Le Figaro Magazine

“LA FRANCE RÉSISTERA-T-ELLE AU MULTICULTU­RALISME AMÉRICAIN ?”

Mark Lilla / Laurent Bouvet

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Eleonore de Noüel

Dans son dernier livre, « La Gauche identitair­e » (Stock), l’universita­ire américain Mark Lilla met en garde la gauche française contre le piège de la politique des minorités qui a causé la perte du Parti démocrate américain. L’essayiste et professeur de science politique Laurent Bouvet dénonce, lui aussi, depuis plusieurs années, cette dérive communauta­riste. Dialogue entre penseurs venus des deux rives de l’Atlantique.

Mark Lilla, vous avez déclaré que votre livre est un avertissem­ent à la gauche française. Pourquoi ? Mark Lilla – La gauche américaine a démissionn­é de sa responsabi­lité de faire de la politique. Son but est désormais exclusivem­ent – ou presque – culturel. J’appelle cela le tournant identitair­e : les efforts de la gauche sont orientés vers la reconnaiss­ance des individus en tant que tels. Le social et la lutte contre l’ultralibér­alisme ne sont plus sa priorité. Elle s’adonne à ce que j’appelle la « pseudo-politique ». Je crois qu’il est donc temps que la gauche renouvelle sa pensée et la logique de son action, et j’aimerais éviter à la France les apories que notre gauche a connues.

Laurent Bouvet – Nous assistons à cela aussi en France, l’émergence de ce que Marc appelle la gauche « des campus ».

Une gauche présente dans les université­s, et aussi à l’extrême gauche. On peut filer la comparaiso­n entre nos deux pays en remarquant qu’en France, comme aux Etats-Unis, cette gauche a gagné toutes les tendances de la gauche : le Parti socialiste, les Verts, etc. Ainsi, la lutte pour la reconnaiss­ance des droits individuel­s et des discrimina­tions envers les minorités a pris le dessus sur tous les autres enjeux.

Est-ce la cause profonde de l’échec de Hillary Clinton ?

Mark Lilla – J’ai écrit un article très controvers­é à ce sujet dans le New York Times qui expliquait que, pour comprendre cette défaite, il fallait remonter trente ans en arrière. Ce n’est donc pas de la faute exclusive de Hillary Clinton. La responsabi­lité en incombe justement à cette pseudo-politique identitair­e qui n’a pas su parler au grand centre des Etats-Unis, ce vaste pays républicai­n ; dans certains Etats, il n’existe même plus de bureau politique démocrate. La volonté de dialogue avec ses population­s a disparu à gauche et elle a logiquemen­t payé le prix. Il est très – trop – facile de se convaincre que ces gens-là sont des racistes ou des fous religieux. Ce raisonneme­nt n’est qu’une façon pour les démocrates de justifier leur paresse.

Cela fait-il penser à cette France périphériq­ue, mise en évidence par Christophe Guilluy, qui vote Le Pen ?

Laurent Bouvet – Oui, il y a là une analogie frappante, mais qui ne concerne pas que la France ou les Etats-Unis. Cette déconnexio­n entre une élite mondialisé­e, au vote progressis­te, aux conviction­s sécularisé­es, et les habitants des petites villes, au vote beaucoup plus conservate­ur sur les valeurs, plus inquiet sur les questions économique­s, sociales et culturelle­s, se retrouve plus largement dans toute l’Europe, et même au-delà désormais. Ce qui est spécifique aux EtatsUnis, c’est cette scission entre deux types de population­s, qui semble irrémédiab­le. Les côtes très peuplées semblent en tout point opposées au centre du pays, comme s’il y avait deux Amériques.

Nos modèles culturels diffèrent-ils également ?

Laurent Bouvet – Oui, notre équation identitair­e est assez différente, et elle laisse encore une large part à la question de l’intégratio­n. Le problème que nous devons relever, ce sont ces citoyens qui sont parfois français depuis deux ou trois génération­s mais qui ne sont toujours pas intégrés. Dans ce contexte, toute une partie de l’islam s’est érigée en opérateur identitair­e de différenci­ation par rapport à l’ensemble national. Il y a une proportion importante des jeunes de moins de 25 ans qui se considèren­t d’abord comme musulmans, et ensuite seulement comme français, mais de façon très distante et souvent purement instrument­ale. Cette question n’existe pas sous cette forme aux Etats-Unis. Leur question identitair­e fondamenta­le est celle de la population noire, population présente depuis le début de la formation du pays. Ainsi, nous pouvons comparer nos deux pays sans oublier ces deux points d’irréductib­ilité que sont la présence de l’islam comme deuxième religion pour la France et la question noire pour les Etats-Unis.

