BASQUIAT, AMERICAN GRAFFITISTE
Culture
C’EST L’UNE DES EXPOSITIONS PHARES DE CET AUTOMNE : À LA FONDATION LOUIS-VUITTON, À PARIS, SONT PRÉSENTÉES PLUS D’UNE CENTAINE D’OEUVRES DE CE PEINTRE AMÉRICAIN À LA CARRIÈRE FULGURANTE. DISPARU EN 1988, À 27 ANS, JEAN-MICHEL BASQUIAT DISAIT VOULOIR MONTRER DANS SES OEUVRES PEINTES ET DESSINÉES « LA ROYAUTÉ, L’HÉROÏSME ET LES RUES »…
Evocation fantomatique et brutale d’une royauté archaïque dans cette acrylique, crayon gras et peinture aérosol sur bois de 1982.
New York, 1977. Dans un restaurant de Prince Street, Andy Warhol dîne avec Henry Geldzahler, conservateur d’art contemporain au Metropolitan Museum. Jean-Michel Basquiat, 17 ans à peine, est encore un inconnu. Il entre dans le restaurant et propose à Warhol de lui acheter ses oeuvres : des cartes postales faites de collages, photocopies et dessins rehaussés à la peinture. Geldzahler, hautain, lui lance : « Quel est votre propos ? » Sous-entendu : d’où parlez-vous ? Que voulez-vous dire ou ne pas dire, montrer ou ne pas montrer ? Comment et à qui ? La réponse de Basquiat, devenue célèbre, claque : « La royauté, l’héroïsme et les rues ! » Tout un programme.
La promesse fut-elle tenue ? L’oeuvre de cet artiste météore, dont la brève existence fut interrompue par une overdose (1988) alors qu’il n’avait que 27 ans, a-t-elle été à la hauteur de cette devise ? La très complète exposition organisée par la Fondation Louis-Vuitton, sobrement intitulée « Jean-Michel Basquiat », permet d’apporter quelques éléments de réponse. Présentée sur quatre niveaux du bâtiment conçu par Frank Gehry, elle donne à voir plus de 135 pièces, réalisées entre 1980 et 1988. Elle illustre le parcours de l’artiste, de la rue au musée, de l’ano-
nymat à la notoriété, de l’indigence à la prospérité. L’occasion de découvrir ou redécouvrir une oeuvre déroutante, pleine de bruit et de fureur, qui ne pouvait que se conclure par l’une de ses dernières toiles intitulée Riding With Death, quelques semaines avant sa mort. Laconique, brutale, définitive, elle est une synthèse métaphorique de l’existence et du travail d’un homme pressé, dont rien ne pouvait ralentir la course folle vers la tombe.
ENTRE 16 ET 20 ANS, UNE VIE DE BOHÈME
La rue, Jean-Michel Basquiat n’y est pas né. C’est un enfant de l’American middle class. Son père d’origine haïtienne et sa mère d’origine portoricaine lui ont donné une instruction et une éducation artistique convenables. Envoyé dans une école catholique en 1967, il y découvre la littérature – anglaise, espagnole, française. Il est doué pour le dessin. Dès l’âge de 6 ans, entraîné par sa mère, il fréquente le Brooklyn Museum, le Met, le MoMA. « Je voudrais dire que c’est ma mère qui m’a donné les fondements, l’art vient d’elle », avouera-t-il. Bref, le garçon a quelques bases, et on est très loin d’avoir affaire à un autodidacte dont le talent serait sorti du néant.
Si Maurice Denis a raison, et qu’« un tableau est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », alors Basquiat n’entre en peinture qu’entre 1980 et 1981. Il participe à deux premières expositions : « Times Square Show » (juin 1980) et « New York/New Wave » (juin 1981). Elles contribueront à le lancer et seront les préludes à sa fulgurante réussite. Mais avant ? Avant : la rue, précisément. Entre sa seizième et sa vingtième année, Basquiat mène une vie de bohème. Entre école d’art, fugues, divagations nocturnes, usage de stupéfiants multiples, quête de la pitance, tribulations artistiques, il cherche (et se cherche). Mais quoi, au juste ? La gloire ?
SON OEUVRE PORTE LA MARQUE D’UN HOMME PRESSÉ
LANCÉ DANS UNE COURSE FOLLE VERS LA MORT
« Je le sais que je vais devenir une star », répète-t-il alors, et cette quête le hantera toujours. La gloire comme moteur, mais aussi la rage, véritable fil rouge de sa vie et de son oeuvre.
Lorsque Henry Geldzahler lui demande s’il y a de la colère dans son travail, il répond :
« Quatre-vingts pour cent de colère !
– Contre quoi es-tu en colère ?
– Je ne m’en souviens pas. »
Amnésie ? Posture ? Jeu de rôle ? On ne sait, car c’est le même qui déclare : « J’ai grandi dans le désert culturel américain. Rien que la télé. Toute ma vie, c’était aller à l’école et rentrer chez moi. J’ai dû quitter la maison. J’avais pas d’amis. Juste l’école et la maison. Dès que je sortais, c’était pour picoler et balancer des bouteilles… et dessiner dans la rue. »
UNE ÉCRITURE DE LA RUE, DE LA MARGE
Dessiner ou écrire ? En ces années, Basquiat couvre les rues, les murs et tout support adéquat de phrases, sentences, slogans énigmatiques et décalés où revient sempiternellement l’acronyme SAMO (Same Old Shit).
