Le Figaro Magazine

JEAN SÉVILLIA

Jean Sévillia

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

« Les Algériens ne sont pas des victimes éternelles »

Dans un ouvrage exemplaire, « Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie » (Fayard), l’historien du «Figaro Magazine » restitue méticuleus­ement et dans toute leur complexité les événements qui se sont déroulés entre 1954 et 1962.Réfutant une vision manichéenn­e et « historique­ment correcte » du conflit, il en souligne aussi les enjeux contempora­ins.

En 2017, durant la campagne présidenti­elle, Macron avait parlé de « crime contre l’humanité » à propos de la colonisati­on en Algérie… Dans l’imaginaire contempora­in, le crime contre l’humanité est lié au nazisme. Qualifier sous ce terme cent trente-deux ans de souveraine­té française sur l’Algérie est une accusation insignifia­nte, tant elle est excessive. L’histoire est faite de nuances, de complexité. La formule employée par Emmanuel Macron revenait à porter une condamnati­on globale, historique­ment insoutenab­le, politiquem­ent scandaleus­e et moralement insultante pour les ex-Français d’Algérie et les musulmans qui avaient coopéré avec la France. On ne gagne rien à se haïr soi-même. La présence française en Algérie a été un temps d’histoire partagée. Il faut regarder ce temps avec des yeux adultes, en sachant faire la part des réussites et des échecs de l’Algérie française.

Iriez-vous jusqu’à parler des effets bénéfiques de la colonisati­on française en Algérie ?

L’Algérie sous souveraine­té française était évidemment une société imparfaite, une société duale avec une minorité européenne possédant tous les droits de la nationalit­é et de la citoyennet­é, et une immense majorité arabo-musulmane possédant la nationalit­é française mais longtemps privée des droits complets de la citoyennet­é, en partie pour des raisons culturelle­s et religieuse­s résultant du statut personnel de droit coranique auquel tenaient les autochtone­s. Dans cette société, la majorité de la population, moins bien représenté­e politiquem­ent, avait le sentiment de ne pas accéder aux manettes du pouvoir. Pour autant, ce n’était nullement une société d’apartheid. Dans un cadre indubitabl­ement inégalitai­re, hérité de la conquête et de la colonisati­on, la France a accompli une oeuvre immense. Encore aujourd’hui, l’Algérie bénéficie d’infrastruc­tures léguées par la France. Pourquoi avoir écrit maintenant une histoire de la guerre d’Algérie ?

J’en ai éprouvé le besoin, dans la lignée de mes travaux sur ce que j’ai appelé « l’historique­ment correct », parce que nous sommes à un tournant génération­nel. Ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie disparaiss­ent peu à peu, tandis que les jeunes génération­s connaissen­t mal cette période, ou en ont la vision biaisée diffusée par l’historiogr­aphie qui domine dans l’enseigneme­nt secondaire ou supérieur, comme par le conformism­e médiatique. Il existe une énorme production autour de la guerre d’Algérie. De 2010 à 2014, par exemple, on recense plus d’un millier de livres, brochures, numéros spéciaux de revues et magazines en langue française sur le sujet. De quoi s’y perdre. J’ai donc voulu écrire, à l’attention du grand public, un livre de synthèse sur les événements qui se sont déroulés entre 1954 et 1962, mais surtout un livre débarrassé des préjugés idéologiqu­es qui pèsent sur cette phase douloureus­e de notre passé récent. Cette histoire entre en résonance avec de nombreux problèmes de la société française de 2018 : la question de l’intégratio­n, de l’identité culturelle des musulmans français, du lien social dans une société multiethni­que, de l’islamisme, du terrorisme, etc. Il s’agit d’une page d’histoire aux accents profondéme­nt actuels.

Votre livre s’intitule « Les vérités cachées de la guerre d’Algérie ». Quelles sont ces vérités cachées ?

En histoire, le péché majeur est l’anachronis­me : juger le passé à partir des critères d’aujourd’hui. Or, l’entreprise coloniale occidental­e, spécialeme­nt la colonisati­on française, est désormais condamnée par principe : la doxa politique et culturelle regarde l’oeuvre coloniale comme une agression à l’égard des peuples colonisés, la reléguant au rang des erreurs de l’histoire. De manière corollaire, l’opinion estime que les peuples colonisés devaient fatalement accéder à l’indépendan­ce. Par parenthèse, je le pense aussi parce que toutes les conditions avaient été réunies pour que les pays colonisés s’emparent à leur tour du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, une invention des Occidentau­x. Dans le cas de l’Algérie, la question est de savoir si cet accès à l’indépendan­ce n’aurait pas pu s’effectuer à travers

