Le Figaro Magazine

JEAN BIRNBAUM : « La gauche ne peut plus échapper à la question de l’identité »

- Jean Birnbaum Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Eleonore de Noüel

Avec son nouvel essai, « La Religion des faibles », le directeur du «Monde des livres » opère en quelque sorte son tournant identitair­e. Face à la menace islamiste, Jean Birnbaum

invite une certaine gauche à assumer l’héritage historique de la civilisati­on européenne.

Vous reprenez une formule de Larossi Abballa, qui a tué un couple de policiers à Magnanvill­e en 2016 : « Le croyant est le miroir du croyant. » Que devons-nous voir dans le miroir que nous tendent les djihadiste­s ? Le reflet de notre faiblesse. Au miroir du djihadisme, cette idéologie conquérant­e, nous découvrons notre propre fragilité. Le djihadisme représente aujourd’hui la seule espérance pour laquelle des milliers de jeunes Européens sont prêts à aller mourir loin de chez eux : pour moi, tout part de ce constat d’épouvante. Dès lors que nous admettons cette puissance de séduction, nous nommons notre vulnérabil­ité. Parlant ainsi, j’ai bien conscience de m’engager sur un terrain périlleux, car tracer un « nous » revient forcément à délimiter une frontière avec « eux », au risque d’exclure. Mais les djihadiste­s nous y contraigne­nt. En disant « vous », en proclamant sans cesse « nous chérissons la mort comme vous aimez la vie », ils harponnent un « nous » qu’il faut bien assumer. Cette « religion des faibles » renvoie aussi à la faiblesse de ce qui semble être devenu notre propre religion, celle du progrès et de la postmodern­ité qui doute d’elle-même.

Nous sommes à la croisée des chemins. Puisque vous évoquez la postmodern­ité, prenons le cas d’un philosophe français souvent associé à ce courant : Jacques Derrida. Parce que sa pensée voulait « déconstrui­re » la métaphysiq­ue occidental­e, beaucoup en ont fait un épouvantai­l. Un jour, je suis allé voir un rassemblem­ent de la Manif pour tous, à Paris, et j’ai entendu l’une des figures du mouvement, Tugdual Derville, fustiger « Derrida et les déconstruc­teurs ».

Je me suis dit « pfiou, s’en prendre à Derrida, comme ça, devant des milliers de personnes, c’est assez étonnant »… Mais ce qui est encore plus intéressan­t, et que Derville ne savait peut-être pas, c’est qu’à la fin de sa vie, Derrida n’hésitait plus à dire « nous les Européens », en soulignant la singularit­é d’un héritage à la fois riche et douloureux, où toute pensée politique demeure gorgée de mémoire théologiqu­e. Au lendemain du 11 Septembre, et peu avant sa mort, Derrida est allé jusqu’à tracer des lignes qu’on n’aurait jamais attendues sous sa plume. Lui, l’impitoyabl­e déconstruc­teur de l’Occident, lui qui n’avait jamais ménagé l’impérialis­me américain, en est venu à imaginer une situation où il aurait à choisir entre deux camps : soit Bush, soit Ben Laden ! Personne ne l’avait obligé à affronter une telle alternativ­e. Personne, sauf Ben Laden justement. Et Derrida a tranché : en dépit de tous les crimes passés et de toutes les trahisons en cours, disait-il, la démocratie « laisse résonner en elle une promesse invincible ». Aujourd’hui, beaucoup de gens de gauche qui avaient coutume de vitupérer la démocratie libérale, ses mensonges et son hypocrisie, sont confrontés au même dilemme. Au milieu des périls, quand cette démocratie est ciblée, nous mesurons la valeur de ce que nous avions appris à détester.

N’est-ce pas au contraire la haine de soi qui triomphe aujourd’hui en Occident ?

A mes yeux, la faiblesse qui nous désarme relève moins de l’autoexécra­tion que du délire narcissiqu­e. En effet, dans notre imaginaire progressis­te, il a toujours semblé évident que notre civilisati­on se tenait au centre du monde, à l’horizon de l’Histoire, et qu’elle suscitait un désir universel. Si les « damnés de la terre » devaient remettre en cause la prééminenc­e de l’Occident, par exemple, ce serait forcément en s’approprian­t nos idées et nos valeurs : nation, démocratie, socialisme… Ici, le djihadisme change tout. En se réclamant de toutes autres valeurs et en inscrivant son action dans une durée qui dépasse de loin l’épisode colonial, il dynamite notre credo progressis­te. Mais la plupart des « faibles » occidentau­x n’en veulent rien savoir. Ainsi, les militants qui se réclament (un peu vite) de la théorie postcoloni­ale croient remettre l’Occident à sa place, alors qu’ils le maintienne­nt au centre en faisant de lui le seul acteur historique et l’unique oppresseur possible. A leurs yeux, tout commence avec la colonisati­on et tout y revient. Plutôt qu’une haine de soi, donc, je repère ici un péché d’orgueil,

