“LA FRANCE RÉSISTERA-T-ELLE AU MULTICULTURALISME AMÉRICAIN ?”
Mark Lilla / Laurent Bouvet
Dans son dernier livre, « La Gauche identitaire » (Stock), l’universitaire américain Mark Lilla met en garde la gauche française contre le piège de la politique des minorités qui a causé la perte du Parti démocrate américain. L’essayiste et professeur de science politique Laurent Bouvet dénonce, lui aussi, depuis plusieurs années, cette dérive communautariste. Dialogue entre penseurs venus des deux rives de l’Atlantique.
Mark Lilla, vous avez déclaré que votre livre est un avertissement à la gauche française. Pourquoi ? Mark Lilla – La gauche américaine a démissionné de sa responsabilité de faire de la politique. Son but est désormais exclusivement – ou presque – culturel. J’appelle cela le tournant identitaire : les efforts de la gauche sont orientés vers la reconnaissance des individus en tant que tels. Le social et la lutte contre l’ultralibéralisme ne sont plus sa priorité. Elle s’adonne à ce que j’appelle la « pseudo-politique ». Je crois qu’il est donc temps que la gauche renouvelle sa pensée et la logique de son action, et j’aimerais éviter à la France les apories que notre gauche a connues.
Laurent Bouvet – Nous assistons à cela aussi en France, l’émergence de ce que Marc appelle la gauche « des campus ».
Une gauche présente dans les universités, et aussi à l’extrême gauche. On peut filer la comparaison entre nos deux pays en remarquant qu’en France, comme aux Etats-Unis, cette gauche a gagné toutes les tendances de la gauche : le Parti socialiste, les Verts, etc. Ainsi, la lutte pour la reconnaissance des droits individuels et des discriminations envers les minorités a pris le dessus sur tous les autres enjeux.
Est-ce la cause profonde de l’échec de Hillary Clinton ?
Mark Lilla – J’ai écrit un article très controversé à ce sujet dans le New York Times qui expliquait que, pour comprendre cette défaite, il fallait remonter trente ans en arrière. Ce n’est donc pas de la faute exclusive de Hillary Clinton. La responsabilité en incombe justement à cette pseudo-politique identitaire qui n’a pas su parler au grand centre des Etats-Unis, ce vaste pays républicain ; dans certains Etats, il n’existe même plus de bureau politique démocrate. La volonté de dialogue avec ses populations a disparu à gauche et elle a logiquement payé le prix. Il est très – trop – facile de se convaincre que ces gens-là sont des racistes ou des fous religieux. Ce raisonnement n’est qu’une façon pour les démocrates de justifier leur paresse.
Cela fait-il penser à cette France périphérique, mise en évidence par Christophe Guilluy, qui vote Le Pen ?
Laurent Bouvet – Oui, il y a là une analogie frappante, mais qui ne concerne pas que la France ou les Etats-Unis. Cette déconnexion entre une élite mondialisée, au vote progressiste, aux convictions sécularisées, et les habitants des petites villes, au vote beaucoup plus conservateur sur les valeurs, plus inquiet sur les questions économiques, sociales et culturelles, se retrouve plus largement dans toute l’Europe, et même au-delà désormais. Ce qui est spécifique aux EtatsUnis, c’est cette scission entre deux types de populations, qui semble irrémédiable. Les côtes très peuplées semblent en tout point opposées au centre du pays, comme s’il y avait deux Amériques.
Nos modèles culturels diffèrent-ils également ?
Laurent Bouvet – Oui, notre équation identitaire est assez différente, et elle laisse encore une large part à la question de l’intégration. Le problème que nous devons relever, ce sont ces citoyens qui sont parfois français depuis deux ou trois générations mais qui ne sont toujours pas intégrés. Dans ce contexte, toute une partie de l’islam s’est érigée en opérateur identitaire de différenciation par rapport à l’ensemble national. Il y a une proportion importante des jeunes de moins de 25 ans qui se considèrent d’abord comme musulmans, et ensuite seulement comme français, mais de façon très distante et souvent purement instrumentale. Cette question n’existe pas sous cette forme aux Etats-Unis. Leur question identitaire fondamentale est celle de la population noire, population présente depuis le début de la formation du pays. Ainsi, nous pouvons comparer nos deux pays sans oublier ces deux points d’irréductibilité que sont la présence de l’islam comme deuxième religion pour la France et la question noire pour les Etats-Unis.
