SPÉCIAL TOURISME
Cabo Verde, la belle odyssée
Vous connaissez la légende ? Vous savez, celle qui explique pourquoi notre terre est si pauvre », demande notre chauffeur, comme pour s’excuser de l’aridité chronique de son petit Etat créole. A l’en croire, ce serait la faute du Créateur. « C’était au septième jour, quand Dieu terminait de créer la Terre. Les dernières miettes qui lui restaient ont été pour nous. Il ne daigna même pas y apporter la moindre richesse, comme il l’avait fait pour les autres ! Les rivières ? On les compte sur les doigts de la main ! Et la pluie, c’est quand elle veut. La dernière fois à Boa Vista, c’était il y a dix ans ! De toute façon, il avait tant donné ailleurs, qu’il était persuadé que les hommes ne seraient pas assez fous pour s’installer ici… »
Le destin de l’archipel cap-verdien, dix îles volcaniques éparpillées sur près de 4 000 km2, semblait ainsi scellé dans le magma. Mais la recherche du Nouveau Monde modifia nettement l’ordre des choses. L’histoire très controversée de sa découverte a retenu l’année 1460 et les noms des navigateurs et explorateurs au service de l’Empire portugais Antonio da Noli, le Génois, et Diogo Gomes, le Portugais. Pourtant, le carnet de bord de Ca’da Mosto atteste que ce navigateur vénitien aurait, quatre ans auparavant, abordé cet archipel macaronésien jusqu’alors inhabité…
« Avec un vent de 7 sur l’échelle de Beaufort, nous allons devoir prendre les vagues dans le sens du poil et changer le sens de l’itinéraire pour rejoindre São Vicente au nordouest et non pas Boa Vista plus au sud. » A peine à bord du M/Y Harmony G, yacht blanc au profil racé, l’annonce solennelle du jeune capitaine grec Theodoros Antonellos, nous rappelle que le Cap-Vert est perdu en pleine mer, à près de 600 kilomètres des côtes africaines. Nous naviguerons donc, avec les forces de l’Atlantique et au plus près des éléments… Notre odyssée capverdienne peut commencer. La croisière à bord de ce navire de seulement 21 cabines promet d’aborder en une semaine, six îles majeures de l’archipel : Santiago et Fogo pour les îles de Sotavento (sous le vent) ; Sal, Boa Vista, São Vicente et Santo Antão pour les îles de Barlavento (au vent).
UN PAYS MOITIÉ MOINS GRAND QUE LA CORSE
Après quinze heures de navigation et une nuit mouvementée où « la mer a roulé comme un vieil ivrogne qui rentre au logis » pour citer Paul Morand, nous atteignons enfin São Vicente, boudant au passage les îles de São Nicolau et Santa Luzia. En fin de matinée, la sémillante Mindelo s’offre à nous, alanguie sur le sable blond de sa large baie. Cité portuaire des marins des siècles passés et d’aujourd’hui, elle est la seule de l’archipel à posséder depuis peu, un port de plaisance. Dans le coeur des Cap-Verdiens, Mindelo est aussi et avant tout la patrie de Cesária Evora qui révéla au monde l’existence et la culture de ce « petit pays » moitié moins grand que la Corse. Comment
Dans cet archipel perdu en pleine mer, à près de 600 kilomètres des côtes africaines, la navigation se fait au plus près des éléments
ne pas l’évoquer ? Depuis sa disparition en 2011, la chanteuse, qui fut aussi ambassadrice (elle possédait un passeport diplomatique) n’a jamais été aussi présente. L’aéroport de São Vicente porte dorénavant son nom et son portrait est reproduit sur les billets de 2 000 escudos. Des peintures murales à son effigie ornent certaines façades. Parfois même, aux côtés du portrait du héros national, Amilcar Cabral qui mena ardemment la lutte pour l’indépendance obtenue en 1975, deux ans après son assassinat. Sodade, sodade… Moulée dans une robe de satin gris souris, très années 1950, Idilia (Maria Gomes Leonor) entame d’une voix roque et suave, les premières notes de la morna que la grande Cesária rendit inoubliable. Dans l’arrière-cour familiale aménagée en cantine restaurant, l’institutrice accompagnée de musiciens arrondit ses fins de mois en chantant des mélopées. Chansons et musique sont de chaque instant dans la vie des Cap-Verdiens, il se dit même que « sur dix Cap-Verdiens, onze sont musiciens ».