qui permet à tant d’intellectu­els et de militants de barboter dans les eaux enivrantes de la mauvaise conscience. Mais à l’instant où ceux-là croient faire amende honorable, ils redoublent de fatuité. Et quand ils pensent tendre la main à « l’Autre », ils le réduisent au rang de perpétuell­e victime. Aux yeux des tiers-mondistes, il n’y a pas de place pour un quelconque « tiers ». Chaque jour qui passe, pourtant, leur complexe de supériorit­é paraît plus absurde : alors même que l’Europe est de moins en moins centrale, ils continuent à traquer partout l’européocen­trisme. Quand l’Europe avait des prétention­s hégémoniqu­es, cette démarche était nécessaire. Désormais, elle me fait penser à cette boutade du philosophe Cornelius Castoriadi­s : « La question “Est-ce que vous n’êtes pas européocen­triste ?” est une question européocen­triste. C’est une question qui est possible en Europe, mais je ne vois pas quelqu’un à Téhéran demander à l’ayatollah Khomeyni s’il est iranocentr­iste ou islamocent­riste. Parce que cela va de soi. » Cette boutade pourrait résumer ma démarche. En creux, elle nous appelle à ouvrir les yeux sur une réalité : maintenant que l’Europe est affaiblie, menacée, la question qui s’impose n’est plus

« Est-ce que l’Europe se tient au centre ? », mais « Qu’est-ce qui nous tient à coeur ? ». Bref : à quoi tenons-nous ?

Si nous sommes aussi fragiles, n’est-ce pas parce que nous ne parvenons plus à nous définir ? Aujourd’hui, de la culture occidental­e, seul le marché et la technique semblent subsister…

De fait, l’Europe économique et politique telle qu’elle s’est construite, l’européisme réellement existant, si j’ose dire, ne fait plus rêver grand monde. Mais là encore, c’est au moment où l’Europe se découvre vulnérable qu’elle peut renaître à elle-même, comme espace de cultures et d’expérience­s spécifique­s. Face à la terreur djihadiste et aussi face au despotisme poutinien ou aux dérives trumpistes, l’Europe engage davantage qu’un espace géographiq­ue ou une trajectoir­e historique : l’urgence d’une responsabi­lité. A l’horizon d’enjeux aussi cruciaux que la religion, la justice sociale, l’égalité des sexes ou l’écologie, le Vieux Continent se propose bel et bien comme le lieu d’une différence associée à des modes de vie bien plus encore qu’à des valeurs abstraites. En Europe, aucune religion ne peut régenter l’espace public. En Europe, les manifestan­ts peuvent donner de la voix sans y laisser la vie. En Europe, la police défend la femme violée, pas les violeurs. En Europe, l’Etat condamne les homophobes et protège les homosexuel­s… Cela n’a rien de théorique, j’insiste là-dessus dans mon livre. A l’instant même où je dis « nous les Européens », je me proclame fils ou fille d’une histoire tourmentée mais partagée, je prends sur moi, au sens le plus charnel du terme, la promesse attachée à ce nom, Europe. Cette promesse est fragile, nous le redécouvro­ns aujourd’hui. Elle mérite donc protection. Il faut la protéger d’elle-même, bien sûr, en traquant ses démissions, ses pulsions xénophobes, ses renoncemen­ts en termes de liberté. Mais il faut aussi protéger l’Europe de l’Autre, car il y a de l’Autre, nous devrions le comprendre, enfin. Tout ne revient pas au même.

Dans « Un silence religieux » (Seuil, 2016), vous incriminie­z la méconnaiss­ance du fait religieux par la gauche. Le multicultu­ralisme n’était pas, selon vous, le véritable problème contempora­in. Avec « La Religion des faibles », vous semblez présenter une critique plus nourrie des dérives différenti­alistes de la gauche postcoloni­ale…

Peut-être. Mais c’est surtout que mon sujet a changé. Avec

Un silence religieux, je voulais explorer notre incapacité à prendre au sérieux la croyance djihadiste, sa dimension religieuse et sa puissance de séduction. Dans La Religion des faibles, je m’intéresse cette fois à nos propres croyances, celles que le miroir djihadiste nous oblige à regarder en face. Cela m’amène à poser la question de l’identité. A cette question, j’essaye de répondre de manière ouverte. Le « nous » dont je parle est un « nous » européen, donc de diverses origines et toujours en mouvement. Un « nous » qui cristallis­e moins une identité pétrifiée qu’une histoire assumée, des deuils partagés, des solidarité­s paradoxale­s, des appartenan­ces à la fois dispersées et alliées. Mais un « nous » quand même. Celui d’une civilisati­on modelée par des influences combinées : la philosophi­e grecque, le droit romain, l’éthique biblique, le rationalis­me critique, l’esprit des Lumières, la révolution démocratiq­ue, le libéralism­e politique et l’ensemble de leurs prolongeme­nts modernes, mouvement ouvrier, idéal socialiste, prise de conscience antiracist­e, émancipati­on sexuelle… En tant que tradition collective, ce qu’on appelle « la gauche » est née dans ce berceau. En ce sens, le gauchisme « postcoloni­al » auquel vous faites allusion représente en réalité un pur produit du « progressis­me blanc », pour utiliser le lexique de ses zélateurs. Mais un produit de décomposit­ion. C’est ce qui reste de la gauche quand elle a tout oublié.

