BRÉSIL, L’OFFENSIVE DES ÉVANGÉLIQUES
Reportage
Au sein de la plus grande nation catholique au monde, les Eglises évangéliques ont pris une place considérable en quelques années. Selon les sources, elles pèsent entre un quart et un tiers de la population brésilienne. Et leurs leaders comptent profiter des élections du 7 octobre pour gagner en influence politique.
L’habit ne fait pas le moine. Mais, au Brésil, le costume fait le pasteur. Il est 22 heures quand André Assis quitte l’avenue Brasil pour s’enfoncer dans la rue Teixeira Ribeiro, qui mène au coeur de la favela Nova Holanda. Il n’est vraiment pas couleur locale. Complet gris, chemise bleu nuit, cravate rayée argent : on ne voit que lui au milieu des hommes en débardeur et des femmes en short et tongs sur cette chaussée encombrée de déchets. Pourtant, il passe la « sentinelle » – un gangster assis sur une chaise blanche en plastique, un fusil d’assaut posé en travers des genoux – sans encombre. Flanqué de son auxiliaire Fabian, vêtu lui aussi d’un complet et d’une cravate, le religieux parcourt l’artère commerciale où magasins et étals de misère sont en train de fermer. Seules les bocas avec leurs sacs pleins de sachets de cocaïne, leurs caissettes remplies de cailloux de crack à côté de celles contenant des fleurs de cannabis restent ouvertes. Nombreux le saluent affectueusement d’un « Hola Pastor ! » dès qu’ils l’aperçoivent. S’il arpente la nuit les rues des favelas les plus meurtrières de Rio, c’est que le pasteur Assis est en mission évangélique. Il va à la fois à la rencontre des gangsters qui écument ces banlieues malfamées et des drogués qui y vivent. En improvisant des prières en pleine rue pour ceux qui veulent se tourner vers « O Senhor », il tente de ramener les uns et les autres dans le droit chemin. Et en proposant aux seconds de faire un séjour de désintoxication dans le « Centre de récupération Revivre avec le Christ » qu’il a ouvert dans la région de Rio de Janeiro, il veut contribuer à la lutte contre la toxicomanie. Le travail du pasteur Assis illustre un des vecteurs les plus efficaces de la fulgurante pénétration des Eglises évangéliques au Brésil. Ces congrégations neopentecôtistes – la sociologue Christina Vital, spécialiste des évangéliques brésiliens en compte environ 1 300 – qui rassemblent aujourd’hui un peu moins du tiers des 210 millions de Brésiliens (ils n’étaient que 6 % en 1980) sont notamment en plein essor dans les périphéries pauvres des grandes villes. Leurs temples y poussent comme des champignons – un par jour ces dix dernières années – et ne désemplissent pas. Et face à ces ouailles en demande de foi, les pasteurs entendent montrer qu’ils s’occupent des brebis égarées : criminels et drogués. Pour ces habitants victimes du chômage de masse et de l’insécurité galopante des favelas – à Rio comme à São Paulo, les fusillades quotidiennes provoquent non seulement morts et blessés chez les malfrats, mais aussi d’innombrables victimes innocentes touchées par des balles perdues –, ces religieux semblent les seuls à se pencher sur leur sort. La police ne met plus les pieds dans ces rues livrées au trafic de drogue, pas plus que les services sociaux. Les associations d’habitants, quant à elles, sont dominées par les évangéliques, ce qui étend encore l’influence de ces cultes.
MIRACLES SUR SCÈNE
Dans ce vaste pays sud-américain où le catholicisme fut religion d’Etat sous l’Empire portugais, les néopentecôtistes sont apparus voilà un peu plus d’un siècle. Introduits par des missionnaires étrangers, ils ont d’abord pris pied dans le nord du pays avant de faire tache d’huile. Ce protestantisme new-look n’avait rien à voir avec les Eglises réformées arrivées bien avant lui comme les luthériens et calvinistes venus de Suisse, d’Allemagne ou de Scandinavie. Il connut par la suite diverses phases de développement, mais la plus déterminante est survenue dans les années 1970. C’est l’époque de l’exode rural et de l’explosion des populations urbaines installées à la hâte dans des favelas. Déracinées, pauvres, vivant souvent d’expédients, elles ont trouvé dans ces Eglises une forme de religion différente.
