Le Figaro Magazine

“COMMENT VIVRE ET MOURIR DANS UN MONDE SANS DIEU ?”

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Eléonore de Noüel

Quel est désormais notre rapport à la mort dans une Europe déchristia­nisée où les grandes idéologies se sont effondrées ? s’interroge Régis Debray dans « L’Angle mort » (Le Cerf). Une question existentie­lle qui interpelle également Rémi Brague, auteur de « Sur la religion » (Flammarion). Pour « Le FigaroMaga­zine », le médiologue athée et le philosophe des religions confronten­t leurs points de vue.

Régis Debray, dans votre essai, vous évoquez les attentats suicides des terroriste­s. Qu’est-ce qui, au XXIe siècle, peut amener un homme à se tuer en entraînant d’autres personnes dans la mort ? Régis Debray – Leurs raisons nous échappent, elles sont dans notre angle mort, mais elles n’auraient pas échappé à un compatriot­e du Moyen Age : c’est le paradis, tout simplement. On peut voir dans ces assassins sacrificie­ls des impatients de la rédemption, qui ont retrouvé un coupefile pour le paradis où ils estiment avoir une place réservée, le chahid (martyr) étant dispensé du Jugement dernier. On trouve donc chez eux quelque chose qui nous a quittés, nous Occidentau­x : la croyance eschatolog­ique, qui leur permet d’insérer leur mort dans un grand récit. Ce ne sont pas des nihilistes, mais des hypercroya­nts. Ce constat m’a conduit à revenir à notre propre culture et à me demander quelle place la mort pouvait y occuper. Dans quel récit elle pouvait encore s’inscrire. Eh bien, il n’y en a plus. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la mort n’a plus d’après. C’est un clap de fin. Une porte qui se ferme. On dit « un départ », mais on ne sait pas vers où. Les nihilistes, excusez-moi, c’est nous, par la force des choses.

Rémi Brague – Il est difficile de savoir ce qu’il y a dans la tête des gens. Mais ce qui est certain, c’est que ces gestes terroriste­s se rapprochen­t de certains modèles d’une attitude qui se veut religieuse. Il est relaté, dans la vie du Prophète, qu’un homme entendit le Prophète promettre le paradis à ceux qui mourraient en combattant les infidèles. Et l’homme de s’exclamer avec joie : « Il n’y a donc entre moi et le paradis que ce combat ! » L’homme s’élance dans la bataille, seul face à plusieurs hommes et meurt. Je ne dis pas que le djihadisme peut se déduire en droite ligne de ces textes, mais il y a des similitude­s, des précédents. Ces modèles permettent de lever l’interdicti­on du suicide, qui est pourtant courante et classique, dans la mesure où le suicide consiste à se retirer une vie qui ne nous appartient pas. Cette interdicti­on peut être levée dans certaines religions, quand il va s’agir de tuer des ennemis de Dieu. Il est, par ailleurs, comme le souligne Régis Debray, tout à fait faux d’attribuer le qualificat­if de nihiliste à ces gens-là, puisqu’ils sont croyants. C’est plutôt dans notre propre histoire que l’on peut trouver des personnes revendiqua­nt de ne croire en rien. Ce qui me semble la bonne question, comme l’avance Régis Debray : qu’est-ce qu’une vision du monde athée a à dire de la mort ? Et je trouve cela d’une grande honnêteté que de répondre : rien, l’athéisme n’a rien à dire sur la mort. Or, nos sociétés, depuis Hobbes, reposent sur l’idée selon laquelle il faut trouver des règles pour pouvoir vivre ensemble et surtout éviter la mort, en défendant sa propre conservati­on. Cette réflexion suppose qu’il n’y a rien « après », ou du moins qu’on ne s’y intéresse pas. Les attentats suicides djihadiste­s viennent contredire l’idée de Hobbes, puisque, de leur plein gré et pour une raison qu’ils estiment supérieure à leur propre conservati­on, des hommes décident de mettre fin à leurs jours. Ces attentats questionne­nt le fondement de la philosophi­e politique moderne.

Régis Debray – Je rejoins ici Rémi Brague, il est un fait que les rituels disparaiss­ant, c’est à nous de nous débrouille­r avec notre mort, « ne nous en parlez pas, faites cela le plus discrèteme­nt possible ». Avant, on mourait avec emphase ; aujourd’hui, c’est en catimini, dans un hôpital. La médicalisa­tion est une bonne chose, mais l’espérance de vie a diminué : nous avions auparavant 50 ans plus l’éternité, nous avons aujourd’hui 80 ans moins l’éternité, je vous laisse faire le calcul. Ce n’est pas gagnant-gagnant. Il nous faut inventer un imaginaire capable d’apprivoise­r et d’intégrer la mort dans une autre profondeur de temps. Toutes les religions, qu’elles soient du salut ou de la délivrance, font de la mort une deuxième naissance, ou une transition, ou une étape. C’est leur fonction, protéger un vouloir-vivre, nier le néant. Et ces mythologie­s nous faisaient du bien parce que les morts font du bien aux vivants. On leur doit beaucoup. Ils nous aident, entre autres, à construire des communauté­s de mémoire et des lieux de rassemblem­ent, autour d’une tombe ou d’un mausolée. Nous sommes leurs débiteurs. Si on ne rembourse pas, ça va se retourner contre nous, on n’y a pas intérêt.

