AU BANGLADESH, LE DERNIER « FRENCH DOCTOR »
A 77 ans, Jacques Bérès, cofondateur de MSF et de Médecins du monde, s’est rendu au chevet des Rohingyas dans le plus grand camp de réfugiés de la planète.
Rare chirurgien parmi les quelques médecins présents, il a opéré bénévolement et sans relâche les plus démunis, comme il le fait depuis un demi-siècle.
On en est à combien, là ? Sept ou huit ? C’est le septième… Bon, alors on se dépêche, préparez-moi le suivant et après on fait une pause rapide pour déjeuner ! » Depuis 8 heures, ce matin de septembre, « Docteur Jacques », comme on le surnomme affectueusement à Cox’s Bazar mais aussi à Mossoul, à Alep ou au Soudan, enchaîne les opérations au bloc du petit Hope Hospital, près des camps de Kutupalong. Après que l’armée birmane a entrepris son opération de nettoyage ethnique, des centaines de milliers de Rohingyas ont fui la Birmanie pour se réfugier chez leurs coreligionnaires musulmans du Bangladesh. La dernière vague arrivée en 2017 – 700 000 personnes déplacées entre le 25 août et fin octobre ! – est venue littéralement s’entasser dans les 34 camps juxtaposés comme les arrondissements d’une ville et qui composent Kutupalong.
Sur une centaine de kilomètres carrés – la taille de Paris –, on compte désormais près d’un million de réfugiés, selon les dernières estimations du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Parmi eux, la petite Taspia Moustak, cheveux très courts, robe jaune, 8 ou 9 ans, vient de prendre place sur la table d’opération. Gravement brûlée dans l’incendie de son village, elle souffre de ne plus pouvoir lever le bras droit. Elle semble terrorisée. « C’est une opération assez facile, rassure Jacques. Il suffit de pratiquer quelques incisions selon la bonne géométrie, puis on fait un peu de couture et son bras va retrouver la liberté ! » ajoute-t-il avec cette malice toujours chez lui teintée d’optimisme. Jacques Bérès est au fond un incorrigible gamin et un pédagogue doué d’humour. Refusant d’abdiquer toute jeunesse, il emploie son agilité intellectuelle pour stimuler une main aussitôt redevenue sûre et précise. Comme un artisan du monde organique, il découpe, il façonne, il recoud les tourments de Taspia. Déjà elle émerge d’une courte anesthésie. Mais pas le temps de s’attarder, le huitième attend, on vient de l’endormir : c’est un lymphome à extraire, un peu plus délicat… Cette nuit, au moins, Taspia dormira à l’abri.
CERTAINS N’ONT JAMAIS VU UN MÉDECIN
De l’hôpital où Jacques opère jusqu’au camp 5 où Taspia et sa maman ont trouvé refuge, il faut régulièrement, en cette saison de mousson, deux heures de route. Un peu moins si l’on ose le tom-tom, variante motorisée et carrossée du pousse-pousse mais sans le très relatif confort des rares ambulances disponibles. Difficile dans ces conditions de faire venir les « patients ». « D’autant, précise Rolando Vella, le directeur de l’hôpital, que les Rohingyas ont en théorie
Sur une centaine de kilomètres carrés – la taille de Paris –, on compte désormais près d’un million de réfugiés dans un camp de fortune