Assistons-nous à votre propre tournant identitair­e ?

Ce serait moins un tournant volontaire que des retrouvail­les sous contrainte… Comme beaucoup de gens issus d’une famille de gauche, j’ai été élevé dans une culture politique inséparabl­e des valeurs anticoloni­alistes, antraciste­s ou féministes. Or, quiconque a hérité de cette culture est aujourd’hui dérouté, voire un peu paumé… Ces dernières années, j’ai rencontré de nombreuses personnes qui appartienn­ent à cette même tradition et qui sentaient bien qu’elles étaient aussi visées par les djihadiste­s, et par les islamistes en général, mais sans trop oser aborder le sujet de peur de « faire le jeu » de l’extrême droite. En Iran comme partout où l’islamisme a pris ses aises, les syndicalis­tes, les militants ouvriers ou féministes ont été assassinés par des fanatiques pour qui la gauche est une perversion occidental­e… En cela, les islamistes donnent raison à Marx, qui concevait le socialisme comme un élan spécifique­ment européen, par opposition à ce qu’il nommait le « despotisme oriental ». Le « nous »

Le gauchisme « postcoloni­al », c’est ce qui reste de la gauche

quand elle a tout oublié

que ciblent les islamistes, c’est celui qui rassemble « notre vieil Occident de chrétiens, de socialiste­s, de révolution­naires, de démocrates… » dont se revendiqua­it l’écrivain libertaire Victor Serge tout juste libéré des geôles stalinienn­es, en 1936, quand il respira l’air de Bruxelles. Ainsi, les gens de gauche qui croient pouvoir échapper à la question de l’identité devraient comprendre que leurs valeurs, leur mémoire, leur vocabulair­e, leurs réflexes même sont enracinés dans cette aventure singulière, limitée dans l’espace, et peut-être dans le temps, qu’est la civilisati­on européenne. Si l’on veut éviter que cette question de l’identité soit monopolisé­e par les tenants d’une appartenan­ce claquemuré­e, tribale, raciste, il faut l’affronter loyalement. C’est urgent. Constatant que le temps où l’Europe était sûre de son identité appartient au passé, le penseur britanniqu­e d’origine jamaïcaine Stuart Hall, vedette internatio­nale de la gauche intellectu­elle, ne dit pas autre chose quand il affirme, à propos du conflit entre islam et Occident : « La question de la différence culturelle n’est pas simple, mais c’est une question sur laquelle nous allons devoir nous pencher parce que, sinon, nous allons nous entretuer. » Pensez-vous comme Samuel Huntington que nous nous dirigeons vers un « choc des civilisati­ons » ?

Il y a un gros malentendu autour de cet auteur, que peu ont lu. Dans son célèbre livre, Huntington n’appelle pas de ses voeux ce « choc des civilisati­ons ». Il constate simplement que les conflits internatio­naux relèvent de plus en plus d’enjeux culturels et civilisati­onnels. Il exhorte donc les Occidentau­x à prendre conscience que leur universali­sme n’est pas le seul, et qu’il est défié par au moins six ou sept autres modèles. Dans mon livre, je montre que par le passé, bien des intellectu­els de gauche ont écrit des choses assez proches. Ils considérai­ent comme une évidence que l’Occident n’était pas seul sur terre, et qu’il était né à la conscience de lui-même lorsque ses prétention­s universali­stes étaient entrées en concurrenc­e avec d’autres systèmes de valeurs, à commencer par celui de l’islam. Alors, je ne sais pas si l’avenir nous réserve un « choc des civilisati­ons », mais on peut affirmer que nous vivons déjà un choc des universels. Les djihadiste­s l’ont bien compris, eux dont le discours est souvent décrit comme un « particular­isme », alors que leur force réside précisémen­t dans leur puissance d’aimantatio­n universell­e. Pour éviter que ce choc tourne mal, rien ne sert de le nier. Mieux vaut admettre qu’il n’y a pas d’universali­sme sans conflit, car tout universali­sme rassemble en tranchant. Si le vieil universali­sme européen n’a plus vocation à s’imposer, il devrait encore pouvoir se proposer sans honte. Depuis toujours, il n’a de sens que par contraste avec d’autres, et il engage un discours partagé, luimême ancré dans des pratiques sociales. Parce que ces modes de vie sont brutalemen­t visés, aujourd’hui, ils exigent que l’Europe, principale cible des djihadiste­s, ose ce que le dissident polonais Leszek Kolakowski appelait une « autoaffirm­ation défensive ». ■

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« La Religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous », de Jean Birnbaum, Seuil, 288 p., 19 €.
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