C’est précisément ce qui empêche, à mon sens, notre gauche identitaire française de bien analyser la situation du pays puisqu’elle importe des grilles d’analyse américaines des
campus. On le voit très bien dans le domaine des sciences sociales. Les tenants de l’application de grilles d’analyse américaines à la situation française se trompent lourdement, et de plus refusent souvent tout débat, considérant qu’ils sont « les progressistes », la seule vraie gauche… Par exemple, cette distinction entre racisés et non-racisés n’a en France aucun sens, tout simplement parce que l’expérience des Noirs français et des Noirs américains n’est comparable ni historiquement ni sociologiquement.
Le Parti démocrate a-t-il tiré les leçons de sa défaite ?
Mark Lilla – En réalité, oui, un petit peu au moins. Par nature, je ne suis pas très optimiste mais, depuis la victoire de Trump, de nombreux citoyens ont décidé de s’engager auprès des démocrates. Ces personnes ont des origines très variées (Blancs, Noirs, Indiens, etc.) mais, dans leur campagne, ils ne mentionnent jamais leur identité et préfèrent parler des problèmes locaux ou de Trump. Il y a l’exemple de cette candidate démocrate transgenre qui s’est présentée contre un républicain et qui n’a jamais fait référence à son identité sexuelle – bien qu’elle porte un foulard LGBT autour du cou. C’est son adversaire qui a évoqué son orientation, et la femme a gagné.
Ce qui m’intéresse dans cette prise de conscience qu’il faut mettre de la distance par rapport aux revendications identitaires, c’est qu’elle vienne
« du bas », des militants de terrain et non des cadres du parti. L’élite du Parti démocrate, qui est peu nombreuse et se trouve principalement à Hollywood ou dans les universités, n’a pas de goût pour cette politique de la base où il faut aller rencontrer son voisin, discuter avec lui.
La gauche française a subi, elle aussi, une défaite historique lors de la dernière élection…
Laurent Bouvet – La gauche française n’a pas encore tiré les leçons de sa défaite de 2017. Cette défaite n’était pas seulement « historique » ou conjoncturelle, comme cela a pu se produire en 1993, c’est une défaite qui vient de loin, que l’on pouvait anticiper. Je dirais une défaite architectonique, c’est-à-dire une défaite qui tient de l’épuisement idéologique profond de la gauche. Hors la France insoumise, qui doit beaucoup au sens politique et au talent de Mélenchon, il n’y a plus de force politique digne de ce nom aujourd’hui à gauche en France. La décomposition doit pourtant encore se poursuivre avant une renaissance éventuelle. Macron, qui parle de « mâles blancs », n’est-il pas luimême en voie de communautarisation ?
Laurent Bouvet – Macron a été élu en partie par des gens de gauche déçus du précédent quinquennat et qui voulaient continuer de croire qu’un réformisme était possible – tout comme cette frange avait mis ses espoirs dans Dominique Strauss-Kahn ou Michel Rocard. Le problème, c’est que l’on comprend que cette politique-là est assez proche d’une politique libérale de droite ou de centre-droit classique. Le deuxième point consiste à reconnaître que, sur le plan culturel et identitaire, Macron est un libéral de gauche. Autrement dit, un homme politique acquis au multiculturalisme, c’est-à-dire écartant d’emblée l’idée d’un commun qui transcende les différences individuelles et identitaires autrement que par l’échange, le marché ou des communautés d’affinité identitaire. Macron défend certes une forme de verticalité régalienne très française, mais elle est en permanence parasitée et relativisée par une forme d’horizontalité culturelle, par exemple dans sa reconnaissance appuyée des communautés religieuses. Historiquement, la colonne vertébrale du commun français, c’est le lien entre le régalien et le populaire, le haut et le bas. Or, si Macron a parfaitement compris la politique par le haut, il ne parvient pas à relier son action et sa vision du pays, au bas, au populaire. Il est à craindre que ce soit en raison d’une conviction fondamentale de sa part : le peuple ne serait qu’un agglomérat d’individus, au sens libéral du terme, et de groupes plus ou moins constitués autour d’identités particulières. Ce en quoi il ne se distingue pas des élites qui gouvernent l’Etat et dominent la société depuis des décennies. On a vu, par exemple, le Président s’intéresser beaucoup à l’histoire mais sans jamais réussir à nous montrer comment cette histoire qu’il exalte si souvent a fait le peuple français dans sa spécificité.