interdiction de sortir des camps. » Evidemment, les ONG passent outre. Le paradoxe, alors qu’il n’y a ces jours-ci que quatre chirurgiens sur la zone, c’est qu’il faut aller traquer le malade ou le blessé. Dans les innombrables ruelles de boue ocre qui divisent Kutupalong, des rabatteurs, armés d’un porte-voix et de planches d’anatomie, informent et tentent de convaincre les réfugiés d’accepter les soins qu’on leur propose. « La plupart d’entre eux n’ont jamais vu un médecin, explique Toky, le coordinateur local de l’ONG HumaniTerra qui va bientôt ouvrir un service de chirurgie dans l’enceinte du camp. En Birmanie, ils n’avaient pas accès au système de santé. Alors, non seulement ils n’ont pas le réflexe de consulter mais ils n’ont même pas l’idée qu’on peut les soigner. »
UN CHIRURGIEN SUR TOUS LES FRONTS
Comme un bon soldat, Jacques Bérès prend donc son bâton de pèlerin et se lance, depuis le Field Hospital encore en construction à la lisière des camps 3 et 4, dans les collines alentour, pour mener ce qu’on appelle ici une opération de screening. Il fait 32 °C, 100 % d’humidité et la pluie s’abat sur le Bengale par vagues torrentielles successives, si bien qu’on ne distingue plus vraiment la terre de l’air et de l’eau. Apparemment insensibles aux caprices du climat mais attentifs aux appels du travailleur communautaire qui les harangue poliment, certains Rohingyas pointent le nez hors de leur case de bambou. D’autres attendent de voir et les plus téméraires entreprennent d’exhiber un bobo, une tumeur incurable ou une blessure mal soignée. Jacques examine, debout dans la rue, à même le sol des cabanes. Accompagné de Loan Do, l’infirmière de bloc qui ne le quitte pas une seconde, il donne son diagnostic, prend date pour une opération qu’il juge possible ou, parfois, se résout à cette moue qu’on n’aime pas lui voir et qui signifie : « Y a rien à faire… »
Jacques Bérès est de ces médecins humanistes que l’universel n’effraie pas. Il peut tout voir et tout envisager. Et d’ailleurs, n’a-t-il pas déjà tout vu ? « Je pense que c’est le dernier vrai chirurgien humanitaire, déclare, admiratif, Xavier Dufrénot, le directeur d’HumaniTerra auprès de qui Jacques Bérès s’est porté volontaire, au sens où il est capable de tout faire.
Dans les innombrables ruelles de boue ocre, des rabatteurs tentent de convaincre les réfugiés d’accepter les soins qu’on leur propose
Aujourd’hui, on demande aux jeunes générations d’être des hyperspécialistes. C’est normal, la médecine progresse et il est impossible de tout savoir. Mais avec son expérience et le champ des connaissances qu’il a acquises sur tous les terrains du monde, Jacques peut aussi bien extraire une balle de kalachnikov, réduire une fracture, pratiquer une césarienne ou faire une greffe. Il est le dernier représentant d’un modèle humanitaire qui va disparaître avec lui. » Voilà donc ce qui sépare les premiers « French Doctors » de l’époque Kouchner-Bérès, il y a près de cinquante ans, des plus jeunes aujourd’hui, sommés de s’en tenir à une spécialité et à l’incontournable principe de précaution. Si Jacques Bérès s’est engagé dans la création de Médecins sans frontières, c’était bien pour changer le monde. Il y croyait. Ils croyaient, tous, à la nécessité d’intervenir, quelles que soient les circonstances, pour sauver des victimes potentielles. Peu importe leur couleur de peau, leurs opinions politiques ou leur religion. Ils y ont cru et MSF comme MDM sont devenues des multinationales d’un genre inédit. « Et pourtant, rien n’a vraiment changé ; on a retiré quelques grains de souffrance, mais il reste des kilos, des tonnes de souffrance… » regrette Jacques.
