UN DESTIN FRANÇAIS
Jusqu’à la fin de sa vie, survenue lundi dernier, le célèbre auteurcompositeur-interprète a lutté pour demeurer « en haut de l’affiche », tout comme il a toujours ardemment combattu pour défendre ses deux cultures : française et arménienne.
Il voulait chanter jusqu’à 100 ans. Charles Aznavour, décédé lundi des suites d’une défaillance cardio-respiratoire dans son repaire des Alpilles à l’âge de 94 printemps, aura presque relevé cet ultime défi. Un pari comme il les aimait. « Tout me donne du bonheur. Il faut vivre dans l’optimisme », confiait celui qui apparaissait encore vendredi dernier sur un plateau de France 5. Jusqu’au bout, ce père de six enfants se sera consacré à son art, continuant inlassablement à enregistrer des albums, à se produire sur scène et à s’intéresser à la musique de ses pairs. La mort dans l’âme, il avait été contraint d’annuler une série de concerts cet été à la suite d’une mauvaise chute, avant de revenir récemment sur scène au Japon, où il avait été ovationné. Avec l’humour qui le caractérisait et qui le rendait encore plus populaire aux yeux du public, il déclarait en 2017 au Figaro : « Je suis le plus vieux chanteur en activité dans le monde ! il n’y a plus personne. Tony Bennett n’a que 91 ans, c’est un enfant. » Sans verser dans l’autosatisfaction, il en éprouvait une réelle fierté. Les honneurs ? Ils n’ont pas toujours été pour lui. Surtout à ses débuts. Une époque lointaine. Avec plus de 1 000 titres, le célèbre auteur-compositeur-interprète se sera produit dans près de 100 pays. Après la disparition de Johnny Hallyday, la mort de Charles Aznavour (qui, par la mélancolie de ses textes, était l’exact contraire du héraut des yéyés) signe la fin de l’époque des géants de la chanson française.
POÈTE PRÉCURSEUR ET ENGAGÉ
Resteront tous ses tubes mémorables, de La Bohème à La Mamma en passant par Mes amis, mes amours, mes emmerdes ou Emmenez-moi. Par leur caractère quasiment cinématographique et imagé (« Charles Trenet a montré qu’une grande chanson s’imaginait comme le texte d’un écrivain », commentait-il), ses classiques ont marqué les esprits. Bien sûr, on se souvient également de Comme ils disent au fil duquel, en poète précurseur et engagé, ce grand auteur soulevait dès 1972 la question alors taboue de l’homosexualité. On se remémore pareillement Mourir d’aimer, qui relatait l’histoire d’amour entre une ensei-
gnante et son élève et qui était extraite du film du même nom d’André Cayatte.
Courageux, Charles Aznavour l’était à coup sûr ! En témoigne son formidable parcours qui vit ce jeune homme modeste, né le 22 mai 1924 à Paris de parents arméniens, monter tous les échelons de la gloire en faisant exploser les hit-parades et le box-office. A la seule force du poignet. « Je ne visais pas la réussite mais la survie », avait-il coutume de dire. Une soif de comprendre le monde et d’aller de l’avant qui remontait à son plus jeune âge. « A l’école, j’avais de l’admiration pour mes professeurs. Je connais encore tous leurs noms », soulignait-il.
Dans la mémoire collective, il restera un homme de combats sous toutes leurs formes. Nul n’a oublié l’énergie déployée en 1988 par Aznavour, dont les proches avaient été victimes du génocide arménien en 1915 par les Turcs, lors du tremblement de terre survenu sur la terre de ses ancêtres. Une autre facette du personnage, faite de générosité et de fidélité envers les plus démunis, apparaissait au grand jour. Il considérait sa double appartenance comme une vraie chance. « Je suis français et arménien, affirmait-il. Les deux sont inséparables, comme le lait et le café. C’est fantastique d’avoir deux cultures. Le français est ma langue de travail mais ma langue familiale est toujours l’arménien. » Là fut le premier talent du jeune homme : réussir son assimilation au modèle français malgré son déracinement, comme il le raconte si bien sur son titre Les Emigrants.
