 17 €.

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