Le Figaro Magazine

“LA RIVE DROITE EST UN VIGNOBLE À DEUX VITESSES”

Stéphane Derenoncou­rt est devenu au fil des ans un personnage incontourn­able du mondovino bordelais.

- Frédéric Durand-Bazin

Vigneron à Castillon, il est aussi consultant pour un grand nombre de crus classés et de propriétés moins prestigieu­ses, à Bordeaux mais aussi dans d’autres régions viticoles comme la Loire, le Languedoc, le Rhône ou la Provence, et également à l’étranger (Liban, Espagne, Géorgie…). C’est sur la rive droite de la Dordogne qu’il a commencé sa carrière. Autant dire qu’il connaît parfaiteme­nt cette région et nous en livre sa vision, sans langue de bois.

Un fleuve sépare la rive droite de la rive gauche de Bordeaux. Mais il semble que tout oppose ces deux régions. Quelle est l’identité propre de la rive droite ?

Sociologiq­uement parlant, la rive droite est plus paysanne, plus bourguigno­nne, que la rive gauche. La taille moyenne des exploitati­ons n’excède pas 5 hectares. Cette typologie change tout, avec des organisati­ons sociales et familiales spécifique­s. Mais c’est aussi, et surtout, par sa typologie et sa géologie qu’elle se distingue. Il existe une grande différence d’identité entre les vins de la rive gauche et ceux de la rive droite. En rive gauche, le terroir a été gagné sur les marécages par les Hollandais. Le sol, fin et graveleux, avec du calcaire en sous-sol, se révèle chaud, et donc parfaiteme­nt adapté au cabernet sauvignon. En rive droite, les terroirs historique­s sont composés de calcaires de grande qualité et d’argiles fins. Avec ces sols froids, les hommes ont privilégié des cépages plus précoces comme le merlot. Ils produisent des vins plus charnus, plus charpentés et plus acides. La qualité du sol influe directemen­t sur la qualité des vins. Ils seront rustiques sur les calcaires profonds, et plus fins sur les calcaires affleurant­s.

Comment le vignoble a-t-il évolué ?

Avant le phylloxéra, il était resserré sur les coteaux. Il s’est ensuite étendu en plaine sur des sols limoneux. Son encépageme­nt s’est également modifié. Le cabernet franc a eu tendance à disparaîtr­e au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La France avait soif, il fallait alors produire beaucoup. Or le cabernet franc est un cépage très exigeant, et plus tardif. Il a donc laissé la part du lion au merlot, plus simple et plus rond. Mais la tendance s’inverse désormais. Les amateurs veulent des vins d’inspiratio­n, plus fins, ce qu’est capable de produire le cabernet franc. Au Château La Gaffelière, par exemple, il revient en force. Le domaine cherche à retrouver le goût des vins des années 1940, qui étaient juste sublimes. C’est d’ailleurs un mouvement assez général. Il faut dire que le cabernet franc mûr est tout simplement prodigieux. Il développe des arômes floraux envoûtants lorsqu’il est en contact avec le calcaire. Il allonge la bouche, il offre des tanins plus serrés, il donne de l’identité au vin.

Pour autant, on ne peut pas considérer que toute la rive droite est homogène.

C’est, hélas, une rive à deux vitesses. Le système de commercial­isation, régi par les négociants, est fort pour vendre les vins spéculatif­s. Ils n’ont même pas besoin de faire goûter le vin. Mais c’est une arme à double tranchant. Depuis 2000, l’image de Bordeaux a été brouillée par ces vins chers et spéculatif­s. Pour les autres vins, le modèle n’a, hélas, toujours pas été inventé. Pire, ils subissent une image peu qualitativ­e liée à la distributi­on. Castillon ou encore les vins des Côtes peinent à apparaître pour ce qu’ils sont pourtant : des appellatio­ns capables de produire des vins au rapport qualité-prix imbattable. Or, le circuit traditionn­el exige des châteaux une image forte. Dans ces conditions, j’ai peur que les appellatio­ns secondaire­s continuent à avoir du mal à s’en sortir. A Saint-Emilion, on peut vendre facilement n’importe quel vin entre 10 et 15 €, alors qu’à Castillon, par exemple, nous sommes plafonnés entre 2 et 5 €, alors que nos coûts de production sont strictemen­t identiques. On ne pourra sans doute pas sauver ces appellatio­ns dans leur ensemble, mais on pourra identifier dans celles-ci les bons vignerons, certains d’entre eux pourront même dépasser certains crus classés en qualité et en notoriété. Mais, pour s’en sortir, il faut avoir du temps, des ambitions et des moyens. Sans être trop pessimiste, je pense que le fossé entre les petits et les grands vins va continuer à se creuser.

Pourtant, fort de ce constat, vous n’avez pas hésité à acheter une propriété en Castillon.

J’ai acheté le Domaine de l’A, à Castillon, en 1999 car j’étais attiré par la qualité des sols. J’avais pour ambition d’y faire un grand vin, persuadé qu’il pouvait avoir les mêmes qualités qu’à Saint-Emilion. Vingt ans après, je suis toujours heureux de m’y être installé car je mène le projet que je souhaitais bâtir. Mais le bilan économique n’est pas enthousias­mant. J’ai acheté la terre 55 000 € l’hectare, elle n’en vaut plus que 30 000 € aujourd’hui. Même mon vin ne se valorise pas. J’ai atteint le niveau le plus haut sur le millésime 2000, et aucun millésime postérieur ne s’est vendu à ce prix. Mais, malgré tout, je ne regrette rien. J’habite au paradis !

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