L’Assemblée de Dieu, Eglise néopentecôtiste déjà bien implantée et considérée comme la plus puissante aujourd’hui, a alors ouvert des temples dans ces nouvelles banlieues. Mais c’est aussi l’époque où naît l’Eglise universelle du royaume de Dieu (1977), fondée par un ancien fonctionnaire de l’Institut de statistiques Edir Macedo et qui va connaître un essor rapide. A « l’Universal », on n’a peur de rien : on guérit sur scène par imposition des mains, on fait descendre le Saint-Esprit sur les fidèles pendant l’office et, dans cette ambiance de miracle permanent, on pratique sans vergogne le culte de l’argent. « L’évêque » Edir Macedo a développé la théologie de la prospérité – reprise à des degrés divers par d’autres congrégations – qui postule que le fidèle doit être heureux, en bonne santé et les poches pleines. S’il n’a pas d’argent, c’est de sa faute. Et les pasteurs – pas seulement ceux de l’Universelle – ne cessent d’appeler aux dons durant l’office. Dans les allées, les employés de l’Eglise vont et viennent pour distribuer des enveloppes où glisser ses billets, tandis que d’autres déambulent terminaux à la main pour y insérer les cartes de crédit. Sans oublier les écrans géants où apparaissent les numéros de comptes en banque. Le message est sans ambiguïté : donnez et Jésus vous le rendra au centuple. La plupart des
Dans les périphéries des grandes villes, les évangéliques sont en plein essor. Leurs temples poussent comme des champignons.
Ils en ont ouvert un par jour ces dix dernières années
évangéliques appliquent d’ailleurs la règle de la dizima : ils versent 10 % de leurs revenus à leur Eglise quelle que soit leur fortune.
Cette manne se retrouve dans l’architecture de temples plus spectaculaires les uns que les autres. L’Universelle, encore elle, les dépasse tous dans la démesure. A São Paulo, dans le quartier de Brás, pour abriter son siège mondial, elle a édifié le temple de Salomon ouvert en 2014, un monstre de 126 mètres de long, 104 mètres de large et 55 mètres de haut (70 000 m2 sur huit étages) d’une capacité de 10 000 personnes. A Rio, elle avait auparavant construit la « cathédrale de la Foi » dans le quartier Del Castilho (45 000 m2, 12 000 places assises) flanquée d’une annexe toute ronde où l’on peut voir une maquette de la Jérusalem du temps du Christ aussi vaste qu’un terrain de football. A l’exemple des mega-churches des Etats-Unis, les Eglises évangéliques de toutes obédiences tiennent à ouvrir des temples ultramodernes, climatisés et dotés d’équipements dernier cri pour le son et l’image. La dimension du spectacle est telle qu’il faut offrir aux fidèles un show musical parfait retransmis sur des écrans géants comme un concert de rock.
267 BAPTÊMES À LA FOIS
Dans le quartier de Penha, à la périphérie nord de Rio, l’Assemblée de Dieu Victoire dans le Christ (Advec) a établi son siège dans une église tout aussi luxueuse. Son dirigeant, le pasteur Silas Malafaia, est une des stars évangéliques du Brésil. Ses livres, ses DVD et ses enregistrements se vendent comme des petits pains, à la boutique ouverte au sein du lieu de culte ou sur
Comme aux EtatsUnis, les Eglises évangéliques ouvrent des temples ultramodernes, climatisés et dotés d’équipements dernier cri
commande par internet. Il est aussi l’un des télévangélistes les plus suivis. Ce dimanche-là, le leader n’est pas à Rio. Il se trouve au Portugal où il vient d’établir un nouveau temple. Le pasteur Odilton Angelo, vice-président de l’Advec, officie à sa place. Il est 9 heures du matin. Les 6 000 sièges sont pratiquement tous pris et la salle est en fête. Face au podium, les premiers rangs sont occupés par 267 fidèles vêtus de vareuses blanches, adultes et grands adolescents. Dans quelques instants, ils seront baptisés.
