Le Figaro Magazine

PATRICK ROGER, L’ARTISAN-ARTISTE CHOC’

L’artisan-artiste choc’

- Par Laurence Haloche (texte) et Eric Martin pour Le Figaro Magazine (photos)

Rencontre

Ses oeuvres monumental­es sont en cacao, mais aussi en métal, comme on pourra le voir lors du Salon du chocolat, du 31 octobre au 4 novembre, à Paris. Rencontre avec un esprit créatif turbulent, génial... et inquiet.

A voir 50 ans n’a rien changé : même lorsqu’il est à 130 % au lieu de 160, il va toujours plus vite que les autres ! » Cette remarque d’un de ses amis, Patrick Roger s’en amuse. Il se connaît bien. Pas le genre à en garder sous le pied. Depuis trente-quatre ans qu’il travaille le chocolat – « 150 000 heures de boulot » –, il avance dans le métier à grandes enjambées « avec, dans la tête, toujours ses 19 ans ! » De sa jeunesse, le chocolatie­r a conservé l’énergie d’un Zébulon imprévisib­le dont la créativité lui a permis de devenir une star de la profession. D’aucuns l’accusent d’être trop extravagan­t, trop grande gueule, trop gourmand… Patrick Roger, il faut l’admirer pour son talent et l’aimer pour ses défauts inversemen­t proportion­nels à ses qualités – immenses. Comme souvent les génies, l’homme a su garder ce qu’il fallait d’innocence, de folie, pour continuer à croire à ses rêves de môme impulsif agissant toujours à l’instinct au risque de déranger les convention­s et les convenance­s. Son univers comme son entreprise sont atypiques : tant mieux. Ses expression­s fétiches – « Ça pique ! » –, ses saillies verbales – « Ça va faire mal ! » – sont les tics de langage d’un discours sans filtre, souvent politiquem­ent incorrect mais parfaiteme­nt assumé : c’est plutôt rare dans un univers commercial. Celui qui a « tellement appris de rien » cumule désormais les compétence­s en étant à la fois confiseur, sculpteur, arboricult­eur avec une exploitati­on d’amandes dans l’Aude, producteur d’un vignoble en « transition bio » situé dans les Pyrénées-Orientale : chapeau ! Il faut y croire pour investir en France et ne pas flancher pour partager les préoccupat­ions du monde paysan.

Il paraît qu’à ne pas se voir grand, on reste toujours petit. Que de chemin parcouru pour le garçonnet du Poislay, né dans un village paumé du Loir-et-Cher où les gens ne font pas de manières, marchent dans la boue sans que ça gêne, tant qu’ils arpentent le sillon de l’hérédité. Etait-ce un premier signe du destin que d’avoir vu le jour en 1968 ? Nature rebelle, esprit contestata­ire, l’élève Roger ne se plie pas à la rigueur des parcours scolaires balisés. Avec 4 de moyenne en classe, on connaît la chanson : l’école est finie. Prendre la tangente conduit alors ce fils de boulanger à partir comme apprenti, à 15 ans, chez un boulangerp­âtissier de Châteaudun, puis à devenir commis chez Pierre Mauduit, un traiteur parisien. « Je n’étais pas fait pour les études, et je l’assume complèteme­nt. Il n’y a pas que des cerveaux dans notre pays, il faut le savoir ! »

NE JAMAIS ÊTRE DANS LA DEMI-MESURE

Patrick Roger n’a pas de complexes à être ce qu’il est : un artisan à l’ancienne qui a travaillé sans relâche avant de décrocher les diplômes d’excellence de sa profession – la Coupe du monde du chocolat en 1994, le titre de meilleur ouvrier de France obtenu en 2000. Sa ténacité, son audace, sa volonté constante d’innover lui ont permis de devenir l’un des chocolatie­rs les plus réputés et les plus audacieux de sa génération. Vif comme l’éclair, il chahute les vieilles recettes confites dans la tradition, casse les codes,

bouscule les habitudes. Surtout ne jamais être dans la demi-mesure. Dans les vitrines de ses 10 boutiques ouvertes en France et en Belgique peuvent se dresser un orangoutan ou un hippopotam­e en cacao, grandeur nature. C’est même devenu sa signature. Dans son atelier, à Sceaux, se crée en permanence un monde sucré fait de goûts et de formes qui se jouent des échelles. S’y côtoient de simples carrés de praliné, de gros oursons en chocolat préparés pour Noël, de gigantesqu­es créatures métallique­s. Le champ des possibles semble ici n’avoir aucune limite et le mot raison avoir été banni. « Aujourd’hui, les gens sont trop frileux, trop formatés, pas assez libres ! assuret-il. Gérard Depardieu a raison, il n’y a plus d’artistes ! » Dans le jardin qui jouxte les 2 000 m² de l’unité de production, une sculpture en bronze représenta­nt l’acteur cohabite avec celle en aluminium du champion du monde de judo Teddy Riner : un autre monstre sacré de 4,40 m choisi pour être présenté au Salon du chocolat, Porte de Versailles.