Mark Lilla – Vos explications m’évoquent cette boutade célèbre de Bertolt Brecht : « Puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple. » C’est ce qui se passe aussi aux Etats-Unis avec les élites de gauche. On peut très bien se pavaner dans les grandes sociétés, faire de la discrimination positive, mais ce n’est pas cela le plus dur. Ce qui demande un effort, c’est d’écouter le peuple et ensuite de proposer un programme. Par exemple, je suis intrigué par mes étudiants (de gauche). L’été, ils partent construire des maisons au Nicaragua, aider les femmes en Palestine. Mais jamais l’idée ne leur vient à l’esprit de partir dans l’Iowa, à Détroit ou
“La chose la plus dure pour mes étudiants de gauche serait d’aller dans un café perdu du Wisconsin
et de parler avec les locaux”
Mark Lilla
“Macron est un libéral de gauche, un homme politique acquis au multiculturalisme, écartant l’idée d’un commun qui transcende
les différences individuelles et identitaires”
Laurent Bouvet
dans tout autre endroit sinistré des Etats-Unis. Ils se sont construit un imaginaire romantique de l’Autre. A l’inverse, ces zones américaines sinistrées sont perçues comme infernales, extrêmement dangereuses, « une jungle remplie de tigres et de serpents ». Finalement, la chose la plus dure pour eux serait d’aller dans un petit café perdu du Wisconsin et de parler avec les locaux. Nous avons parlé de la polarisation géographique des classes. Nous assistons aussi à une reproduction sociale des élites – pour emprunter l’expression bourdieusienne – très rapide. Et donc, cette nouvelle élite a perdu la mémoire de ses ancêtres, cet imaginaire des travailleurs ouvriers. Il n’y a pas de mémoire sociale pour cette élite. Il n’y a que les deux côtes. La polarisation est donc bien réelle, au point que certains citoyens déménagent des côtes pour rejoindre des Etats républicains afin de vivre au milieu de gens qui pensent comme eux. Je crois que ce réflexe identitaire est très dangereux pour la démocratie.
#MeToo a-t-il créé un élan émancipateur ou, au contraire, enferme-t-il le féminisme dans une logique identitaire ?
Mark Lilla – Il faut comprendre le phénomène #MeToo dans un contexte large. Il constitue une étape dans la démocratisation, c’est-à-dire dans l’extension de la logique démocratique. Il s’agissait de comprendre que les femmes faisaient partie du monde du travail autant que les hommes, et qu’elles avaient droit au même traitement. Il faut réécrire des règles de comportement. Quelle ironie après les années 1960 et leur aspiration à mettre fin à tous les tabous ! Mais, ce qui est à craindre dans ce mouvement, c’est peut-être l’esprit de vengeance incontrôlé. Et l’absence de présomption d’innocence. Il y a le cas d’une revue dont tous les exemplaires ont été détruits parce qu’un homme accusé d’agressions sexuelles avait écrit dedans. Un maccarthysme inquiétant a frappé la société américaine. J’ai beau défendre le fond de #MeToo, je détesterai toujours les moyens staliniens.
Laurent Bouvet, avez-vous été surpris que le mouvement #MeToo ait eu un écho si important en France ? Est-ce lié à une américanisation de la société française ?
Laurent Bouvet – Je trouve l’ampleur de l’écho saisissante. Cela étant, la France a aussi produit des réactions opposées, comme la tribune cosignée notamment par Catherine Deneuve ou le livre d’Eugénie Bastié. Ces textes ont voulu montrer que les rapports hommes-femmes en France ne sont pas exactement régis par les mêmes normes qu’aux Etats-Unis. La notion de galanterie y est ainsi présentée en opposition au puritanisme américain. Donc, si américanisation il y a, elle est à nuancer. J’ai été en revanche surpris par le degré d’américanisation du féminisme français plus que par celui de la société. Il y a une véritable américanisation des élites : langage, concepts, manières de voir… Ce qui est drôle et paradoxal, c’est que ces élites acquises à l’américanisme sociologique et culturel sont souvent aussi les premières à critiquer l’Oncle Sam pour sa politique étrangère, et plus largement pour son néolibéralisme économique ! ■