NÉ PAR HASARD EN FRANCE
Détail cocasse : c’est par hasard que le petit Charles Aznavourian naquit à la clinique Tarnier, dans le VIe arrondissement de la capitale. La raison ? Ses parents, en route pour les Etats-Unis, faisaient alors escale à Paris. En fin de compte, toute la famille demeura de ce côté de l’Atlantique. Par une plaisante ironie du sort, le garçon, qui n’avait rien de gaulois, est par la suite devenu LA figure française la plus respectée et la plus connue à travers le monde ! Un statut qui a encore été confirmé en 2017 lors de l’inauguration de l’étoile portant son nom sur le Walk of Fame (promenade de la célébrité) d’Hollywood. Jadis, c’est CNN et Time qui le consacraient « chanteur de variété le plus important du XXe siècle ». Devant tous les autres ténors de la discipline !
Bien qu’il ait acquis la nationalité arménienne en 2008 et en soit devenu un éminent ambassadeur, cet ancien « communiste cocu », allergique aux votes extrémistes, ne perdait jamais une occasion de rappeler son amour pour la France et son attachement aux valeurs de la République. « J’ai un côté franchouillard », lançait-il même en 2016 au Journal du dimanche, indiquant avec humour avoir abandonné la conduite des Rolls-Royce au profit des Peugeot. D’interview en interview, il se félicitait d’avoir dévoré tous les ouvrages de Balzac et de Dumas et se réjouissait d’avoir
UNE RÉUSSITE À LA SEULE FORCE DU
POIGNET
écrit « tout seul » ses Mémoires. « Il n’y a qu’une règle : le travail, insistait-il auprès de La Croix. Je n’ai pas passé un soir de ma vie sans lire ou apprendre quelque chose. Jamais ! Je m’activais jusqu’à 2 heures du matin. Je ne suis ni dormeur, ni endormeur. »
Ardent défenseur de notre langue, il disait des dictionnaires : « Ce sont mes livres préférés. » Au début des années 1990, il avait tenu à rencontrer Maurice Chapelan, qui signait sous le pseudonyme d’Aristide dans Le Figaro littéraire. Ouvert à tous les genres, il observait avec une grande attention le travail des rappeurs et des slameurs. « Ils ont renoué avec l’écriture du rythme », tranchait celui qui avait collaboré avec Grand Corps Malade. Sans surprise, il brocardait à l’envi ceux qui appauvrissent notre vocabulaire. « Vous entendez “voilà” partout, se désolait-il par exemple. Cela doit être le mot le plus utilisé en France aujourd’hui. A tel point que j’ai commencé à écrire une chanson qui s’appelle Voilà. »
On le voit : réputé pour sa gentillesse et son ouverture d’esprit, l’homme savait répliquer dans la tempête. « Blessé » par les attaques dirigées contre lui à propos de sa situation fiscale douteuse, il avait décidé en 1972 de s’établir la moitié de l’année en Suisse. « La France devrait me payer pour tous les milliards dans ses coffres », avait-il lancé en 1977 au président du tribunal chargé d’examiner son dossier. Une de ses rares infidélités à la France ! Un pays où, grâce à ses parents artistes, le jeune Charles avait rapidement découvert le monde du spectacle. A cette époque, déjà, il n’avait pas froid aux yeux. C’est en 1933, à 9 ans, qu’il avait proposé ses services au directeur du Théâtre du Petit Monde. Requête acceptée. Plutôt convaincant, il avait enchaîné les petits rôles au fil des années mais ses cachets demeuraient dérisoires. Fidèle à son caractère obstiné et déterminé, il décida de s’accrocher envers et contre tout. « Je suis devenu artiste en frappant sur l’enclume », précisait-il.