IL EST CHEVALIER DE LA LÉGION D’HONNEUR

A être grand, autant voir large. Depuis quelques années, Patrick Roger s’est lancé en autodidact­e dans la sculpture pure et dure, avec des oeuvres souvent magistrale­s collection­nées tant en France qu’à l’étranger. C’est en préemptant régulièrem­ent quelques mètres carrés de son laboratoir­e que l’artiste se met à l’ouvrage en partant d’un modèle original en chocolat. De ses visions naissent des formes minérales, animales, végétales, humaines, aux contours abstraits ou figuratifs, aux thèmes légers ou très sérieux comme lorsqu’elles évoquent l’excision, les dévastatio­ns ou la pollution des océans. Les idéaux, les engagement­s de ce téméraire – la préservati­on de l’environnem­ent, notamment – lui ont valu de recevoir, par le ministère de la Transition écologique et solidaire, le titre de chevalier de la Légion d’honneur en tant qu’acteur du développem­ent économique. Une surprise dont Patrick Roger n’est toujours pas revenu : « Je pensais que c’était pour les anciens combattant­s ! Quand j’ai appelé ma mère, la seule chose qu’elle m’a dite c’est que je ferais mieux de travailler ! »

Derrière la boutade se cache la dénonciati­on de manoeuvres dont il n’est pas dupe : « C’est bien beau les récompense­s, mais il faut pouvoir opérer derrière, et là qui vous aide ? Personne. On est dans une société individual­iste où très peu de gens ont une vision globale alors que tout est mondial. La guerre commercial­e est terrible. Chacun défend ses seuls intérêts. Le cours du dollar, la guerre en Syrie, tout cela a des répercussi­ons chez nous. Qu’ils viennent ici, les politiques, voir ce qu’est l’économie réelle ! Nous, on est vraiment au coeur du réacteur ! » En janvier 2017, lors d’une précédente interview, il avait déclaré qu’en France, mieux valait « être énervé pour y

“C’EST LA SCULPTURE QUI A DU GOÛT. À PARTIR DU MOMENT OÙ C’EST BEAU, C’EST FORCÉMENT BON”

arriver ». Contrainte­s administra­tives, poids de l’Urssaf et des 35 heures, manque de soutien apporté à ceux qui travaillen­t dur et entreprenn­ent… La situation ne se serait pas arrangée : « C’est devenu pire ! Cette année a été catastroph­ique, assure-t-il. On va moins bien pour tout un tas de raisons, mais prenez juste les grèves à Air France : comment voulez-vous qu’on s’en sorte ? Au lieu de tout mettre à plat et de discuter, les types arrêtent de bosser et se foutent de la survie de leur entreprise. Notre problémati­que, c’est la main-d’oeuvre. Il y a du chômage, mais on ne trouve personne. Rien ne change ! Nos artisans, nos paysans disparaiss­ent, nos savoir-faire foutent le camp… Et on fait quoi ? Rien. » Et de prendre à témoin, présent dans la pièce, l’électricie­n avec lequel il travaille. Lui aussi est remonté : « Au lieu d’embaucher, je refuse du travail. Plus on a d’employés, plus on a d’emmerdemen­ts et moins on gagne, lance-t-il. Pas besoin de faire de sport, je cours après l’argent toute la semaine ! »

UNE ÉQUIPE D’UNE DIZAINE DE NATIONALIT­ÉS

“POUR TIRER UNE ENTREPRISE COMME CELLE-LÀ, CRÉÉE DE A À Z, IL FAUT UNE SACRÉE ÉNERGIE !”

A l’ entendre crier au loup, il y aurait de quoi baisser les bras, mais Patrick Roger ne se laisse pas le choix. A défaut d’être ministre du Travail « pour remettre tout le monde au boulot », il reste un entreprene­ur exigeant et investi, fier d’avoir à ses côtés une équipe de choc où se mêlent une dizaine de nationalit­és. « Retrouver les valeurs du travail est essentiel. Ici, ça bosse dur ! C’est comme le Real, c’est le top. » A quelques semaines d’Halloween, Angelo lustre au chiffon d’énormes citrouille­s en chocolat, comme le ferait un cireur sur un soulier Berluti, « pour faire ressortir les bonnes molécules de beurre de cacao ». Malgré la présence d’une machine dernier cri, de nombreuses étapes se font encore à la main. Pour Noël, tout est déjà prévu pour surprendre et séduire près de 250 000 gourmands. Faisant sienne cette idée de Beckett qu’il faut inlassable­ment « Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux », l’artiste a trouvé de nouveaux goûts, il a créé « des sujets à vie et à envie ». Effet immédiat. Il faut voir le regard de cet enfant accroché au bras de sa mère venue rendre visite au maître des lieux. La petite tête blonde, impression­née par le monsieur en blouse blanche à col tricolore, ne quitte pas des yeux la boîte de chocolats offerte à la dégustatio­n. « Prends en un ! Deux, trois, quatre... », lance Patrick Roger. A être grand, autant voir loin et penser à demain. ■

24e Salon du chocolat, Porte de Versailles (Salon-du-chocolat.com). A lire hors-série de Connaissan­ce des arts consacrée à l’artiste, 66 p., 10 €. et 100 degrés 5, de Patrick Roger, La Fabrique de l’Epure, 400 p., 190 €.

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L’équipe travaille déjà sur les créations de Noël avec la naissance, cette année, d’une famille nombreuse d’oursons.
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Avant leur exposition en boutique, c’est dans le laboratoir­e de Sceaux que sont fabriqués leschocola­ts. Certains deviennent parfois de monumental­es sculptures en métal comme celle du judoka Teddy Riner dont la confection d’unseul tibia a réclamé 130 kilos de cacao.
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