« SAMO est tout, tout est SAMO », « SAMO comme alternative à Dieu », « SAMO comme fin des masses décérébrées », « SAMO comme fin de l’art », etc. Resucée dadaïste ? Sans doute, mais qu’importe. Car cette écriture dans la rue est aussi une écriture de la rue, de la marge, de la contestation, de l’énergie brute. Pas n’importe quelles rues. Celles du New York de la fin des années 1970. Un chaos urbain ou règnent la violence et la drogue. Une cité « Dirty, Dangerous, Destitute ».
Avant de se livrer à la peinture, Basquiat a donc commencé par l’écriture. Il a été si l’on veut un « graffitiste ». Un « American graffitiste ». Lorsqu’en 1983, à Henry Geldzahler – toujours lui – qui lui demande : « Avant que votre nom devienne un produit de luxe pour les classes moyennes, vous considériez-vous uniquement comme un artiste de graffitis ? », Basquiat répond : « Je suppose que oui. » Les choses sont-elles si claires ? Non, car il déclarera, par ailleurs, l’inverse : « Mon travail n’a rien à voir avec le graffiti. C’est de la peinture. Ça l’a toujours été. J’ai toujours peint. Bien avant que la peinture soit à la mode. »
Cette contradiction apparente illustre le paradoxe au coeur de l’oeuvre et de la vie de l’artiste. Comment concilier l’énergie, la violence, le choc, la rage, l’impulsion créatrice et anomique de la rue, avec l’organisation, la mise en forme, l’assemblage policé, la soumission aux normes de la galerie et du marché que suppose le travail du peintre ? Comment garder le feu sacré en devenant peintre d’atelier ? Les tableaux de Basquiat nous donnent la solution. Ils sont tels des morceaux de murs arrachés à la rue et transposés sur la toile. Ainsi, Sans titre (Hand Anatomy, 1982), Flesh and Spirit (1982-1983),
Leonardo da Vinci’s Greatest Hits (1982-1983), mais surtout Museum Security (1983). Qu’y voit-on ? Des lettres, mots, dessins, couleurs, griffures comme posés au hasard, juxtaposés par des mains étrangères les unes aux autres. C’est un ensemble qui tient tout à la fois du cartoon, du graff, du dessin, de l’écriture, du verbe, du
DES FIGURES ET DES
SYMBOLES JETÉS SUR LA TOILE DANS UN ORDRE QUI SEMBLE INCOMPRÉHENSIBLE
son. Les figures et symboles semblent jetés ou plutôt crachés sur la toile en un ordre/désordre incompréhensible ou réservé à qui en posséderait la clé, le code. Polysémie chaotique ? Rébus initiatique ? En transposant et en réorganisant sur la toile des assemblages aléatoires semblables à ceux qui recouvraient les murs de la ville, Basquiat réutilise d’une manière originale les principes du collage, de l’assemblage, du cut-up afin de provoquer ce qui, pour lui, reste essentiel : la violence du choc, l’ivresse de la désorientation, le réveil des affects les plus originels.
DES VISAGES QUI EXPRIMENT DOULEUR ET EFFROI
Son talent de dessinateur est parfaitement adapté à cet objectif. Qu’il ait été amoureux du Guernica de Picasso est une évidence. On retrouve chez Basquiat la même aptitude à suggérer grâce à son trait la violence, la brutalité, l’étrangeté des êtres qu’il peint. Ainsi, son Baptismal de 1982 suggère-t-il davantage la dissolution des créatures dans un monde finissant que leur renaissance dans un nouveau. Avec son Florence peint en 1983, on est plus proche de l’enfer de Dante que de la magnificence des Médicis. Chez Basquiat, les visages dessinés n’expriment que la douleur, la menace, l’effroi, le désespoir. Comme si Le Cri de Munch avait traversé l’Atlantique pour être indéfiniment décliné chez le peintre new-yorkais. Sa palette colorée, qui repose essentiellement sur les trois couleurs primaires et le noir, contribue à violenter l’oeil du spectateur comme l’illustre Arroz con Pollo (riz avec poulet).
PAR SON TRAIT, IL SUGGÈRE LA VIOLENCE, LA BRUTALITÉ, L’ÉTRANGETÉ DES ÊTRES QU’IL PEINT
Mais il s’agit d’aller plus loin, ou plus profondément si l’on veut. Passionné d’anatomie, Basquiat peint des écorchés, au propre comme au figuré. Il veut aussi descendre sous les peaux afin d’exhiber les entrailles, la vie nue des créatures qu’il représente. Les Heads (1981, 1982, 1983) présentes dans l’exposition l’illustrent à la perfection. Les expressionnistes s’étaient donné pour tâche d’exprimer une « nécessité intérieure », donc le coeur d’une subjectivité ; Basquiat semble réduire celle-ci à une complexion d’organes mécaniquement agencés, comme si la tête humaine censée être le lieu de l’âme ne recelait en fait qu’une matière à peine animée. Vision déshumanisante, mais biaisée par le désespoir d’un artiste en quête d’une spiritualité introuvable ? Perception claire et distincte d’une humanité désormais réduite à de la chair et de l’os ? « Mass mindlessness », écrivait-il sur les murs. Désormais, il le hurle sur la toile. Ce cri s’adresse autant à l’art de son temps écartelé entre un conceptualisme stérile et un pop art insignifiant, qu’à l’homme de son époque, spectateur hébété de sa propre défiguration. Ne faut-il pas être héroïque pour affronter cela en y plongeant ses pinceaux et crayons gras ? Ne faut-il pas aspirer à la royauté du prophète pour oser révéler sur la toile ce que ses frères humains sont devenus : des pantins grimaçants en qui pourrissent des résidus d’âme ? ■