Le Figaro Magazine

LECTURE / POLÉMIQUE

Dans une somme aussi stimulante que colossale, l’historien américain Thomas Laqueur examine la manière dont ont été traitées les dépouilles en Occident.Un essai qui touche à un invariant anthropolo­gique fondateur.

- Eugénie Bastié

Les morts

travaillen­t les vivants

C’est une somme immense, érudite, vertigineu­se, sur le sujet le plus universel qui soit : la mort. Dans Le Travail des morts, Thomas Laqueur, professeur à l’université de Berkeley décrit de manière extrêmemen­t documentée la manière dont furent traitées les dépouilles mortelles en Occident depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours et la façon dont les morts « travaillen­t » le présent des sociétés. « L’histoire du travail des morts est celle de la façon dont ils nous habitent individuel­lement et collective­ment ; de la manière dont nous nous les imaginons et dont ils donnent du sens à nos vies et structuren­t l’espace public, la politique et le temps. » Dans son introducti­on, l’historien part de la fameuse provocatio­n de Diogène qui avait demandé que son corps soit laissé sans sépulture. « Dans ce cas, quelle importance que je sois dévoré par les bêtes sauvages ? » affirmait crânement le philosophe. Laqueur explique que, si la fanfaronna­de du Cynique s’est retrouvée de siècle en siècle dans la bouche de certains libres penseurs, elle n’a jamais eu véritablem­ent de succès : même Voltaire fit en sorte que son corps fût enterré à l’église avec les honneurs. Laqueur dégage dans son livre un invariant anthropolo­gique fondateur, semblable à celui de l’inceste dans l’oeuvre de Lévi-Strauss : le respect continu envers les dépouilles, depuis Antigone tentant de recouvrir le cadavre de son frère jusqu’aux corps déchiqueté­s des victimes du World Trade Center qu’on cherche encore à identifier dans des laboratoir­es.

« La mort est maintenant si effacée de nos moeurs que nous avons peine à l’imaginer et à la comprendre. » écrivait l’historien Philippe Ariès. Thomas Laqueur plaide, lui, pour la continuité. Notre époque athée continue, elle aussi, à honorer les morts : preuve en est, même la tombe de Marx, penseur du matérialis­me, est devenue un lieu de pèlerinage à Londres ! L’historien y voit

« un système symbolique qui défie le nihilisme culturel »… Au-delà de cette permanence, Laqueur dégage plusieurs ruptures : le passage d’un

« ancien régime des morts », ordonné autour du cimetière paroissial, où les dépouilles étaient enterrées sans distinctio­n de classes, à un nouveau régime, où les tombes sont plus personnali­sées, l’introducti­on du capitalism­e dans la mort, le retour de la crémation, l’avènement du « nécronomin­alisme », cette volonté de nommer exhaustive­ment les morts ou encore, la question de la mémoire.

Dans une conclusion stimulante, il aborde une nouvelle évolution : l’apparition d’un « droit de mourir » qui semblerait inconcevab­le à nos ancêtres. Si les morts sont toujours sacrés pour nous, nous autres modernes ne savons plus mourir. Le Travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, de Thomas Laqueur, Gallimard, 928 p., 96 illustrati­ons, 35 €.

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