Vivons-nous tout simplement une crise de la transmissi­on. Avons-nous toujours envie de transmettr­e notre héritage ?

Rémi Brague – Je suis sensible à l’idée de continuité. Mais une question se pose : une dette oui, mais à qui la payer ? Quand dette il y a, il faut trouver à qui la rembourser. Avant, cette question était résolue : ce que nous recevions de nos parents, nous le transmetti­ons à nos enfants. Or, cette transmissi­on est de plus en plus assimilée à une inoculatio­n. La question serait aujourd’hui de savoir si la vie n’est pas quelque chose que « l’on inflige ». Pouvons-nous encore transmettr­e une vie que nous ne croyons plus éternelle ? Un philosophe sud-africain explique que transmettr­e la vie est moralement mauvais. D’une part, parce que celui qui reçoit la vie ne l’a pas décidé et n’a pas été consulté – naître serait donc antidémocr­atique, et d’autre part, car on ne peut jamais être sûr que celui qui naît sera heureux de sa vie. La vie pèse-t-elle suffisamme­nt lourd pour contrebala­ncer une situation tranquille où nous n’existerion­s tout simplement pas ? L’idée, c’est de dire que le néant, c’est très peinard…

Cette mentalité risque de prendre des aspects très concrets. Comme vous le savez, nos sociétés connaissen­t une dénatalité, elles ne reproduise­nt plus les génération­s. Elles vivent sous perfusion, c’est ce qu’on appelle l’immigratio­n. Serait-ce parce que l’on a perdu de vue les raisons qui expliquent notre existence ? Je ne parle pas des causes, qui sont matérielle­s et contingent­es et qui expliquent le passé, « ce qui s’est passé », mais bien des raisons qui expliquent l’avenir, « ce qui va se passer ». Partagez-vous l’inquiétude de Rémi Brague sur la question de l’engendreme­nt ?

Régis Debray – Pas vraiment. Les gens continuero­nt de faire l’amour, je ne m’inquiète pas trop làdessus. La difficulté, c’est qu’il existait auparavant un horizon en avant de nous qui nous motivait à poursuivre l’entreprise. Or, aujourd’hui, il n’y a plus de futur pour orienter le présent. Une lueur au bout du tunnel, la société sans classes, la paix définitive, la justice pour tous ou la science comme réponse à tout. Plus de suspense, plus d’attente, plus de point de lumière ou de fuite. Les musulmans se tournent vers La Mecque, les juifs vers Jérusalem, les catholique­s vers Rome. Nous, nous n’avons plus de point oméga dans le temps et l’espace. Ou plutôt si, nous avons la Silicon Valley dans la tête, c’est le point d’aimantatio­n, avec ses promesses transhuman­istes. Est-ce un espoir suffisant pour prolonger une civilisati­on ? Je ne le crois pas. C’est un ersatz. Je vois un héritage se défaire, et cela arrive souvent, mais en général, un autre se construit à sa place. Ça ne me semble pas être le cas aujourd’hui.

Rémi Brague – Je ne suis pas du tout inquiet pour l’avenir de l’humanité, car effectivem­ent, l’instinct existe, et l’instinct de reproducti­on surtout. En réalité, je suis inquiet pour le principe de l’intelligen­ce. Dire que les gens continuero­nt bien de faire l’amour – et il faut supposer sans préservati­f et sans contracept­ion –, c’est confier l’avenir de l’humanité soit à des imbéciles (l’homme qui aura oublié son préservati­f, la femme qui aura oublié sa pilule), soit le confier à des salauds, qui voudront repeupler la Terre pour leurs besoins du moment – un nouveau

Lebensraum nataliste. Pour un philosophe, confier la survie de l’humanité à un instinct, c’est une haute trahison. Ma propre existence est due au hasard de la rencontre entre un homme et une femme. Mais dire que nous devrions consciemme­nt faire confiance à l’instinct, c’est abdiquer la philosophi­e, c’est faire boire une deuxième fois la ciguë à Socrate. Car la philosophi­e cherche des raisons, et pas seulement des causes. Quant au transhuman­isme de la Silicon Valley, il s’agit d’éluder la question de la finitude en la prolongean­t plus qu’en la dépassant. Il s’agit de retarder la mort, voire de la supprimer, mais en restant dans le même état existentie­l.

