CORALIE DELAUME :
«La civilisation européenne n’a pas attendu le traité de Maastricht pour éclore »
Quel avenir pour l’Union européenne, à l’heure où la France européiste de Macron fait face au retour des nations, au Sud et à l’Est, mais aussi en Allemagne ? C’est la question
que pose Coralie Delaume dans un essai à la fois engagé et ultra-documenté qui bat en brèche ce qu’elle considère comme le « mythe français » du couple franco-allemand.
Le titre de votre livre, « Le Couple franco-allemand n’existe pas », est un peu provocateur. N’est-ce pas une réalité historique que le général de Gaulle lui-même reconnaissait ? Il existe une relation – et même une amitié – franco-allemande, tout comme il existe une amitié franco-britannique ou une amitié franco-italienne. Cela, personne ne le conteste. L’idée d’un « couple », en revanche, n’existe que de ce côté-ci du Rhin et l’expression « couple franco-allemand » n’est pas utilisée en Allemagne. En France, on parle de couple pour laisser entendre que nous serions, à parité avec l’Allemagne, les grands patrons de l’Europe. C’est faux, et même présomptueux. Aujourd’hui, clairement, tous les grands choix européens sont opérés à Berlin. Paris est complètement en retrait et acquiesce à tout sans ciller
Ce rapport de force est-il nouveau ?
Cela n’a pas toujours été le cas, au contraire. L’Europe, telle qu’elle a commencé à s’édifier après la Seconde Guerre mondiale, était une Europe française. Certes, ceux que, pour singer les Américains, on a appelé les « pères fondateurs » – je pense notamment à Jean Monnet et à Robert Schuman – ont commencé très tôt à oeuvrer en faveur d’une Europe supranationale dans laquelle la France n’aurait vocation qu’à s’autodissoudre. Mais ils se sont heurtés aux gaullistes, qui avaient quant à eux de tout autres projets. Ce que de Gaulle souhaitait, ce n’était pas l’Europe pour elle-même, mais une Europe intergouvernementale composée de nations souveraines qui serve les intérêts de notre pays.
De quels types étaient ces intérêts ?
Ces intérêts étaient de plusieurs ordres. Il y avait bien sûr le domaine économique, et la France a bataillé pour faire naître la politique agricole commune, qui devait bénéficier prioritairement à l’agriculture française. Il s’agissait là d’une sorte de contrepartie aux grands bénéfices que l’Allemagne allait tirer quant à elle et pour son industrie de la création du Marché commun. Il y avait ensuite le domaine géopolitique. Pour les gaullistes, il s’agissait certes de faire face à la menace venant de l’Est, mais également d’affirmer l’indépendance géostratégique de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis, omniprésents dans les affaires européennes de l’époque. L’idée gaullienne d’« Europe européenne » était le contraire du désir d’effacement qui prévaut aujourd’hui. C’était une volonté d’affirmation, l’Europe devant être l’instrument de cette affirmation. Lorsque de Gaulle disait : « C’est le temps qui fait l’Histoire. Si le destin de la France […] passe par notre mariage avec l’Allemagne, qu’il y passe ! », il n’avait évidemment pas en tête d’inféoder la France à l’Allemagne, mais au contraire d’enrôler le pays d’Adenauer dans un projet commun d’« Europe puissance » que la RFA n’ambitionnait pas plus que cela. Notons que l’Allemagne qu’il s’agissait alors d’« épouser » n’était pas celle que nous connaissons aujourd’hui. Il s’agissait d’un pays vaincu, perclus de culpabilité, divisé, et dirigé depuis Bonn par un vieux chancelier catholique et rhénan. Rien à voir avoir avec la superpuissance commerciale qui nous jouxte désormais, assise sur un excédent commercial faramineux, qui prend des décisions unilatérales tous azimuts allant de la sortie du nucléaire à la mise en sommeil des accords de Dublin sur l’asile, et dirigée depuis Berlin par la fille d’un pasteur luthérien passé à l’Est.
Paradoxalement, vous expliquez que les Allemands n’ont jamais cru à ce couple et qu’ils ont fait de l’Europe un levier de reconquête de leur souveraineté. Merkel est-elle souverainiste ?