CHEZ LES BÉRÈS, ON SE CONSTRUIT SEUL
La pluie a cessé. Au creux des dizaines de collines qui ont très vite disparu sous une fine couche de baraques couvertes de bâches multicolores, on observe à présent des rivières. Les premiers occupants racontent que cette agglomération contre nature était il y a peu encore le territoire de troupeaux d’éléphants. Certains, parfois, reviendraient piétiner les fragiles « parasites » qui se sont fixés sur leurs terres. Le campement de la Croix-Rouge internationale, dit-on, en a fait l’amère expérience. Pas trace d’éléphants, toutefois, en cet après-midi de septembre, mais des femmes et des hommes qui osent enfin solliciter le chirurgien venu à leur rencontre. De retour au Field Hospital, Jacques et l’équipe de screening ont rempli le carnet de rendez-vous. Douze opérations par jour, en moyenne, programmées pour les trois prochaines journées. S’il accueille déjà des patients, notamment pour des services de gynécologie, le modeste hôpital de campagne n’inaugurera son bloc opératoire – le premier bloc « intra-muros » – qu’au début du mois d’octobre. Jacques va donc continuer d’opérer au Hope, à deux heures des besoins, et comme si cette distance, loin d’apaiser sa conscience, en éprouvait les limites, il se confie : « Je suis très gêné, je n’arrive pas à me sentir proche des Rohingyas. J’ai toujours besoin d’être en empathie avec les gens que je soigne et là, je ne sens pas de communication, ils ne m’expriment rien, c’est très gênant… » Et de son propre aveu, plutôt rare. Il y a quelques années, en Irak, alors que Daech était aux portes d’Erbil, Jacques avait eu cette discussion enflammée, presque tendue, avec un médecin kurde qui affirmait qu’il refuserait, si le cas se présentait, de soigner un islamiste :
« Quand quelqu’un est là pour me tuer, pour tuer mes frères, mes soeurs, mes enfants… pourquoi je le soignerais ? Jamais. Jamais je ne ferai ça.
– Mais parce qu’il a mal, parce qu’il risque de mourir, parce qu’il est jeune, parce qu’il peut encore changer… Je ne suis sûrement pas très doué pour la réflexion, alors je m’impose des règles simples : quelqu’un est blessé, je le soigne. Point barre. » Une règle à laquelle, malgré les circonstances les plus équivoques et souvent même les plus hostiles, il n’a jamais dérogé.
Ce qui chez Jacques Bérès, peut-être, change la donne aujourd’hui, c’est qu’autour de la table d’opération, penché au-dessus de son épaule, les yeux grands ouverts pour ne rien perdre du spectacle que produit le fameux chirurgien, il y a un grand gaillard de 32 ans : Mathieu Bérès. Pour la première fois depuis ses débuts au Vietnam, depuis l’épopée MSF, Jacques a invité un de ses enfants à le suivre en mission. Signe qu’il est temps de transmettre le flambeau ? Pas si sûr. Sixième d’une fratrie nébuleuse dont personne ne connaît exactement l’étendue – sept ou huit enfants ? Plus ? –, Mathieu est kinésithérapeute. Et c’est à ce titre que lui aussi s’est porté volontaire pour le Bangladesh. C’est en tout cas ce que Jacques veut considérer et, hormis quelques parties d’échecs nocturnes entre les deux hommes, le ton est très professionnel. Et souvent contradictoire. Si l’un évoque les progrès spectaculaires de la médecine moderne telle qu’on l’enseigne aujourd’hui, l’autre émet aussitôt des réserves. « On connaît tous le caractère de Jacques ! s’amuse Xavier Dufrénot, mais c’est un immense bonhomme. Dans l’humanitaire, il est à l’origine de tout et maintenant c’est
Quand Jacques Bérès s’est engagé dans la création de Médecins sans frontières, c’était pour changer le monde. Il y croyait. Ils croyaient, tous, à la nécessité d’intervenir
pour sauver des victimes potentielles
comme s’il recréait HumaniTerra. Grâce à lui, nous allons pouvoir collecter des dons et envoyer des chirurgiens là où on en manque tant ! »
Mathieu, lui, se contenterait volontiers d’admirer son père et, sans trop en demander, de se voir accorder un peu de la reconnaissance que tout enfant espère de ses parents. Mais c’est ainsi chez les Bérès, on se construit seul, de père en fils. Le père de Jacques, Pierre Bérès, surnommé « le prince des libraires » ou « le plus grand libraire du monde », ami des puissants, des écrivains et des artistes du XXe siècle, n’a jamais fait grand cas de sa nombreuse progéniture. Plus attaché à ses livres et aux femmes, il supportait mal de voir le petit Jacques lancer ses autos miniatures contre les toiles de maître qui encombraient le plancher de l’avenue de Friedland. Jacques n’en fait pas un mystère et peut-être même faut-il y voir l’origine de son engagement : « Je suis un champion du monde de l’abandon ! J’ai été abandonné deux fois. Une première fois pendant la guerre où on m’a confié à une nounou marseillaise pour échapper aux rafles – je n’ai connu mes parents qu’à la Libération, j’avais 3 ans. Et une seconde fois quand ils se sont séparés. Ma mère est partie vivre au Brésil, sans donner de nouvelles… » Alors, comme son père, il collectionne les satisfecit, accumule les enfants et attend d’eux qu’ils se fassent grands ou petits, peu importe, mais qu’ils se fassent par eux-mêmes.
