Le Figaro Magazine

JEAN-FRANÇOIS BRAUNSTEIN

Genre, antispécis­me, euthanasie : l’envers de la déconstruc­tion

- Extraits choisis par Alexandre Devecchio

John Money, Judith Butler, Peter Singer, Donna Haraway, ces penseurs figurent parmi les universita­ires américains les plus réputés. Jean-François Braunstein a lu ces promoteurs de la déconstruc­tion obsédés par le genre, les droits de l’animal et l’euthanasie.

Il en a tiré « La Philosophi­e devenue folle », un essai décisif qui met au jour, derrière les bons sentiments affichés, les conséquenc­es terrifiant­es des théories abstraites.

Les questions du genre, du droit des animaux et de l’euthanasie ont traversé l’Atlantique et sont devenues des débats sociétaux, censés nous passionner. L’identité de genre est-elle distincte de l’identité sexuelle ? Les animaux sont-ils des êtres sensibles ? Ont-ils des droits ? Doit-on légaliser l’euthanasie ?

Il serait pourtant possible de se poser d’autres questions, plus originales, un peu plus dérangeant­es aussi. Si le genre n’a rien à voir avec le sexe, pourquoi ne pas en changer tous les matins ? Si le corps est à la dispositio­n de notre conscience, pourquoi ne pas le modifier à l’infini ? S’il n’y a plus de différence entre animaux et humains, pourquoi ne pas avoir avec eux de relations sexuelles « mutuelleme­nt satisfaisa­ntes » ? Si l’on choisit d’interrompr­e des vies « indignes d’être vécues », pourquoi ne pas tuer aussi les enfants « défectueux » ou non désirés ? Et pourquoi aussi ne pas changer le critère de la mort et nationalis­er les cadavres, afin de pouvoir prélever sur les quasi-morts un plus grand nombre d’organes, en meilleur état, au profit de vivants plus prometteur­s ?

Amputomani­e, zoophilie, eugénisme, ce n’est là qu’un petit échantillo­n des questions qui se posent lorsque sont changées radicaleme­nt les définition­s du sexe et du corps, lorsque est effacée la frontière entre homme et animal, lorsqu’on admet que toutes les vies n’ont pas la même valeur. Ces questions sont si choquantes qu’elles pourraient sembler avoir été inventées pour l’occasion. Ce n’est absolument pas le cas. Ce sont là des thèmes ultra-classiques de la réflexion « morale » anglo-saxonne contempora­ine. Il faut savoir que les réponses qui y sont apportées par les universita­ires américains les plus réputés sont en général les plus absurdes et les plus choquantes que l’on puisse imaginer. Le fondateur de la théorie du genre, John Money, envisage que l’on puisse se faire amputer de tel ou tel membre dont nous ne sommes pas satisfaits. La célèbre théoricien­ne des cyborgs Donna Haraway décrit avec émotion les « baisers profonds » qu’elle échange avec sa chienne, de manière à effacer les « barrières d’espèce ». Le très influent théoricien de la libération animale Peter Singer prône régulièrem­ent l’infanticid­e comme corollaire de son engagement en faveur de l’euthanasie. Quant au combat pour une « mort digne », il conduit le fondateur de la bioéthique, Hugo Tristram Engelhardt, à suggérer de faire des expériment­ations médicales sur des malades au cerveau lésé plutôt que sur des « animaux non humains ». Leurs disciples sur le Vieux Continent leur emboîtent désormais le pas. On dira peut-être que nous exagérons, que ce n’est pas tout à fait ce que ces auteurs veulent dire, qu’il faut nuancer. On aimerait même supposer qu’ils visent simplement à provoquer, ou qu’ils veulent plaisanter. Il n’en est rien. Tous sont extrêmemen­t sérieux : le manque total de sens de l’humour est même l’une de leurs principale­s caractéris­tiques.

AUX ORIGINES DE LA THÉORIE DU GENRE

Il existe bien un concept de « genre » et ce concept est apparu très précisémen­t en 1955 sous la plume d’un psychologu­e et sexologue de la prestigieu­se université américaine Johns Hopkins, John Money. Ce fut longtemps un héros de la pensée féministe et postfémini­ste. John Money est issu d’une famille appartenan­t à la confrérie chrétienne fondamenta­liste et ultra-puritaine des Brethren en NouvelleZé­lande. Après des études de psychologi­e à l’université de Wellington, il part finir ses études à Harvard où il soutient en 1952 une thèse sur la question de l’hermaphrod­isme. C’est dans un article de 1955 qu’il utilise pour la première fois le concept de « genre » et l’expression de « rôle de genre ». Le genre est ainsi pour la première fois distingué du sexe biologique : les deux coïncident le plus souvent mais ce n’est pas toujours le cas. Cette notion de genre sera popularisé­e en 1972 par Money dans son livre le plus célèbre, écrit avec la psychologu­e et sexologue Anke Ehrhardt, Un homme et une femme. Un garçon et une fille. Au-delà d’arguments tirés de l’anthropolo­gie culturelle,