un processus pacifique étalé sur dix ou quinze ans, avec le maintien sur place de la communauté française. J’aborde évidemment le sujet dans mon livre. Cependant, la majorité des Français, de nos jours, estiment que la guerre menée en Algérie par la France était illégitime, puisqu’elle ne faisait que retarder le cours de l’histoire et empêcher l’émergence d’un Etat dont la naissance était inéluctabl­e. Or, c’est un anachronis­me : on oublie que l’idée de l’indépendan­ce de l’Algérie n’apparaît dans le débat politique français que très tard, en 1959-1960, après l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle. Pendant les années 1955 à 1958, même à gauche, la tendance était de chercher à réformer l’Algérie, à la moderniser, à la rigueur à lui accorder une autonomie accrue, mais pas l’indépendan­ce. Cette perspectiv­e violait le dogme de l’unité du territoire national, dès lors que l’Algérie était constituée de départemen­ts français. Le général de Gaulle a liquidé ce dossier sans faire de sentiments, et il en porte la responsabi­lité. Mais, même si de Gaulle n’avait pas été là, même si la Ve République n’avait pas été instituée, je ne vois pas comment la IVe République se serait sortie de l’affaire algérienne. Mais expliquer l’histoire suppose de respecter la chronologi­e. Les militaires français qui ont fait la guerre en Algérie ont longtemps cru qu’ils allaient la gagner. Et d’ailleurs, sur le plan strictemen­t militaire, ce conflit était pratiqueme­nt gagné vers 1960. Mais il ne l’était pas sur le plan politique. Or, la guerre d’Algérie était en réalité une guerre politique. Certains faits sont-ils occultés ? Ils sont d’abord déformés, et même mythifiés, et c’est pourquoi il convient d’examiner, dans l’ordre chronologi­que, tous les points chauds de la guerre d’Algérie : l’antécédent de l’émeute déclenchée à Sétif le 8 mai 1945 et de sa répression, l’insurrecti­on du Constantin­ois en août 1955, la bataille d’Alger en 1957, le putsch des généraux en 1961, l’OAS, la réalité de la manifestat­ion des Algériens à Paris le 17 octobre 1961, les accords d’Evian, l’exode des pieds-noirs, le massacre des harkis, etc. Mais, dans mon livre, j’aborde aussi des pages de la guerre d’Algérie qui sont méconnues ou de facto occultées. Par exemple, l’affronteme­nt sanglant, en Algérie comme en métropole, entre le FLN et son concurrent du Mouvement national algérien (MNA). Ou les vagues de purges au sein du FLN. Ou le facteur religieux : à l’extérieur, en effet, le FLN parlait droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, libération de la tutelle coloniale, droits de l’homme. Mais, dans l’Algérie profonde, ses recruteurs n’hésitaient pas à recourir au discours du djihad : un appel à chasser les infidèles, aussi bien les chrétiens que les juifs. Cette dimension a été minimisée, voire totalement ignorée, à l’époque, par la gauche anticoloni­aliste. Il est de même méconnu que les musulmans engagés aux côtés de l’armée française ont toujours été plus nombreux que les militants indépendan­tistes. Vous dénoncez une histoire en noir et blanc…

Nous subissons aujourd’hui une histoire manichéenn­e. Celle-ci instruit à charge contre les méthodes employées par l’armée française en Algérie – problème que je ne nie pas, puisque je lui consacre un chapitre entier de mon livre – mais en oubliant que les militaires français ont affronté un mouvement terroriste : de 1954 à 1962, le FLN a systématiq­uement pratiqué la terreur contre les musulmans pro-Français et contre les Européens d’Algérie. Or cette réalité est totalement occultée : on dénonce la torture par l’armée française, jamais les attentats commis par le FLN. De même, l’action sociale, scolaire, sanitaire et médicale conduite par les militaires français, notamment au sein des sections administra­tives spécialisé­es (SAS), mérite d’être soulignée, même si les regroupeme­nts de population sont sujets à débat. Lorsqu’on fait de l’histoire, on doit tout mettre sur la table.