Hormis les nôtres, tous les dirigeants du monde sont « souverainistes ». Merkel l’est à l’évidence, et le chancelier qui la remplacera à la fin de son mandat le sera probablement plus encore. On assiste actuellement en Europe au retour des nations et l’Allemagne ne fait pas exception, qui voit s’affirmer une droite plus conservatrice mais aussi moins européiste qu’auparavant. Actuellement, cette droite se fait essentiellement entendre
sur la question migratoire. Mais on imagine sans peine que si un pays de la zone euro – l’Italie par exemple – devait tenter de desserrer l’étau de l’austérité, elle ferait valoir à grand bruit son refus de « payer pour le Sud ».
Au point que c’est, selon vous, l’Allamagne qui pourrait quitter l’Union européenne en premier…
Oui, cette poussée « souverainiste » tient à plusieurs facteurs. Nous avons, en France, une vision magnifiée de l’Allemagne, nos dirigeants ne rêvant que de transposer chez nous ce fameux « modèle allemand » qu’ils louent sur tous les tons. En réalité, le pays d’Angela Merkel est actuellement traversé d’incertitudes. Il commence à devoir faire face aux effets délétères de la montée des inégalités, liée notamment à la mise en oeuvre de l’« agenda 2010 » conçu en 2005 par le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder et qui a dérégulé le marché du travail. Malgré plus de 250 milliards d’euros d’excédents courants, la RFA se trouve dans une situation de sous-investissement chronique. Une récente étude a, par exemple, montré que près de 20 % des autoroutes, 41 % des routes nationales et 46 % des ponts avaient besoin d’être remis en état. Economiquement, les Länder de l’Est sont loin d’avoir rattrapé ceux de l’Ouest. Au demeurant, la montée de l’extrême droite, bien plus spectaculaire dans l’ancienne RDA, témoigne du fait que le processus de réunification est en fait mal achevé. Le pays va également se trouver confronté au défi de l’intégration du million de migrants accueilli en 2015-2016. Enfin, l’attitude agressive de Donald Trump vis-à-vis de l’Allemagne insécurise Berlin, car la relation germano-américaine est structurante pour notre voisin. Pour toutes ces raisons, il n’est pas impossible que l’Europe, même si l’Allemagne a bénéficié au premier chef du processus d’intégration communautaire, finisse par devenir encombrante pour une Allemagne ayant besoin de se retrouver, et qui, si elle en est le leader de fait, ne l’a qu’à moitié choisi et l’assume mal. Au demeurant, Zbigniew Brzezinski écrivait dans Le Grand Echiquier qu’« à travers la construction européenne, la France vise la réincarnation de sa puissance, l’Allemagne, la rédemption ». Or, comme la rédemption est désormais chose acquise…
Si vous ne croyez pas au couple franco-allemand, vous n’hésitez pas à parler d’ «Europe allemande». Là encore, ne faites-vous pas dans la « germanophobie » ?
Certains Allemands en parlent aussi ! Le sociologue Ulrich Beck ne publiait-il pas en 2013 un petit essai intitulé Non à l’Europe allemande ?
Ce n’est pas être « phobe » que de constater que les Allemands ont par exemple surinvesti les institutions communautaires. On sait en effet qu’ils occupent trois secrétariats généraux sur quatre (celui de la Commission, celui du Parlement européen et celui du Service européen pour l’action extérieure), qu’ils président ou coprésident quatre des huit groupes du Parlement européen dont les deux plus importants (PPE et S&D) et que le président du PPE, Manfred Weber, souhaite briguer la présidence de la Commission en 2019.
Comment expliquez-vous cette hégémonie ?
C’est lié, sans doute, au fait que la conformation actuelle de l’Europe, à mi-chemin entre l’Etat fédéral et une sorte d’empire mou, est plus proche de la tradition politique de l’Allemagne. On se souvient notamment que le Saint Empire romain germanique, qui a duré des siècles, était une structure labile aux frontières incertaines, faisant cohabiter une multitude d’entités de toutes tailles plus ou moins souveraines et qui, à certains égards, rappelle l’Union européenne d’aujourd’hui. Une Union au sein de laquelle la France, Etat unitaire et centralisé, se sent naturellement moins à son aise.
