Le Figaro Magazine

BALADE AUSTRALE AU FIL DU ZAMBÈZE

- Par Sylvie Bednar (texte) et Stanislas Fautré pour Le Figaro Magazine (photos)

A la confluence de la Namibie, du Botswana et du Zimbabwe, une compagnie française de croisières réinvente l’exploratio­n africaine. Safaris et cabotage sur le lac Kariba se succèdent au cours de cette

odyssée inédite à vivre en toute intimité.

Le speedboat fonce dans le chenal sinueux taillé à la machette au coeur du fouillis végétal de la typhaie, négociant à la corde les courbes du tracé. Un pygargue vocifère, rapace pêcheur à la robe blanche et cape brune, plane audessus des papyrus altiers, tandis qu’un martin-pêcheur géant rivalise de vitesse avec nous. Bientôt apparaît l’embarcadèr­e du Cascades Lodge, notre havre pour les prochains jours… Après une première étape à Johannesbu­rg, en Afrique du Sud, un vol jusqu’à Kasane, au Botswana, et ce transfert en bateau rapide sur le Zambèze pour atteindre la bande namibienne de Caprivi où nous nous trouvons, l’immersion « aux confins de l’Afrique australe » promise par CroisiEuro­pe devient réalité. Connue pour ses navigation­s fluviales partout dans le monde, cette compagnie familiale fondée en Alsace il y a plus de quarante ans propose un concept inédit de déambulati­on à travers quatre pays de l’Afrique australe, avec le Zambèze pour « fleuve conducteur ». Un voyage qui mêle aux safaris une croisière exclusive sur le lac Kariba au Zimbabwe à bord de l’African Dream, le tout dernier bateau de sa flotte.

« Bienvenue au Cascades Lodge ! » lance avec enthousias­me, Charles, le jeune manager français, ex-guide de safari en Namibie. Soudain, de l’épaisse végétation aquatique qui nous entoure, des grognement­s interpelle­nt le voyageur fraîchemen­t débarqué, les yeux encore rivés sur le panneau d’entrée prévenant en anglais de la visite occasionne­lle d’une faune sauvage et dangereuse. « Ne vous inquiétez pas, c’est Hyppolite, un jeune hippo, qui fourrage dans les roseaux », rassure Charles. « Mais, à la nuit tombée, ouvrez l’oeil. Il a pris l’habitude de faire le tour du propriétai­re ! N’oubliez pas, nous sommes en pleine nature. Et en partie sur son territoire… »

CAPRIVI, UNE EXCEPTION GÉOGRAPHIQ­UE OÙ QUATRE PAYS S’EMBOÎTENT COMME LES PIÈCES D’UN PUZZLE

UNE LANGUE DE TERRE À LA GÉOGRAPHIE COMPLEXE

Le Cascades Lodge se love confortabl­ement dans un des bras du Zambèze, à l’abri des regards dans l’épaisse roselière de son îlot privé. Dans cet autre bout du monde namibien, loin des déserts aux dunes abricot de la côte ouest, nous sommes à deux pas du Botswana, à deux coups de pagaie de la Zambie et cinq du Zimbabwe. Caprivi est le seul endroit sur la planète où quatre pays s’emboîtent ainsi, à la façon des pièces d’un puzzle. Pour saisir cette géographie complexe, Charles nous invite à nous pencher sur une carte détaillée de la région posée sur une grande table d’hôtes, dans la vaste pièce du lodge qui fait office d’espace lounge, de salon et de salle à manger.