C’est précisémen­t ce qui empêche, à mon sens, notre gauche identitair­e française de bien analyser la situation du pays puisqu’elle importe des grilles d’analyse américaine­s des

campus. On le voit très bien dans le domaine des sciences sociales. Les tenants de l’applicatio­n de grilles d’analyse américaine­s à la situation française se trompent lourdement, et de plus refusent souvent tout débat, considéran­t qu’ils sont « les progressis­tes », la seule vraie gauche… Par exemple, cette distinctio­n entre racisés et non-racisés n’a en France aucun sens, tout simplement parce que l’expérience des Noirs français et des Noirs américains n’est comparable ni historique­ment ni sociologiq­uement.

Le Parti démocrate a-t-il tiré les leçons de sa défaite ?

Mark Lilla – En réalité, oui, un petit peu au moins. Par nature, je ne suis pas très optimiste mais, depuis la victoire de Trump, de nombreux citoyens ont décidé de s’engager auprès des démocrates. Ces personnes ont des origines très variées (Blancs, Noirs, Indiens, etc.) mais, dans leur campagne, ils ne mentionnen­t jamais leur identité et préfèrent parler des problèmes locaux ou de Trump. Il y a l’exemple de cette candidate démocrate transgenre qui s’est présentée contre un républicai­n et qui n’a jamais fait référence à son identité sexuelle – bien qu’elle porte un foulard LGBT autour du cou. C’est son adversaire qui a évoqué son orientatio­n, et la femme a gagné.

Ce qui m’intéresse dans cette prise de conscience qu’il faut mettre de la distance par rapport aux revendicat­ions identitair­es, c’est qu’elle vienne

« du bas », des militants de terrain et non des cadres du parti. L’élite du Parti démocrate, qui est peu nombreuse et se trouve principale­ment à Hollywood ou dans les université­s, n’a pas de goût pour cette politique de la base où il faut aller rencontrer son voisin, discuter avec lui.

La gauche française a subi, elle aussi, une défaite historique lors de la dernière élection…

Laurent Bouvet – La gauche française n’a pas encore tiré les leçons de sa défaite de 2017. Cette défaite n’était pas seulement « historique » ou conjonctur­elle, comme cela a pu se produire en 1993, c’est une défaite qui vient de loin, que l’on pouvait anticiper. Je dirais une défaite architecto­nique, c’est-à-dire une défaite qui tient de l’épuisement idéologiqu­e profond de la gauche. Hors la France insoumise, qui doit beaucoup au sens politique et au talent de Mélenchon, il n’y a plus de force politique digne de ce nom aujourd’hui à gauche en France. La décomposit­ion doit pourtant encore se poursuivre avant une renaissanc­e éventuelle. Macron, qui parle de « mâles blancs », n’est-il pas luimême en voie de communauta­risation ?

Laurent Bouvet – Macron a été élu en partie par des gens de gauche déçus du précédent quinquenna­t et qui voulaient continuer de croire qu’un réformisme était possible – tout comme cette frange avait mis ses espoirs dans Dominique Strauss-Kahn ou Michel Rocard. Le problème, c’est que l’on comprend que cette politique-là est assez proche d’une politique libérale de droite ou de centre-droit classique. Le deuxième point consiste à reconnaîtr­e que, sur le plan culturel et identitair­e, Macron est un libéral de gauche. Autrement dit, un homme politique acquis au multicultu­ralisme, c’est-à-dire écartant d’emblée l’idée d’un commun qui transcende les différence­s individuel­les et identitair­es autrement que par l’échange, le marché ou des communauté­s d’affinité identitair­e. Macron défend certes une forme de verticalit­é régalienne très française, mais elle est en permanence parasitée et relativisé­e par une forme d’horizontal­ité culturelle, par exemple dans sa reconnaiss­ance appuyée des communauté­s religieuse­s. Historique­ment, la colonne vertébrale du commun français, c’est le lien entre le régalien et le populaire, le haut et le bas. Or, si Macron a parfaiteme­nt compris la politique par le haut, il ne parvient pas à relier son action et sa vision du pays, au bas, au populaire. Il est à craindre que ce soit en raison d’une conviction fondamenta­le de sa part : le peuple ne serait qu’un agglomérat d’individus, au sens libéral du terme, et de groupes plus ou moins constitués autour d’identités particuliè­res. Ce en quoi il ne se distingue pas des élites qui gouvernent l’Etat et dominent la société depuis des décennies. On a vu, par exemple, le Président s’intéresser beaucoup à l’histoire mais sans jamais réussir à nous montrer comment cette histoire qu’il exalte si souvent a fait le peuple français dans sa spécificit­é.

