Le Figaro Magazine

LA MUSIQUE DE L’AMITIÉ

Liés de longue date par une estime et une tendresse réciproque­s, les deux Charles s’amusaient entre eux comme d’éternels enfants. Jacques Pessis nous raconte plusieurs de leurs échanges auxquels il a assisté.

- Jacques Pessis

Le ciel bleu pour nous peut s’effondrer… » Le début de L’Hymne à l’amour est de Charles Aznavour. Nous sommes à la fin des années 40. Il vit chez Piaf, sans être son amant, et passe des journées à lui renvoyer la balle quand elle écrit une chanson. Ce jour-là, quand elle a terminé trois couplets, il les lit et s’exclame : « Ton histoire, c’est un hymne à l’amour ». « Très bien, réplique-t-elle du tac au tac. Ce sera le titre. » Aznavour n’a jamais réclamé la moindre part de droits d’auteur, et en souriait, en particulie­r lorsqu’il évoquait des souvenirs communs avec Charles Trenet, qui, lui aussi, avait souvent croisé Edith et beaucoup ri avec elle. J’ai eu le privilège d’assister, au cours de longs déjeuners, à ces joutes verbales où il y avait dans les regards des deux Charles, un mélange d’admiration et d’affection. Nés en mai, à quatre jours et onze ans d’intervalle, ils se retrouvaie­nt traditionn­ellement pour fêter leur anniversai­re, mais aussi le 4 novembre, à l’occasion de la SaintCharl­es. Les bonnes tables faisaient partie de leur art de bien vivre. En tournée, Aznavour ne manquait jamais de faire un détour par l’une ou l’autre d’entre elles. Il connaissai­t les grands crus et assurait souvent que pour rester en forme à partir d’un certain âge, il faut boire au moins deux verres de vin par jour. Trenet approuvait même si, certains jours, sa consommati­on dépassait largement la dose prescrite. J’ai ainsi le souvenir d’un déjeuner à Baumanière qui s’est terminé dans le bureausalo­n d’Aznavour, à Mouriès. Il avait été convenu de conclure ce moment de grâce par un café. En entrant dans la pièce, Trenet aperçoit sur le bar une bouteille de cognac dont il demande l’origine. « Elle date de 1924, l’année de ma naissance, on la goûte ? », avait répondu son hôte, comprenant parfaiteme­nt ce qui allait se passer : ce nectar ne survivrait pas à la soif de vie de son invité. A 18 heures, elle était effectivem­ent vide. Pendant trois heures, j’ai exclusivem­ent bu les paroles de ces grands hommes qui s’amusaient comme des éternels enfants. Les jeux de mots fusaient et ils éclataient de rire. Ils hoquetaien­t de bonheur en évoquant le souvenir de

personnage­s pittoresqu­es que leur long parcours leur avait permis de croiser. Ils évoquaient, entre autres, des comiques troupiers dont ils demeuraien­t les seuls à connaître le nom. Des artistes disparus demeuraien­t très présents dans leur mémoire, à commencer par celui qui se faisait appeler « le Chanteur sans nom », mais qui distribuai­t des cartes de visite avec son véritable patronyme, Roland Avellis. Ce jour-là, le créateur de La Bohème a évoqué sa première rencontre avec celui qui n’était pas encore le « Fou chantant ». C’était en 1937 et Aznavour, 13 ans, débutait dans la troupe d’une revue à l’Alcazar de Marseille. Un soir, dans les coulisses, il aperçoit le caporal Trenet, qui effectuait son service militaire à Istres. Il vient proposer à Berval, un chanteur local, une chanson intitulée Le Bateau blanc. Aznavour n’a jamais oublié cet instant. Trenet était déjà son idole, son maître, celui dont les paroles poétiques et le sens du swing l’inspiraien­t. Il a suivi ses traces même si, à partir de 1969, il s’en est éloigné en créant, en particulie­r, Mourir d’aimer, inspirée par l’affaire Gabrielle Russier. Leurs méthodes de travail étaient toutefois très différente­s. Le créateur de Y’a d’la joie !, expliquait qu’il faisait des chansons comme un pommier fait des pommes. Il imaginait une histoire en vagabondan­t, et la dictait ensuite. Aznavour, beaucoup plus besogneux, peaufinait chacun de ses chefs-d’oeuvre immortels pendant des semaines, voire des mois, jusqu’à ce qu’il lui soit impossible d’ajouter un mot, voire une note.

A la fin des années 80, ils ont décidé de concrétise­r un projet de toujours : écrire et composer ensemble une chanson. C’est ainsi qu’est née Trenetemen­t, qu’Aznavour a mis à son répertoire pendant quelques-uns de ses innombrabl­es concerts au Palais des congrès. Ils l’ont aussi interprété en public, une seule fois, en 1995, à Salon-de-Provence, lors de l’inaugurati­on de l’Espace Charles-Trenet. Ovationné par la foule, Aznavour, dont la présence sur scène était une surprise, est resté sur le plateau. Les deux Charles ont chanté ensemble La Mer, qu’ancienneté oblige, ils ont intitulé La Grand-Mer. Ces couplets, dont plus de 4 000 versions sont recensées dans le monde, font partie du catalogue des Editions Raoul Breton que Charles Aznavour, également homme d’affaires, a acheté en 1981, avec Gérard Davoust, son associé et ami. Pas seulement pour remercier symbolique­ment et post mortem Raoul Breton qui l’avait financière­ment soutenu au temps des vaches maigres. Il ne voulait pas que la dernière institutio­n française du genre tombe dans l’escarcelle de groupes américains où, lorsqu’on parle de notes, on fait allusion à une facture et jamais à une partition. Il a ainsi sauvé un patrimoine à propos duquel il déclarait : « Chanson française ? Mais c’est un pléonasme ! La chanson est française, et elle le restera. » Aux génération­s futures de le démontrer en assurant, même modestemen­t, sa relève. ■

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Trenet, Aznavour et Bécaud en 1957 : le temps de l’insoucianc­e.

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