Ici, les fonts baptismaux n’ont rien à voir avec ceux d’une église catholique. Dans une sorte d’imitation du Christ plongé dans le Jourdain, les baptisés vont passer l’un après l’autre, les femmes d’abord puis les hommes, dans un bassin installé derrière l’autel pour y être totalement immergés. Après les prières et le prêche du pasteur Odilton (et l’intermède dédié aux dons !), le sacrement peut commencer. Dans une ambiance musicale pleine de rythme et sous les vivats et les applaudisse-
ments de l’assemblée où se pressent parents et amis, les baptisés montent sur le podium avant de descendre quelques marches vers la piscine où attendent cinq pasteurs vêtus de vareuses bleu ciel qui les basculent dans l’eau. La scène est retransmise sur les écrans géants. A leur sortie, des assistants étalent des servietteséponges sous leurs pas et les conduisent vers un vestiaire où ils pourront se sécher et se changer. Assise au quatrième rang, Mary attend son tour. Elle a 52 ans et tient un institut de beauté dans une banlieue de Rio. Mary était catholique mais elle a décidé, voilà quatre ans, d’embrasser la foi évangélique. « Ce n’était pas facile, dit-elle. Ma famille était très catholique. » Mary explique qu’elle a trouvé une aide spirituelle à l’Assemblée de Dieu où elle se rend deux fois par semaine. « Les pasteurs expliquent plus clairement les enseignements de la Bible », souligne-t-elle. L’esthéticienne avoue qu’elle a trouvé une communauté solidaire qui l’aide. Et des pasteurs qui font davantage qu’un prêtre catholique. « Ici, on me donne des conseils pour gérer mon commerce, raconte Mary : comment mieux recevoir mes clientes, m’inspirer de mes concurrents dans ma gestion, dans quel domaine investir. » Une assistance qui dépasse les missions traditionnelles d’un lieu de culte. Sans compter les avantages qu’elle tire de la fréquentation de l’Advec. « Notre Eglise fonctionne aussi comme un vaste réseau d’entraide, explique Sóstenes Cavalcante, pasteur de l’Advec et député de Rio au Parlement fédéral. Nous cherchons des solutions pour le fidèle : un médecin s’il est malade, un banquier s’il a besoin d’un prêt, un enseignant s’il rencontre des problèmes avec l’éducation de ses enfants… » Dans le Brésil des pauvres et des classes moyennes relégués en périphérie, les évangéliques ne propagent pas seulement leur foi, rôle déjà essentiel dans ce pays très pieux, ils remplissent une fonction que plus personne n’assume dans ces zones délaissées.
Forts de leur succès pastoral, les évangéliques entendent le traduire sur la scène politique en lançant leurs candidats dans les élections au Parlement
CROISADE ÉLECTORALE
Complément de leur mission d’évangélisation – les pasteurs détestent le mot prosélytisme –, les Eglises évangéliques se sont tournées vers la politique. Leur influence grandissante et les puissants réseaux de télévision et de radio qu’elles possèdent leur garantissent une large audience. Les évangéliques ont déjà conquis Rio de Janeiro en 2016. Son maire Marcelo Crivella, neveu d’Edir Macedo, est évangélique. Actuellement en campagne pour retrouver son siège de député fédéral, Sóstenes Cavalcante ne cache pas qu’il a la tâche plus facile que ses rivaux. « Je dépense cent fois moins qu’eux, dit-il. Je suis pasteur évangélique et je travaille avec Silas Malafaia. Les gens savent pour qui et pour quoi ils votent. » Bien que disséminés dans plusieurs partis politiques, les députés et sénateurs évangéliques (respectivement 87 députés sur 513 et 3 sénateurs sur 81 dans le Parlement sortant) font cause commune quand il en va de leurs valeurs et de leurs intérêts. Qu’il s’agisse d’avortement, de politique de la famille, d’éducation sexuelle ou
du mariage gay, les évangéliques votent en bloc contre toute législation contraire à leur doctrine. Sóstenes Cavalcante explique néanmoins que son arrivée en politique a été causée par d’autres motifs : « Quand le gouvernement de Lula (l’ex-Président aujourd’hui incarcéré pour corruption, ndlr) a voulu nous attaquer sur les finances des Eglises, nous avons décidé de réagir et d’entrer au Parlement. »
EXTRÊME DROITE