Si Mindelo évoque la culture, la fête et la musique, aujourd’hui dimanche, la ville est au point mort. Le marché aux poissons, désert. Sous les ramures des palmiers longilignes alignés sur le front de mer, point de circulation. Des hommes à la peau burinée passent le temps en tapant le carton au pied d’une réplique des années 1920 de la tour de Belém. Dans la rue commerçante, les rideaux sont baissés et le café Lisboa, institution où « la garde rapprochée » de la Diva aux pieds nus avait ses habitudes, est, définitivement fermé. La fin d’une époque ? Au loin, un ferry en partance donne de la corne. Il est temps de quitter la ville endormie. De grimper à l’arrière d’un aluguer, pick-up faisant office de taxi collectif, qui, bringuebalant sur les pavés de la route étroite, s’enfonce rapidement dans une brume soudaine, nous emportant cahin-caha, vers les hauteurs pleines de fraîcheur du Monte Verde, à 750 m d’altitude. Drapé de lambeaux nuageux, piqueté de sisal et d’une soixantaine de plantes endémiques à l’archipel, le plus haut sommet de São Vicente domine le littoral à 360°. A l’est, le chapelet des petits volcans éteints de Calhau dessine un paysage de désolation aride, balayé par les vents, tout de terre de sienne et d’ocres bruns vêtu.
Ce qui étonne le voyageur lorsqu’il parcourt l’archipel, ce sont ses nombreuses routes pavées de basalte, parfaitement entretenues. Mosaïques démentielles de petits cubes taillés à la main, arrachés aux montagnes, formant des kilomètres de longs et étroits rubans noir d’encre. C’est sur la spectaculaire île de Santo Antão qu’elles atteignent des pinacles. La plus célèbre est l’hallucinant raccourci que représente la vertigineuse route de la Corde. Coupant à travers les plus hautes éminences, elle enjambe de profondes vallées verdoyantes. Son chantier titanesque débuta en 1933. Trente ans de travaux et trente-six kilomètres plus tard, la région la plus fertile et la plus peuplée du nord-est était reliée à la côte sud, désertique et rocailleuse. Un exploit qui ne doit qu’à la force des bras et à l’abnégation des ouvriers.
Avec ses forts courants, la traversée du bras de mer de Mar de Canal, entre les deux stars cap-verdiennes, est plutôt âpre mais saisissante… São Vicente et ses proéminences sont encore derrière nous, que les pics de la montagneuse Santo Antão se dressent déjà à la proue du bateau. Depuis le quai de Porto Novo, pour rejoindre la côte nord, il faut filer par la fameuse route de la Corde. Rapide et fiérote, elle s’élève vers le Pico da Cruz, à 1 585 mètres d’altitude. Là où un monde de fraîcheur et d’humidité insoupçonné nous cueille par surprise. Là, où les bastions hérissés de pitons crénelés accrochent le moindre voile brumeux à l’image d’une estampe chinoise. Là où les mimosas, cyprès et autres conifères, incongrus sous ces latitudes tropicales, confèrent au paysage, un petit air des Alpes-de-Haute-Provence. D’épais nuages poussés par les vents du nord-est s’enfournent dans l’ancien cratère de Cova au fond duquel des parcelles de haricots, de maïs, de canne à sucre et d’ignames organisent un vaste patchwork circulaire à 1 170 m d’altitude. Cultivées par des paysans risque-tout, les terrasses, elles, s’échelonnent sur les hautes pentes abruptes, au plus près des précipices. Ses dénivelés impressionnants font de Santo Antão, le nirvana des randonneurs amateurs de sensations fortes.