C’est lié également à la succession des choix opérés à partir du milieu des années 1980, qui tous ont contribué à renforcer l’économie allemande, et à faire de l’Allemagne le coeur géographique du dispositif. Le marché unique, qui a remplacé le Marché commun en 1986 et au sein duquel capitaux et travailleurs circulent librement, a généré un puissant phénomène de polarisation économique en faveur de l’Europe du coeur – autrement dit de l’Allemagne – et en défaveur de toutes les périphéries. L’introduction de l’euro, initialement conçu sur le modèle du Mark, permet à l’Allemagne de bénéficier d’une monnaie structurellement sous-évaluée qui dope ses exportations. Quant aux élargissements à l’Est en 2004-2007, ils ont placé la RFA au centre de l’Europe, tout en lui permettant d’accéder à une vaste base arrière industrielle où elle pratique massivement les délocalisations de proximité. Dernier événement en date, le Brexit, qui rabote l’Europe à l’Ouest et en fait une entité plus continentale que jamais. C’est à la conjonction de ces facteurs que nous devons « l’Europe allemande ».
Dans ces conditions pourquoi les dirigeants français s’acharnent-il à vouloir faire exister le couple franco-allemand ? Cela tient-il à des raisons historiques ?
La relation des « élites » françaises à la patrie de Goethe ne laisse de surprendre. Comme l’écrivait Pierre Manent dans vos colonnes il y a quelques mois, elles « tiennent absolument à épouser l’Allemagne ». Le nouveau président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, vient encore de proposer la création d’une « assemblée parlementaire franco-allemande » – comme si l’organisation de l’UE n’était pas encore assez compliquée – et l’on se
“Le Saint Empire romain germanique, qui a duré des siècles, était une structure labile aux frontières incertaines qui rappelle,
à certains égards, l’Union européenne d’aujourd’hui”
souvient d’Emmanuel Macron opposant comme à regret les « Gaulois réfractaires au changement » aux Danois qui, s’ils ne sont pas Allemands, ont au moins le mérite d’être « un peuple luthérien ». Mon hypothèse est qu’il y a là une sorte de « syndrome des émigrés de Coblence », une tendance structurelle des élites hexagonales à vouloir instrumentaliser Berlin comme levier d’imposition en France des politiques les plus conservatrices, parfois les plus réactionnaires. L’Allemagne est un pays qui a partie liée de longue date avec le conservatisme puisqu’elle a raté sa mutation démocratique et libérale en 1848. Dans Les Allemands, Norbert Elias écrit qu’au coeur de ce siècle bourgeois que fut le XIXe et contrairement à l’Angleterre et à la France, la bourgeoisie libérale de son pays fut vaincue par l’aristocratie. Et c’est l’aristocratie prussienne qui finit par faire l’unité du pays un quart de siècle plus tard avec Bismarck. Elias en déduit la rémanence d’un certain nombre d’« archaïsmes »
aristocratiques, ceux-là mêmes qui font rêver les classes dirigeantes françaises ayant une appétence pour l’ordre et une détestation rentrée pour l’idée d’égalité. Voilà d’où vient le mantra « il faut faire les réformes nécessaires pour regagner la confiance de l’Allemagne », où l’Allemagne n’est qu’un prétexte.
Dans votre précédent livre, vous prédisiez la chute de l’Union européenne. Vous confirmez ici que la désintégration européenne est inexorable. La fin de l’Union européenne signifie-t-elle la fin de l’Europe ?
Bien sûr que non. Lorsqu’on critique l’Union européenne, on court le risque d’être disqualifié pour délit d’« europhobie ». Mais que peut bien signifier le fait d’être « europhobe » ? L’Europe est une réalité géographique et culturelle, et s’il existe une « civilisation européenne », elle n’a certainement pas attendu la signature de traité de Maastricht pour éclore. D’ailleurs, l’idée selon laquelle on pourrait être « phobe » d’un continent a-t-elle le moindre sens ? En revanche, il faut s’opposer avec la dernière énergie à ce que se poursuivent ces gabegies économiques que sont le marché unique, pourvoyeur d’austérité à haute intensité, l’euro, que Paul Krugman désignait en 2014 comme l’« une des plus grandes catastrophes économiques », ainsi qu’à la pérennité de cette chape réglementaire supranationale nommée « acquis communautaire », qui ligote et tue nos démocraties.
On ne va pas se mentir : défaire tout cela sera très difficile. Mais il faudra bien y venir car c’est cela qui détruit l’Europe. Pour la suite, peut-être peut-on nourrir l’espoir qu’une « Europe des nations » devienne un jour possible, et que puissent être enfin explorées les options contenues dans le plan Fouchet, projet gaulliste ambitieux mais raisonnable, ayant hélas échoué dans les années 1960. ■