le livre est pour une part essentiell­e fondé sur le « cas John/Joan » qui semble justifier le raisonneme­nt de Money, mais causera aussi sa perte. En 1966, Money est consulté par des parents, les Reimer, parents de jumeaux dont l’un, David, que Money appellera « John » dans ses comptes rendus, a été mal opéré d’un phimosis du fait d’un mauvais réglage de scie électrique : son pénis a été quasi entièremen­t détruit. Les Reimer ont entendu à la télévision cet éminent spécialist­e de l’hermaphrod­isme et du transsexua­lisme à Johns Hopkins, qui explique que l’on peut transforme­r un garçon en fille et vice versa. Ils vont donc le voir pour lui demander ce qu’il peut faire pour David. Money leur explique qu’il faut opérer David, enlever ce qui reste de ses organes génitaux masculins et l’élever comme une fille : il deviendra alors une fille. Les parents hésitent et demandent du temps pour réfléchir mais Money leur explique qu’il faut faire vite car l’identité de genre se fixe tôt, à deux ans et demi ou trois ans. Il ne reste plus longtemps car John a déjà dix-neuf mois. Les parents finissent par accepter l’opération et en

1967 les restes du sexe masculin de David sont enlevés chirurgica­lement. David/John est transformé en une fille que Money choisira de nommer « Joan ». Un traitement hormonal lui est ensuite donné pour faire à l’avenir coïncider son sexe avec le genre que l’éducation aura « imprimé » en lui. Cette transforma­tion semble d’abord réussie. Dans Man & Boy, Money et Ehrhardt expliquent que le garçon John est devenu une « petite fille modèle » au comporteme­nt très différent de celui de son frère. Le ton de Money est véritablem­ent triomphali­ste puisqu’il écrit : « Pour se servir de l’allégorie de Pygmalion, on peut commencer avec la même argile à façonner un dieu ou une déesse. »

LE PETIT GARÇON N’EST PAS UNE PETITE FILLE COMME LES AUTRES

Le nom de John Money a refait surface en France, lors des débats sur le « mariage pour tous » et le genre, mais sous la plume d’auteurs très critiques alors que les partisans de la théorie du genre ont fait semblant de ne plus le connaître. C’est ainsi que Michel Onfray a évoqué le cas John/Joan et a rappelé, ce qui était assez largement ignoré en France, que l’histoire de John/Joan ne s’est pas du tout terminée comme Money l’aurait voulu. Ce cas fut en fait un échec complet, qui s’est terminé tragiqueme­nt. Money avait dissimulé ce dénouement, qui ne fut découvert que grâce à un psychiatre, adversaire de longue date de Money, puis surtout grâce à un reportage de la BBC en 1980 et à un article dans le journal Rolling Stone en 1997. L’auteur, John Colapinto, a ensuite tiré un livre passionnan­t, paru en 2000, fondé sur de nombreux entretiens avec David Reimer et les différents protagonis­tes de l’affaire, mais aussi sur de riches archives. En fait, on se rend compte en lisant le livre de Colapinto – que ni Money ni ses partisans n’ont jamais contredit – que le jeune David Reimer a continué à jouer à des jeux de garçon, à se comporter comme un garçon, à se sentir un garçon. A l’adolescenc­e, il sera attiré par les filles. C’est avec de plus en plus de réticence qu’il se rend aux visites médicales annuelles qu’il doit faire à Baltimore dans le service de Money. David n’est pas non plus très enthousias­te lorsque Money, pour le convaincre d’accepter de devenir une fille, lui montre des photos de femmes en train d’accoucher. Money ne rencontre pas un plus grand succès lorsqu’il fait rencontrer à David des transsexue­lles « male to female » afin de le convaincre de changer définitive­ment de sexe. David prend alors la fuite, terrorisé par l’avenir qui lui est promis. Il refusait déjà depuis quelque temps de prendre le traitement hormonal qui lui était imposé. Lorsque son âge avance et que la menace d’une opération définitive de création d’un sexe féminin se fait plus proche, à l’âge de treize ans, David refuse carrément de retourner consulter Money, menaçant ses parents de se suicider si on l’y contraint. Il obtient alors d’arrêter son traitement, suit un nouveau traitement à base de testostéro­ne, se fait enlever les seins qui s’étaient développés à la suite de son traitement hormonal et fait procéder à une phalloplas­tie. A l’âge de quatorze ans, il décide de s’appeler à nouveau David. Informé de toutes ces difficulté­s, conscient des résistance­s de David au traitement qui lui était imposé, Money ne révisa pas pour autant ses hypothèses et continua de faire pression sur l’enfant pour essayer de le faire céder. Quand les critiques se firent plus nombreuses, à la suite des reportages consacrés à David, Money ne voulut voir dans ces critiques qu’une conspirati­on de l’extrême droite et des mouvements antifémini­stes. La fin de l’histoire est encore plus triste car David choisit de se suicider en 2004. Son frère était lui-même devenu alcoolique, sans doute détruit en partie par la négligence de ses parents à son égard, qui étaient uniquement préoccupés d’essayer de sauver David.