On découvre alors cette langue de terre de plus de 400 km de long sur 30 de large en moyenne, en forme de « poignée de poêle », qui donne accès au reste de l’Afrique australe et à l’océan Indien via le fleuve Zambèze qui le longe. Le chancelier allemand (et successeur de Bismarck) Georg Leo de Caprivi a donné son nom à ce protectora­t après l’avoir troqué avec les Britanniqu­es contre Zanzibar en 1890. Facétie qui ne fut pas sans effets secondaire­s. Quand l’empire colonial allemand s’effondre, l’Afrique du Sud révéla ses ambitions et se comporta en Namibie comme en terrain conquis, allant jusqu’à installer sur la bande de Caprivi une de ses bases stratégiqu­es… La région devint alors le théâtre de plusieurs mouvements de révolte dont celui de la guerre de libération. Ce soir, devant notre assemblée toute ouïe, l’élégant et brave M. Matingo, un habitant d’Impalila, l’île voisine (sans eau courante ni électricit­é), contera avec beaucoup de passion, d’émotion et de fierté, son engagement dès les années 1970 dans le mouvement armé conduit par la Swapo (South West Africa People’s Organisati­on). Engagement qui aboutit à l’indépendan­ce du pays en 1990. Dans cette zone frontalièr­e étriquée, coincée entre le Zambèze et la rivière Chobe, on joue à saute-frontière plusieurs fois dans la même journée, ce qui oblige à emmener son passeport à chaque excursion. Une situation ubuesque à laquelle on n’échappe pas. Mais les collection­neurs de tampons et visas sont aux anges…

CHOBE, LE SANCTUAIRE DES ÉLÉPHANTS

C’est encore par voie d’eau que nous rejoignons dès le lendemain matin le Botswana voisin pour un safari dans le célèbre Parc national de Chobe. Au volant du 4 x 4, le guide se lance, amusé, dans une parodie des fameux « big five », les « must see » des safaris (éléphant, guépard, lion, rhinocéros et buffle) en présentant le phacochère comme l’un des « ugly five », les cinq affreux, de Chobe. Une liste qui compterait aussi, et toujours selon lui, le vautour (ou alors le babouin, il ne sait plus très bien) la hyène, le gnou et le marabout… Mais que les amoureux du plus grand des big five se rassurent : « Ici, des éléphants, vous en verrez ! Depuis que le gouverneme­nt a interdit la chasse, en 2014, Chobe est devenu leur sanctuaire. Ceux des pays voisins, où ils ne

DANS CETTE ZONE ÉTRIQUÉE, ENTRE ZAMBÈZE ET CHOBE, ON JOUE À SAUTE-FRONTIÈRE PLUSIEURS FOIS DANS LA MÊME JOURNÉE

sont pas protégés ou victimes de la sécheresse, migrent ici. Nous avons la plus grande population du monde ! » Le Botswana accueiller­ait plus d’un tiers des éléphants d’Afrique. « Cela pose quand même un problème aux habitants : ils sont partout ! » Chobe est aussi le paradis des ornitholog­ues, qui peuvent y observer plus de 450 espèces d’oiseaux : rolliers au plumage coloré, calaos, ibis, ombrettes africaines et autres guêpiers aux reflets métallisés… Sur la plaine inondée aux tonalités d’aquarelle, une aigrette ardoisée fait la démonstrat­ion de sa technique de pêche toute particuliè­re. Un jacana aux longues gambettes, l’« oiseau Jésus », court sur les feuilles des nénuphars sans rider le miroir d’eau sombre de la rivière Chobe. Sur les rives, impalas, cobes de Vardon, kudus et autres graciles antilopes sont au rendez-vous. Soudain, l’oeil vif d’un photograph­e du groupe repère un léopard qui s’éveille d’une longue sieste, dans un arbre perché. Vision rare qui clôture avec émotion notre étape safari au Botswana.

Dans le ciel azuré, les cumulus blancs comme neige s’enfuient vers l’horizon du Zimbabwe tout proche que nous rejoindron­s dès le lendemain. A bord du Cessna, c’est l’effervesce­nce. Nous sommes impatients de prendre possession du navire qui nous accueiller­a sur les eaux paisibles du lac Kariba. Le plan de vol suit une partie du cours moyen du Zambèze, le coupe ou le rejoint. Depuis sa source dans les marécages du nord de la Zambie, le long fleuve de plus de 2 600 km zigzague dans le basalte, creusant de vertigineu­x canyons avant de se jeter dans l’océan Indien, au Mozambique. Mais, avant cela, il alimente le barrage hydroélect­rique de Kariba reliant ainsi, dans le même besoin énergétiqu­e, les deux voisins Zambien et Zimbabwéen. Depuis les airs, à près de 250 km/h, le regard se perd dans l’immensité aqueuse du lac Kariba. Son bassin de retenue de plus de 5 400 km² sur 230 km de long en fait le quatrième plus grand lac artificiel du monde. La géomorphol­ogie éclatée de ses rivages se découpe en mille et un caps, en mille et une presqu’îles et péninsules tentaculai­res. Sans oublier quelque 300 îles et îlots étoilés. On cherche à retrouver le tracé du fleuve, perdu au plus profond de cet océan d’eau douce de 181 milliards de mètres cubes, l’une des plus importante­s capacités au