LA FASCINATION DE PIAF
Autour de lui, ses proches remarquèrent son grand sens de la discipline. Qui lui permettait de compenser ses défauts originels. « Je l’ai acquise en faisant de la danse classique. Eh oui, vous ne saviez pas que j’ai commencé par la danse classique avant de passer par la comédie et de tomber tout à fait par hasard dans la chanson ? », s’amusait-il en 2015 dans les colonnes du Figaro. Grâce à sa rencontre avec le pianiste Pierre Roche, il prit conscience de ses talents insoupçonnés d’auteur. Des morceaux composés à cette période recueillirent un succès d’estime. Bilan insuffisant pour Aznavour dont le chemin croisa après, fort heureusement, celui d’Edith Piaf. Fascination réciproque. Ni une ni deux, elle l’embarqua dans une tournée aux Etats-Unis et au Canada, bien décidée à lui mettre le pied à l’étrier. « Quand je prépare un tour de chant, je me demande toujours par quoi elle aurait commencé, expliquait Charles Aznavour. Cette femme m’a tout appris. Disons plutôt que je lui ai tout volé : sa simplicité, sa gentillesse avec le public. Je repense aussi à son humour. »
Aux murs de son bureau des Editions Raoul Breton, qu’il avait rachetées afin que notre patrimoine musical ne tombe pas entre les mains des Américains et où il aimait recevoir ses interlocuteurs, trônaient des photographies de « la Môme », de Mireille, de Trenet mais aussi de Plácido Domingo ou Sinatra. A l’évocation de tous ces fidèles connus ou admirés, on pense également à Liza Minnelli avec laquelle ce gentleman élégant,
“LA FRANCE DEVRAIT ME PAYER POUR TOUS
LES MILLIARDS DANS SES COFFRES”
grand admirateur de la gent féminine, connut une idylle dans les années 1960. Bien plus tard, il la retrouvera avec plaisir lors de prestigieux galas organisés à Paris ou New York. Dans ses locaux professionnels était aussi affiché un diplôme américain. « C’est le prix de la meilleure chanson country, obtenu à Nashville. Ce n’est pas donné à tout le monde », indiquait-il à La Croix. Un autre trophée qu’il devait regarder malicieusement en songeant à toutes ses années de galère, à l’indifférence du public et aux critiques des journalistes qui ne croyaient pas au destin de cet homme de petite taille et doté d’une voix éraillée, qui avait été engagé dans le cabaret de Patachou ou qui avait offert ses premiers morceaux à Juliette Gréco.
« J’ai prouvé que l’on pouvait chanter avec une voix cassée », s’exclamait Aznavour il y a peu, sans jamais évoquer le mot « revanche » « Plus que connu, je suis reconnu », ajoutait-il avec coquetterie. En quelle année le déclic est-il venu pour lui ? Probablement en 1957. Dans la salle parisienne de l’Alhambra, il réussit à obtenir la première vraie standing ovation de sa carrière. Triomphe absolu ! Plus rien ne l’arrêtera. On connaît la suite : les disques d’or, les tournées, les premiers rôles au cinéma (notamment dans Tirez sur le pianiste de François Truffaut) les limousines, les unes des magazines, les honneurs internationaux… Dans les Alpilles, loin du strass et des paillettes, recevant avec parcimonie les journalistes (dont ceux du Figaro Magazine), il n’aimait rien tant désormais que se retrouver au milieu des siens et de s’occuper de sa production d’huile d’olive. Acceptant avec philosophie le poids des années, les rhumatismes, une ouïe défaillante, une mémoire qui flanchait et qui le conduisait à utiliser un prompteur lors de ces dernières années. Pensait-il à la postérité ? « Ce qui me préoccupe, c’est le futur de mes enfants et de mes petits-enfants. C’est pourquoi je défends le droit d’auteur dont ils hériteront. Ça leur permettra de faire des études. Ce que je n’ai pas réussi à faire, mes parents n’en avaient pas les moyens. » Elle lui tend aujourd’hui les bras. ■