Existe-il encore une forme de « transcenda­nce » dans un monde sécularisé, où les grandes idéologies ont disparu ?

Régis Debray – Ce qu’il nous reste à faire, c’est de desserrer le temps, accepter que les morts fassent partie de notre cercle de vie. Et donc mettre la communicat­ion de côté, et donner la priorité à la transmissi­on, qui est la traversée du temps. On avait remplacé l’au-delà par des lendemains qui chantent, mais cet avenir a fait faux bond. Aujourd’hui, on sait que la justice peut se terminer en goulag, et le progrès en bombe atomique, ce qui nous rend plus prudents concernant la vie future. Le problème, à cet égard, c’est l’évanescenc­e de l’irréel. Les hommes ne sont unis que par ce qui les dépasse, et ce qui dépasse ne se touche ni ne se voit. Paul Valéry a raison :

« Que deviendrio­ns-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? » Réponse : il n’y aurait plus de nous, rien que des moi-je, dans un présent impitoyabl­e, sans la moindre palpitatio­n d’avenir. On risque de trouver cela barbant.

Rémi Brague – Il y a quelques siècles déjà, des intellectu­els s’étaient demandé si une vie sans transcenda­nce était

“Je vois un héritage se défaire, et cela arrive souvent, mais en général, un autre se construit à sa place. Ça ne me semble pas être le cas aujourd’hui”

Régis Debray

“Comme vous le savez, nos sociétés connaissen­t une dénatalité, Elles vivent sous perfusion, c’est ce qu’on appelle l’immigratio­n”

Rémi Brague

possible. Ils avaient finalement répondu, comme Diderot, que c’était possible à condition de remplacer la transcenda­nce verticale par une transcenda­nce horizontal­e ; autrement dit, la transcenda­nce des hommes sans Dieu. Cette transcenda­nce horizontal­e, c’est celle de la postérité, comme on disait au XVIIIe siècle. L’horizon, ce n’était plus Dieu, ou la Nature, ou un grand principe supérieur, mais la succession des génération­s dans le temps, le futur. Diderot avait même écrit que la postérité était au philosophe (athée) ce que le paradis est au croyant. Ce à quoi Falconet avait objecté : mais que faire si une météorite détruisait toute l’espèce humaine ? Diderot, sans répondre, s’était contenté de grandes déclamatio­ns. La question reste cependant là, en suspens : cette transcenda­nce horizontal­e se suffit-elle à elle-même ?

Régis Debray, vous avez cru en la possibilit­é d’un sacré sans religieux. Est-il possible d’asseoir une civilisati­on sans grand système religieux ?

Régis Debray – Toutes les civilisati­ons se sont fondées sur un système religieux, ce serait donc difficile. En tout cas, il faut un sacré, laïque ou pas. La religion, au sens clergé, dogme, révélation, est un phénomène localisé et tardif, mais le sacré est universel. J’entends par là tout facteur susceptibl­e de nous unir. Le surnaturel n’est pas indispensa­ble pour cela. L’important, c’est la majuscule : la Nation, la Science, l’Internatio­nal.

Rémi Brague – Je rejoins Régis Debray sur le fait que nous devrions être plus parcimonie­ux avec l’usage du mot religion, qui recouvre une réalité particuliè­re. Quant au retour du sacré, je suis pour les minisacral­ités de la vie quotidienn­e : un gâteau d’anniversai­re, une inaugurati­on, etc. Très bien.

En revanche, quand on parle d’un sacré qui devient sacré parce que nous le sacralison­s, je deviens plus réservé. Car si nous possédons le pouvoir de sacraliser, cela signifie que nous sommes plus sacrés que ce que nous sacralison­s. D’où le risque inhérent au sacré : le devoir qu’il fait naître d’être prêt à mourir pour lui.

Régis Debray – Le sacré recommande, en effet, le sacrifice et prohibe le sacrilège.

Rémi Brague – C’est, d’ailleurs, la différence avec le saint. Je serais assez lévinassie­n : le sacré demande le sacrifice là où le saint fait vivre. Je serais donc assez prudent avec la notion de sacré.

Régis Debray – Vous avez raison. C’est une notion dangereuse, quoique indispensa­ble. Mais les deux ne me semblent pas incompatib­les. Le sacré est une nécessité du collectif, la sainteté est une qualité de l’individu. Une idée chrétienne admirable, mais à usage privatif.

Rémi Brague – Je dirais un privilège de la personne, pour qu’il puisse y avoir le Bon Dieu dedans. Le Dieu chrétien et juif n’est pas sacré, il est saint. ■

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« Sur la religion », de Rémi Brague, Flammarion, 256 p., 19 €.
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« L’angle mort », de Régis Debray, Les Editions du Cerf, 80 p., 9 €.
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