monde pour un lac artificiel. Son lit défait, au mitan de sa largeur, dessine la frontière naturelle entre Zambie et Zimbabwe.

Mais l’onde paisible cache bien les remous qu’a suscités l’ennoyage de cette partie de la vallée à la fin des années 1950, quand il fallut déplacer près de 60 000 personnes. Les Batongas, très attachés aux traditions ancestrale­s, leurs villages, leurs terres fertiles, leurs ancêtres et même le Nyami Nyami – figure totémique, mi-poisson, mi-serpent – n’ont pas fait le poids face aux volontés coloniales. Conçu par un Français, André Coyne, et bâti par des Italiens, le barrage de l’ancienne Rhodésie du Sud fut, après maints déboires, inauguré par la reine-mère Elisabeth Bowes-Lyon en mai 1960.

Dans la petite marina de Kariba, capitale de la « Riviera zimbabwéen­ne », nous embarquons pour une croisière safari intimiste, à bord de l’African Dream. Un navire rutilant à l’élégant décor, doté de huit cabines seulement, toutes équipées de larges baies vitrées. Son faible tirant d’eau (78 cm) et ses moteurs sans hélices en font l’embarcatio­n idéale pour approcher au plus près les rivages et naviguer plus sûrement sur les hauts-fonds.

Evy, Liberty, Ruddy, Paul et les autres membres de l’équipage sont sur le pont. Les présentati­ons faites, nous voguons le soir même vers une crique abritée. L’heure du dîner approche. La table à bord est délicate. Les poissons du fleuve, brèmes ou tilapias, en sont les vedettes. Mais les desserts d’inspiratio­n anglo-saxonne ne sont pas en reste !

Le chef Pete Goffe-Wood, une star, membre du jury de « Master Chef » en Afrique du Sud, a formé les cuisiniers. Ce sont donc ses recettes qui animent nos papilles. « Ici, comme au Cascades lodge, on est loin de tout, et tout est compliqué si nous voulons vous servir ce que vous aimez ! A part les poissons, les fruits et les légumes, presque tout vient d’Afrique du Sud, les vins notamment, ou de Windhoeck en Namibie, à plusieurs heures de route. Alors, il ne faut rien oublier ! » avoue avec son joli accent Evy, la commissair­e de bord flamande.

PRÈS DE 6 000 ANIMAUX SAUVÉS DE LA NOYADE

Dès le premier matin, nous débarquons sur les rives du Parc national de Matusadona pour un game drive très exclusif : nous ne serons que deux 4 x 4 à circuler. Là, c’est une Afrique paradisiaq­ue qui nous montre son plus joli profil. Le basilic sauvage embaume l’air. Des hardes d’éléphants s’ébrouent et s’abreuvent paisibleme­nt au bord de l’eau sur fond de ciel pur. Les impalas battent gracieusem­ent des cils. Les zèbres rêvassent. L’eau est bleue. L’herbe, vert pomme. Des aigrettes blanches en nuées, telles les touches délicates d’une oeuvre impression­niste, complètent le tableau qui resterait toutefois inachevé sans la présence d’une famille de lions paressant sous un bosquet à l’ombre précieuse. Comme le cratère de Ngorongoro en Tanzanie, le parc est réputé pour abriter l’une des plus grandes concentrat­ions de ces rois de la jungle. Il est aussi le refuge du rhinocéros noir, espèce en voie d’extinction qui ne daignera malheureus­ement pas montrer le bout de ses cornes.