JOUER LES FUNAMBULES À 1 000 MÈTRES D’ALTITUDE
A Delgadinho, on suit une crête étriquée juste assez large pour le passage d’une voiture pour jouer les funambules à plus de 1 000 mètres d’altitude, au-dessus d’un vide sidérant. A cheval sur deux vallées d’effondrement couvertes de bananiers et de cannes à sucre, d’où émergent des maisonnettes traditionnelles en pierre chaulées et toit de chaume. Il faut encore pousser jusqu’à Ribeira Grande et Ponta do Sol au pied de ses falaises de basalte, pour gagner par une route escarpée, le village isolé de Fontainhas situé en contrebas. La vue plongeante (classée par le National Geographic espagnol au 2e rang des plus belles du monde) sur ses maisonnettes ripolinées, ancrées sur le dernier palier de ses cultures en terrasses, donne à ce gros hameau des allures de petite crèche. Retour à bord. Le M/Y Harmony G pique plein sud, vers les îles sous le vent. C’est le lendemain, en fin de matinée, que la haute silhouette de l’île volcan de Fogo, sombre et aride, surgit de la brume matinale. Aucune trace de végétation, pas un arbre ni même un buisson. Pourtant son café, un des meilleurs du monde, dit-on, pousse sur ses pentes et dans une ancienne caldeira. Dans cet
Sur les pentes de l’île volcan de Fogo aucune trace de végétation, pas un arbre ni même un buisson… Et pourtant sur ses pentes, et dans une ancienne caldeira, pousse l’un des meilleurs cafés du monde
impluvium naturel de près de 8 kilomètres de diamètre, les vignes fructifient contre toute attente sur un sol couvert de pouzzolane, sans engrais et sans irrigation. Des ceps de cabernet sauvignon importés de France au XIXe siècle par le très séduisant et très (trop) entreprenant comte de Montrond. Un Français qui est à l’origine des belles cuvées de Chã et… d’une très nombreuse descendance métissée. Le « clan des Montrond » serait encore aujourd’hui reconnaissable aux cheveux blonds et aux yeux clairs de certains villageois.
La houle fait le dos rond et reprend son élan, jusqu’à s’insinuer dans le bassin du petit port de Vale dos Cavaleiros, l’accostage à São Filipe, la capitale, devient impossible. L’annonce est sans appel, Theodoros est désolé. L’observation de l’unique volcan actif du pays se fera depuis le pont avant du bateau. Les aléas du voyage… Du Pico do Fogo, nous n’apercevrons que le gigantesque cône, le plus haut de l’archipel, pointant le ciel à 2 829 m d’altitude. Sa dernière éruption, le 23 novembre 2014, marqua l’épisode le plus dévastateur de son histoire : 1 700 personnes évacuées et deux villages rayés de la carte. Aujourd’hui, seules des fumerolles laiteuses s’échappent de ses évents, à l’image d’une cocotte-minute sous pression. « L’île de feu » restera mystérieuse pour nous…
« No stress, Tud fij’!». Tout va bien ! L’excursion annulée est vite oubliée quand un pêcheur au large sourire nous approche, exhibant à bout de bras, une superbe dorade coryphène. Les passagers passent à l’action, négociant de bateau à bateau le magnifique spécimen pour une poignée d’escudos. Le jeune pêcheur est ravi. Le fin palais des croisiéristes aussi, régalé par le chef d’un sublime carpaccio au poivre rose de Santo Antão.