L’HÔPITAL PUBLIC A LA RÉPUTATION D’UN MOUROIR
Nous sommes dimanche, l’affaire se complique. A la liste déjà longue des patients rohingyas en attente d’une opération sont venus s’ajouter trois Bangladais envoyés par l’antenne locale de la Croix-Rouge. La présence du Docteur Jacques commence à se savoir et, à Cox’s Bazar, on ne voit pas pourquoi ces prodiges de la médecine occidentale seraient le privilège des réfugiés de la Birmanie. Il est vrai que l’hôpital public de la ville a la réputation d’un mouroir. Avec l’afflux des aides humanitaires, les camps de Kutupalong finiraient presque par faire envie, tant le Bangladesh est luimême privé des infrastructures les plus élémentaires. Un sentiment de trop grande inégalité entre les deux communautés est un risque que personne ne veut prendre. Ce n’est donc pas 12 mais 15 opérations que Jacques Bérès et l’équipe de bénévoles qui l’entourent vont devoir pratiquer
Jacques Bérès et l’équipe de bénévoles qui l’entourent
pratiquent jusqu’à 15 opérations par jour
aujourd’hui. « C’est notre boulot, insiste-t-il. Le peu qu’on puisse faire pour eux, on doit le faire. » Bassam Al-Zuobi, l’anesthésiste venu de Jordanie à la demande de Jacques, propose pour le soulager de retirer lui-même deux lipomes a priori bénins. Jacques et Loan, l’infatigable infirmière aux traits asiatiques, entreprennent de leur côté d’extraire une tumeur apparemment moins conciliante. Comme elle manifeste des aptitudes évidentes, Jacques cède le bistouri à Loan. Il la guide, commente, approuve, s’enquiert de sa formation et, de fil en aiguille, découvre que, de nationalité française, vivant en Nouvelle-Calédonie, elle est de la génération des boat people vietnamiens qui ont fui Saïgon après la victoire des communistes. « Je suis très touché, très ému, lance-t-il soudain devant Loan et Mathieu stupéfaits. J’ai passé presque deux ans au Vietnam. J’ai failli y rester, dans tous les sens du terme… Vous vous rendez compte ! Les boat people ! C’est toute l’histoire de Médecins du monde, c’est notre bateau-hôpital, l’Ile de Lumière ; je crois qu’on en a sauvé beaucoup… »
LA TRANSMISSION D’UNE PASSION
Loan Do n’était qu’une toute petite fille, elle n’a souvenir d’aucun bateau, d’aucun Jacques Bérès à son bord. Mais entre l’homme qui lui a tendu la main il y a quarante ans et celui qui guide ses gestes aujourd’hui, comment ne pas imaginer qu’une ressemblance n’est pas tout à fait fortuite. On ne se retrouve pas au fin fond du Bangladesh par hasard ! Si la misère, la menace des épidémies et la concentration dans les 34 « arrondissements » de Kutupalong n’entraînent pas une radicalisation que redoutent désormais les plus pessimistes, prenons alors les paris qu’un jour, quelque part dans le monde, Taspia reconnaisse à son tour sa Loan. Et, qu’ensemble, elles évoquent ce vieux chirurgien français, à la barbe et aux cheveux blancs, qui, des tréfonds d’un improbable hôpital, a libéré son bras droit.
Et ce jour, où qu’il soit, le fataliste raisonné Jacques Bérès dira sûrement : « C’est comme ça. Il fallait le faire… » ■
“Je m’impose des règles simples : quelqu’un est blessé, je le soigne,
peu importe qui il est”