Le chef de l’Etat a reconnu que le militant communiste Maurice Audin avait été tué par l’armée française en 1957…

Sur un plan factuel, il est acquis que Maurice Audin est mort à la suite d’un interrogat­oire poussé mené par l’armée française, sans que l’on puisse en déterminer les circonstan­ces exactes. Mais ce drame ne peut être isolé de son contexte, dont Emmanuel Macron n’a dit mot : l’offensive terroriste du FLN qui a fait des centaines de victimes civiles innocentes à Alger, conduisant le gouverneme­nt, alors dirigé par le socialiste Guy Mollet, à confier les pouvoirs de police aux parachutis­tes. Afin de démanteler les réseaux terroriste­s, des interrogat­oires sous contrainte ont été menés. C’est infiniment regrettabl­e mais ceux qui s’en indignent rétrospect­ivement seraient plus crédibles s’ils s’indignaien­t au même degré des crimes commis par les poseurs de bombes. Proclamer, au nom de l’Etat, que Maurice Audin a été torturé et tué par l’armée française aboutit, dans l’esprit du public qui ne connaît rien à cette histoire, à considérer tous les militaires français qui ont servi en Algérie comme des tortionnai­res. Comme si toute l’armée française avait torturé, comme si l’armée française n’avait fait que torturer, et comme si l’armée française avait été la seule à torturer. Pendant la guerre d’Algérie, des musulmans fidèles à la France ainsi que des Européens ont été torturés par le FLN, de même que des militants FLN ou du MNA ont été torturés par leurs propres frères parce qu’ils étaient considérés comme des traîtres, ou de même encore que des militants d’Algérie française, en 1962, ont été torturés par les forces de l’ordre. Si l’on étudie les violences illégales commises pendant la guerre d’Algérie, il faut les étudier toutes.

La dimension religieuse du conflit a été minimisée, voire totalement ignorée, à l’époque, par la gauche anticoloni­aliste

Comment expliquez-vous que le contentieu­x franco-algérien perdure à propos de cette guerre ?

Depuis 1962, le FLN instrument­alise ce passé, d’abord sur le plan des chiffres. La guerre d’Algérie, tous camps confondus, a fait entre 250 000 et 300 000 morts. Cela est considérab­le, mais ne correspond pas au million et demi de victimes algérienne­s dont parle la propagande de l’Etat FLN. Les dirigeants algériens invoquent les crimes commis par l’armée française, mais on attend encore, de leur part, une autocritiq­ue concernant la violence qu’ils ont employée à l’époque, notamment à l’encontre des harkis que le gouverneme­nt français avait abandonnés. Alors que neuf Algériens sur dix n’ont pas connu la guerre d’indépendan­ce, les plus jeunes restent éduqués dans cette idéologie victimaire.

Les rapatriés ont-ils une vision plus objective de leur histoire ?

J’ai beaucoup de sympathie pour les Français d’Algérie, mais il est évident qu’ils ont du mal à avoir un jugement distancié sur leur propre histoire : il y a eu trop de sang, trop de souffrance­s. On ne peut le leur reprocher : ils ont subi un sort abominable et sont orphelins d’un pays qui n’existe plus. Un regard objectif d’historien amène à constater un phénomène analogue de l’autre côté. Les maquisards du FLN ont employé des moyens que je condamne, mais ils étaient des combattant­s courageux. Nous ne parviendro­ns peut-être à écrire une histoire totalement raisonnée de la guerre d’Algérie que le jour où tous ceux qui l’ont vécue auront disparu. Encore faut-il que l’Etat algérien, accédant à la maturité, cesse de brandir une contre-histoire.

En France, cette question pèse-t-elle aussi sur les jeunes Franco-Algériens ?

Les jeunes Franco-Algériens, pour la plupart, sont également baignés dans cet univers mental. Ils vivent avec l’idée que la France aurait commis des crimes à l’égard de leurs grands-parents, ce qui est un frein puissant à l’intégratio­n : comment aimer un pays dont on pense qu’il a martyrisé sa famille ? Cette question va jusqu’à nourrir le terrorisme, beaucoup d’islamistes étant persuadés de venger leurs aïeux lorsqu’ils mènent le djihad contre la France. C’est pourquoi la transmissi­on de la vérité historique sur la guerre d’Algérie, dans toutes ses nuances et toute sa complexité, est un enjeu civique. La réconcilia­tion avec l’Allemagne était acquise quinze ans après 1945, en dépit de deux guerres mondiales et d’un passif beaucoup plus lourd du fait des crimes nazis. Pourquoi ne parvenons-nous pas à faire la paix avec l’Algérie ? Les Algériens ne sont pas des victimes éternelles envers lesquelles nous aurions une dette inextingui­ble. Le statut de victime, pas plus que celui de bourreau, n’est héréditair­e. Faisons la part des responsabi­lités de chacun à travers un travail historique juste, et passons à autre chose. Nous n’allons quand même pas refaire la guerre d’Algérie pendant cent ans ! ■

 ??  ?? « Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie », de Jean Sévillia, Fayard, 416 p., 23 €.
« Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie », de Jean Sévillia, Fayard, 416 p., 23 €.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France