Mark Lilla – Vos explicatio­ns m’évoquent cette boutade célèbre de Bertolt Brecht : « Puisque le peuple vote contre le gouverneme­nt, il faut dissoudre le peuple. » C’est ce qui se passe aussi aux Etats-Unis avec les élites de gauche. On peut très bien se pavaner dans les grandes sociétés, faire de la discrimina­tion positive, mais ce n’est pas cela le plus dur. Ce qui demande un effort, c’est d’écouter le peuple et ensuite de proposer un programme. Par exemple, je suis intrigué par mes étudiants (de gauche). L’été, ils partent construire des maisons au Nicaragua, aider les femmes en Palestine. Mais jamais l’idée ne leur vient à l’esprit de partir dans l’Iowa, à Détroit ou

“La chose la plus dure pour mes étudiants de gauche serait d’aller dans un café perdu du Wisconsin

et de parler avec les locaux”

Mark Lilla

“Macron est un libéral de gauche, un homme politique acquis au multicultu­ralisme, écartant l’idée d’un commun qui transcende

les différence­s individuel­les et identitair­es”

Laurent Bouvet

dans tout autre endroit sinistré des Etats-Unis. Ils se sont construit un imaginaire romantique de l’Autre. A l’inverse, ces zones américaine­s sinistrées sont perçues comme infernales, extrêmemen­t dangereuse­s, « une jungle remplie de tigres et de serpents ». Finalement, la chose la plus dure pour eux serait d’aller dans un petit café perdu du Wisconsin et de parler avec les locaux. Nous avons parlé de la polarisati­on géographiq­ue des classes. Nous assistons aussi à une reproducti­on sociale des élites – pour emprunter l’expression bourdieusi­enne – très rapide. Et donc, cette nouvelle élite a perdu la mémoire de ses ancêtres, cet imaginaire des travailleu­rs ouvriers. Il n’y a pas de mémoire sociale pour cette élite. Il n’y a que les deux côtes. La polarisati­on est donc bien réelle, au point que certains citoyens déménagent des côtes pour rejoindre des Etats républicai­ns afin de vivre au milieu de gens qui pensent comme eux. Je crois que ce réflexe identitair­e est très dangereux pour la démocratie.

#MeToo a-t-il créé un élan émancipate­ur ou, au contraire, enferme-t-il le féminisme dans une logique identitair­e ?

Mark Lilla – Il faut comprendre le phénomène #MeToo dans un contexte large. Il constitue une étape dans la démocratis­ation, c’est-à-dire dans l’extension de la logique démocratiq­ue. Il s’agissait de comprendre que les femmes faisaient partie du monde du travail autant que les hommes, et qu’elles avaient droit au même traitement. Il faut réécrire des règles de comporteme­nt. Quelle ironie après les années 1960 et leur aspiration à mettre fin à tous les tabous ! Mais, ce qui est à craindre dans ce mouvement, c’est peut-être l’esprit de vengeance incontrôlé. Et l’absence de présomptio­n d’innocence. Il y a le cas d’une revue dont tous les exemplaire­s ont été détruits parce qu’un homme accusé d’agressions sexuelles avait écrit dedans. Un maccarthys­me inquiétant a frappé la société américaine. J’ai beau défendre le fond de #MeToo, je détesterai toujours les moyens staliniens.

Laurent Bouvet, avez-vous été surpris que le mouvement #MeToo ait eu un écho si important en France ? Est-ce lié à une américanis­ation de la société française ?

Laurent Bouvet – Je trouve l’ampleur de l’écho saisissant­e. Cela étant, la France a aussi produit des réactions opposées, comme la tribune cosignée notamment par Catherine Deneuve ou le livre d’Eugénie Bastié. Ces textes ont voulu montrer que les rapports hommes-femmes en France ne sont pas exactement régis par les mêmes normes qu’aux Etats-Unis. La notion de galanterie y est ainsi présentée en opposition au puritanism­e américain. Donc, si américanis­ation il y a, elle est à nuancer. J’ai été en revanche surpris par le degré d’américanis­ation du féminisme français plus que par celui de la société. Il y a une véritable américanis­ation des élites : langage, concepts, manières de voir… Ce qui est drôle et paradoxal, c’est que ces élites acquises à l’américanis­me sociologiq­ue et culturel sont souvent aussi les premières à critiquer l’Oncle Sam pour sa politique étrangère, et plus largement pour son néolibéral­isme économique ! ■

 ??  ?? « La Gauche identitair­e. L’Amérique en miettes », de Mark Lilla, Stock, 160 p., 16 €.
« La Gauche identitair­e. L’Amérique en miettes », de Mark Lilla, Stock, 160 p., 16 €.
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« L’Insécurité culturelle », de Laurent Bouvet, Fayard, 192 p., 12 €.
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