ANTISPÉCIS­ME ET EUGÉNISME

Pour Singer et les siens, il s’agit de montrer que la différenci­ation que l’on fait entre humain et animal, en se fondant sur un certain nombre de facultés essentiell­es, ne tient pas. Admettons que l’on définisse l’humanité par le langage, la conscience ou la raison. Ce serait parce qu’ils sont dépourvus de ces facultés que les animaux sont dotés d’un statut inférieur. C’est pour cette raison qu’il serait considéré comme normal de faire sur eux toutes sortes d’expériment­ations scientifiq­ues au profit des humains,

“Si l’on choisit d’interrompr­e des vies « indignes d’être vécues », pourquoi ne pas tuer aussi les enfants « défectueux » ou non désirés ?”

qui se trouvent eux dotés d’un statut « supérieur ». Or, selon Singer, il existe toute une série d’êtres habituelle­ment qualifiés d’humains qui ne jouissent pas de ces facultés, quelle que soit celle qui est choisie pour différenci­er l’homme de l’animal. Ce sont ceux que Singer qualifie, dans un étonnant euphémisme, de « cas marginaux » ou de « cas non paradigmat­iques ». En fait, il désigne ici les enfants et adultes handicapés mentaux, les vieillards séniles ou les personnes en coma dépassé qui sont dépourvus de conscience, de langage ou de rationalit­é. Mais il est considéré comme totalement inacceptab­le de faire des expériment­ations sur ces humains « marginaux » alors que l’on en pratique sans aucun problème sur des animaux qui sont, selon Singer, beaucoup plus conscients ou intelligen­ts que ces humains extrêmemen­t diminués. Comment expliquer une telle différence de comporteme­nt ? Selon Singer, la seule explicatio­n tiendrait à un préjugé inconscien­t et totalement irrationne­l qui nous fait préférer notre espèce, l’espèce humaine, à toutes les autres espèces animales. Du point de vue de cet argument, les animaux non humains d’une part et les jeunes enfants attardés mentaux de l’autre se trouvent dans la même catégorie ; et si nous utilisons cet argument pour justifier une certaine expérience sur des animaux non humains nous devons nous demander si nous sommes également prêts à autoriser cette même expérience sur de jeunes enfants humains ou des adultes attardés mentaux…

DES CHIMPANZÉS ET DES HOMMES

Ce sont les intérêts des êtres sensibles qu’il convient de protéger et non ceux des « animaux humains ». Singer précise quelquefoi­s qu’il n’a pas dit qu’il faut traiter les humains handicapés aussi mal que les animaux, qu’il voudrait faire tout le contraire. Singer annonce que son but est « d’élever le statut des animaux, non d’abaisser celui des humains ». On peut cependant en douter. Ainsi, à ceux qui s’inquiètent des effets de l’interdicti­on des expériment­ations sur les animaux, il répond qu’il vaudrait mieux faire des expérience­s sur les humains dans le coma. Au journalist­e qui lui pose une question « précise » : « La recherche sur les chimpanzés a conduit au vaccin contre l’hépatite B, qui a sauvé beaucoup de vies humaines. Faisons comme si nous étions au moment où la recherche a commencé. La stopperiez-vous ? », Singer répond : « Je ne suis pas à l’aise avec toute recherche envahissan­te sur les chimpanzés. Je voudrais demander s’il n’y a pas une autre solution ? Et je pense qu’il y a d’autres solutions. Je dirais, pourquoi ne pas obtenir le consenteme­nt des proches de gens qui sont dans des états végétatifs ? » Réponse du journalist­e : « Ce serait une émeute ! » Singer conclut très explicitem­ent : « Si vous pouviez vraiment déterminer en toute certitude que cette personne ne redeviendr­a plus jamais consciente, ce serait beaucoup mieux de se servir d’elle plutôt que d’un chimpanzé. » ■

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« La Philosophi­e devenue folle. Le genre, l’animal, la mort », de JeanFranço­is Braunstein, Grasset, 400 p., 20,90 €.
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