ICI, LE PORTUGAIS S’ADOUCIT, MÂTINÉ DE CRÉOLE
Débarqués le lendemain à Santiago, c’est au son d’une fanfare militaire que nous traversons le quartier de Plato, coeur battant de Praia, capitale de la plus grande des îles de Sotavento. Direction le marché couvert du Mercado do Prato. La coriandre, la goyave, la banane ou la mangue embaument l’air. Les arômes des épices en vrac s’y mêlent. Les marchandes, hautes en couleur, portant beau les tabliers impeccables voulus par la municipalité – frappés aux armes du marché couvert – s’agitent, jacassent, vitupèrent, rient, se disputent. Les clientes, cuvettes en plastique en équilibre sur la tête, font de même. « C’est la règle ici. Sinon on ne vous prend pas au sérieux ! » s’amuse notre guide. Vibrionnant comme une ruche, le marché s’emballe. « Mais c’est l’Afrique ! » s’exclame un baroudeur. « C’est aussi un petit peu le Brésil ! » rétorque timidement un passager du M/Y Harmony G, faisant référence à ce qu’il entend de la jolie langue cap-verdienne. C’est qu’ici, le Portugais s’adoucit et chante, en se mâtinant joliment de criolou (créole). Le grand voisin sud-américain qui lui
“On a donné au Cap-Vert un faux nom, car elles sont si sèches que je n’y ai absolument
fait face – à seulement quatre heures de vol – est une grande source d’inspiration, à l’image du célèbre carnaval mindelense qui enflamme tout le pays, en février ! Santiago reconnue comme étant « la plus africaine » du pays est le berceau de la capverdianité. Cinq siècles de brassage humain et culturel ont enfanté une population à 70 % créole, dont une grande partie d’origine africaine et seulement un petit pour cent, européen. C’est ici que l’histoire de la colonie lusophone s’est construite à Cidade Velha, l’ancienne capitale autrefois nommée Ribeira Grande. Edifiée en 1462, elle fut la première ville coloniale européenne d’Afrique. Dernière étape sur les grandes routes maritimes que les grands navigateurs européens écumaient, elle devint très rapidement la plaque tournante de la traite des esclaves, jusqu’à son abolition en 1876. Bien que pillée et incendiée par le corsaire nantais Jacques Cassard en 1712, ses quelques vestiges coloniaux (la forteresse royale São Filipe datée de 1585, l’église Nossa Senhora do Rosário aux murs couverts d’azulejos érigée en 1495, et la place du Pilori) ont permis son classement au Patrimoine mondial de l’Unesco. Aujourd’hui, comme balayant l’histoire sombre des lieux, une douce brise fait danser et chanter les palmiers de l’historique rua de Banana. Si Santiago vit au rythme rapide de son funana, le bateau en route vers nos deux dernières escales – Boa Vista « l’île de sable » et Sal – semble danser sur le même tempo. Un vol silencieux de fous bruns nous escorte un temps, vers ces îles des plus plates et des plus désolées qui soient, où le minéral l’emporte à tous les coups sur le végétal. D’ailleurs, lorsque Christophe Colomb abordait la première (Boa Vista) en 1498, il notait dans son carnet de bord : « On a donné au Cap-Vert un faux nom, car elles sont si sèches que je n’y ai absolument rien vu de vert, aussi je préfère ne pas m’en souvenir… » Débarqué à Sal, il en aurait tiré les mêmes conclusions… A Santo Antão, il aurait révisé sa copie ! Quelques centaines d’années plus tard, leurs principaux défauts se sont mués, en atouts incontestables. L’essentiel du tourisme s’y concentre d’ailleurs sans complexe. Les sublimes plages de ces « deux filles du vent, de la mer et du soleil » au climat idéalement chaud toute l’année, sont devenues le rendez-vous incontournable des alizés et des kitesurfers de la planète. Empruntant une dernière fois la passerelle du navire pour retrouver l’Hexagone, nous reviennent en mémoire les quelques mots gravés au pied d’une sculpture rendant hommage à tous ceux qui ont tenté leur chance, en d’autres lieux plus florissants (la majorité des Cap-Verdiens vit à l’étranger). Les mots d’une femme faisant ses adieux à son mari voguant vers un avenir meilleur. « Tu te souviendras toujours de notre terre. » Oui, nous nous souviendrons et même plus, nous reviendrons, « petit pays que j’aime tant », pour s’approprier les mots de la grande Cesária. Sodade, quand tu nous tiens…