Les évangéliques constituent aujourd’hui une force politique incontournable. Et ils le savent. Ils comptent profiter des élections législatives du 7 octobre pour renforcer leur présence dans les deux chambres au point de dépasser la centaine de députés et de multiplier leur nombre de sénateurs. En revanche, pour la présidentielle dont le premier tour se tiendra le même jour et le second le 28 octobre, leur démarche est moins lisible. D’après les sondages, 34 % des évangéliques favorisent le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, soit 6 points de plus que les enquêtes d’opinion portant sur l’ensemble du corps électoral. Néanmoins, on compte autant d’électeurs évangéliques qui se déclarent pour les trois principaux candidats de gauche : 17 % pour Fernando Haddad, poulain de Lula, 10 % pour Ciro Gomes, centre gauche, et 7 % pour Marina Silva, écologiste. Il faut dire que les prises de position de Bolsonaro, hostile aux femmes, résolument homophobe et admiratif de la dictature militaire qui gouverna le Brésil, n’ont rien de consensuelles. Un candidat moins extrémiste aurait sans doute recueilli davantage d’opinions favorables chez les évangéliques qui se déclarent à droite pour 85 % d’entre eux. Reste que Jair Bolsonaro, autrefois fervent catholique, est passé aux évangéliques. Il s’est fait baptiser dans le Jourdain par le pasteur Everaldo Dias Pereira, aujourd’hui candidat à un siège de sénateur de Rio. « Bolsonaro ne joue pas trop ouvertement la carte évangélique, avertit Christina Vital. Il ne veut pas s’aliéner l’électorat catholique ultraconservateur qui pourrait se détourner de lui s’il l’affichait de manière ostentatoire. »
« C’est préoccupant. » Quand il reçoit Le Figaro Magazine à l’Université pontificale de São Paulo, Mgr Odilo Scherer, cardinal-archevêque du principal diocèse brésilien, ne cache pas son inquiétude face à la montée
85 % se déclarent de droite. Pourtant, bien que soutenu par des leaders de leurs Eglises, Bolsonaro n’attire que 34 % de leurs intentions de vote
des évangéliques. Cette voix prépondérante de l’Eglise sud-américaine – il était l’un des favoris à la succession de Benoît XVI – ne mâche pas ses mots. « Les évangéliques ont un projet, dit-il : attaquer le catholicisme et faire du Brésil une terre protestante. » Ce pays, pourtant considéré comme la plus grande nation catholique au monde, court-il vraiment ce risque ? L’archevêque de São Paulo déplore la faiblesse du clergé catholique pour expliquer la déferlante des néopentecôtistes. « Nous n‘avons pas assez de religieux, révèle Mgr Scherer. Au Brésil, on compte un prêtre pour 20 pasteurs. » Un déficit qu’il attribue au manque de formation. « Nous avons trop longtemps compté sur des étrangers pour s’occuper de nos paroissiens, regrette-t-il. On aurait dû former davantage et ouvrir plus de séminaires. » En outre, le cardinal-archevêque souligne que dans l’Eglise catholique, il faut neuf ans d’études avant d’être ordonné alors que les pasteurs évangéliques reçoivent un enseignement d’à peine trois ans – nous avons parlé à un pasteur de l’Universelle à Rio qui nous a expliqué avoir été nommé en moins d’un an. D’origine allemande – ses parents venaient de la Sarre –, l’archevêque de São Paulo souligne combien ces Eglises adeptes de la théologie de la prospérité sont en totale contradiction avec les thèses de Luther. Il nous explique que la Réforme avait fait le procès de l’Eglise pour ses excès de richesses et la vente d’indulgences alors qu’ils bâtissent des temples de luxe et demandent de l’argent aux fidèles pour que le Christ les entende.
UNE MESSSE PAR MOIS
Agacé par ce que beaucoup qualifient de déclin du catholicisme au Brésil, le cardinal Scherer rectifie. « Ne confondez pas les baptisés avec ceux qui fréquentent nos églises, préciset-il. Le catholicisme brésilien reste fort. » Et de nous inviter à aller constater le travail des prêtres et des laïcs sur le terrain « au lieu de [nous] focaliser sur les évangéliques ». Quels que soient les arguments de l’archevêque de São Paulo, dans les favelas de Rio, la lutte entre catholiques et évangéliques demeure inégale. Dans le complexe d’Alemão par exemple, on trouve une église romaine pour 200 temples évangéliques. Christina Vital souligne que dans certaines paroisses de banlieue, on ne tient qu’une messe par mois. Ce terrain autrefois occupé par des communautés catholiques actives – souvent démantelées sous JeanPaul II parce qu’on y prêchait la théologie de la libération condamnée par le Vatican – a été laissé aux évangéliques, trop contents de dispenser leur foi à des populations laissées-pour-compte. Pour l’Eglise de Mgr Scherer, « réévangéliser » l’espace cédé aux évangéliques s’annonce long et difficile. ■
L’Eglise ne lutte pas à armes égales. Au Brésil, on ne compte qu’un prêtre catholique pour vingt pasteurs évangéliques