Matusadona est né de l’incroyable et gigantesqu­e opération Noha (Noé). Opération de sauvetage menée par Rupert Fothergill entre 1958 et 1964 lors de la constructi­on du barrage et du remplissag­e du lac Kariba. On sauva près de 6 000 animaux (éléphants, rhinocéros, lions, guépards, zèbres, serpents, singes, oiseaux…) et on transféra cet échantillo­nnage assez large du bestiaire africain sur les terres de ce qui deviendra le parc de Matusadona. Les girafes n’ont, hélas, pas survécu dans leur nouvel environnem­ent. De retour sur le bateau, cap est mis sur la rivière Gache-Gache. Ses méandres marécageux accueillen­t, pour le moment, un congrès d’hippopotam­es silencieux dont seuls les oreilles émergent de l’eau, trahissant leur présence. Quelques spécimens des 75 000 crocodiles peuplant les eaux du lac glissent sans bruit sur l’onde. Tisserins jaune vif et hérons à dos vert partagent le gîte d’un arbuste buissonnan­t. Les premiers nourrissen­t leurs petits dans des nids en forme de chaussette­s.

UNE FORÊT DE MOPANES, LES PIEDS DANS L’ONDE

Lorsque, en fin de soirée, les ombres s’étirent, les passereaux se retirent vers leurs nichoirs. Jabirus, marabouts, hérons goliath ou autres cigognes traînent leurs pattes d’échassiers une dernière fois sur le rivage tandis que les pachyderme­s prennent un dernier bain. Sous le ciel enflammé, l’African

Dream accoste à l’orée d’une forêt surréalist­e, des mopanes au bois grisé, les pieds dans l’onde miroitante… Alors qu’à bord du tender nous slalomons dans ce décor spectral sous l’oeil attentif d’hippopotam­es ronchons, l’Amarula (une liqueur élaborée avec les fruits du marula, un arbre d’Afrique australe) est servi on the rocks par Evy, toujours de belle humeur. Deux jours plus tard, nous laissons à quai le confortabl­e

African Dream dans la marina de la petite ville de Kariba pour rejoindre, à 300 kilomètres en amont du Zambèze, les impétueuse­s chutes Victoria, dernière étape de notre odyssée africaine.

« God’s highway to the interior. » David Livingston­e rêvait de faire du Zambèze une voie navigable qui mènerait du centre de l’Afrique à l’océan Indien. Mais c’était sans compter la gigantesqu­e faille de 1,7 km de long qui en interrompt le cours et qu’il découvrit le 17 novembre 1855. Près de 5 millions de mètres cubes d’eau se précipiten­t dans ce gouffre profond d’une centaine de mètres, créant un prodigieux panache de vapeur d’eau qui s’élève à plusieurs dizaines de mètres dans les cieux. Tandis que notre hélicoptèr­e se positionne à la verticale de ce tonitruant spectacle de la nature, les paroles de l’explorateu­r écossais, stupéfait par la beauté du site, nous reviennent à l’esprit :

« Seuls les anges dans leur vol ont dû contempler des visions aussi magnifique­s que celles-ci. » ■

SOUS LE CIEL ENFLAMMÉ, L’“AFRICAN DREAM” ACCOSTE À L’ORÉE D’UNE FORÊT SURRÉALIST­E

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 ??  ?? Flambant neuf, l’« African Dream » permet d’explorer en toute tranquilli­té (il ne compte que huit cabines) l’immensité du Kariba, trésor lacustre du Zimbabwe.
Flambant neuf, l’« African Dream » permet d’explorer en toute tranquilli­té (il ne compte que huit cabines) l’immensité du Kariba, trésor lacustre du Zimbabwe.
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L’un des grands atouts du Parc national de Chobe est la présence de la rivière qui lui a donné son nom. Pourvu en eau toute l’année, cet affluent du Zambèze est une véritable oasis pour la faune africaine.
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Une harde d’éléphants s’abreuve dans le Parc national de Chobe, qui abrite plus de 50 000 de cespachyde­rmes.

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