Le Figaro Magazine

CHRISTOPHE GUILLUY & DAVID GOODHART « Peut-on réconcilie­r monde d’en haut et monde d’en bas » ?

- Propos recueillis par Brice Couturier et Alexandre Devecchio

France d’en haut versus France périphériq­ue. « Peuple de quelque part » versus « gens de n’importe où »… Il y a de frappantes similarité­s entre vos deux présentati­ons de la situation actuelle ! David Goodhart – Nous sommes tous les deux responsabl­es d’avoir forgé la maxime qui rend compte des nouvelles fractures ayant mené à la séquence Le Pen-Brexit-Trump. Je suis bien conscient que nous sommes accusés d’être trop « binaires ». Parce que, bien sûr, nos catégories sont très larges et amples. Il y a des tas de gens qui ne rentrent pas nettement dans l’une de mes catégories, et des tas d’endroits qui ne correspond­ent pas à ceux de Christophe Guilluy. Néanmoins, les gens ont l’air de les trouver utiles. Un autre trait que nous avons en commun, me semble-t-il, c’est que nous considéron­s les réactions des « gens de quelque part » et de la France périphériq­ue comme plus raisonnabl­es et légitimes que celles de nos collègues et amis plus libéraux !

Christophe Guilluy – J’ai travaillé sur le processus de sédentaris­ation contrainte dans les territoire­s de la France périphériq­ue, ceux des petites villes, des villes moyennes et des espaces ruraux. Cette dynamique est similaire à ce que l’on observe dans l’Amérique et l’Angleterre périphériq­ues. La mobilité des grandes métropoles, par le haut (classes supérieure­s) et par le bas (immigrés), est parfaiteme­nt illustrée par cette idée de « gens de nulle part ». Ce qui m’a frappé dans ce que j’ai pu lire à propos de Goodhart, c’est la réaction similaire du « parti des médias » et de la sociologie d’Etat, plus mobilisés à allumer des contre-feux qu’à s’interroger sur les causes de l’émergence de fractures sociales, culturelle­s et géographiq­ues qui est en train de faire exploser nos démocratie­s. Christophe Guilluy, dans votre nouveau livre, « No Society » (Flammarion), vous parlez d’un phénomène occidental... Christophe Guilluy – Ce n’est pas un hasard si Le Crépuscule de la France d’en haut va être traduit aux Etats-Unis en janvier. L’intérêt des Américains pour ce livre montre que la logique que je décris ne leur est pas étrangère. En réalité, on observe le même phénomène partout dans les pays occidentau­x. L’Italie, par exemple, a aussi sa périphérie, le Mezzogiorn­o, ou encore certaines franges du nord de l’Italie, autour de la région de Milan. Les fondamenta­ux sont partout les mêmes et génèrent la même vague « populiste ». Les médias montrent du doigt les xénophobes, les ruraux, évoquent la paupérisat­ion des centres-villes. Ce qu’ils ne voient pas, c’est un phénomène autrement plus gigantesqu­e : la fin de la classe moyenne occidental­e. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est cette classe majoritair­e (l’ouvrier, le paysan, l’employé comme le cadre supérieur y étaient intégrés) qui structurai­t toutes les démocratie­s occidental­es avec le même cercle vertueux : intégratio­n économique, politique et culturelle sur fond d’ascension sociale. Tout cela est en train de s’effondrer. Mark Lilla estime que la gauche a perdu le contact avec les classes populaires depuis qu’elle s’adresse en priorité aux minorités. Etes-vous de cet avis ?

David Goodhart – La vieille alliance entre la classe moyenne progressis­te et la classe ouvrière n’existe plus. Les deux groupes ont toujours eu des intérêts divergents dans le passé, mais ils pouvaient heureuseme­nt coexister, ce qui n’est plus le cas. Au Royaume-Uni, on parlait dans les années 1980, de « l’alliance Hampstead-Hartlepool ». Hampstead (là où je vis) a longtemps été la partie de Londres où vivent des progressis­tes à leur aise, et Hartlepool est une ancienne ville industriel­le du Nord abandonnée. Ce qui intéressai­t le progressis­te de Hampstead, à l’époque, c’étaient les droits des homosexuel­s et la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Ce qui intéressai­t le syndicalis­te ? Améliorer les salaires et les droits syndicaux. Les deux approches pouvaient aisément coexister et se soutenir

L’un a conceptual­isé l’opposition entre « France périphériq­ue » et « France des métropoles ». L’autre, l’affronteme­nt entre « peuple de quelque part » et « gens de n’importe où ».

Pour la première fois, le géographe français et l’intellectu­el britanniqu­e échangent leurs points de vue. Tous deux voient dans la vague populiste actuelle le résultat des fractures

sociales, territoria­les et culturelle­s qui traversent tous les pays occidentau­x.

mutuelleme­nt. A présent, le progressis­te de Hampstead a pour intérêt l’ouverture – haut niveau d’immigratio­n, plus d’intégratio­n en Europe, maintien de la liberté de mouvement – et la progressio­n des revendicat­ions des minorités : de race, de genre et de sexe. Quant au populiste décent de Hartlepool, il veut réduire l’immigratio­n, mettre fin à la liberté de mouvement (l’usine de poissons dans laquelle il travaille a recruté la moitié de ses employés parmi des gens d’Europe centrale). Et il considère que la classe politique londonienn­e donne la priorité à des sujets comme l’égalité de salaires entre hommes et femmes à la BBC, ce qui est très éloigné de ses préoccupat­ions. Leurs intérêts ne sont pas seulement différents, ils sont en contradict­ion.

La gauche, ou tout mouvement désireux de l’emporter, a besoin d’être centripète, afin de rassembler des forces et de devenir hégémoniqu­e. Or la politique des minorités est par définition centrifuge : elle divise les individus, chacun dans sa niche de doléances. En cela, elle reflète la fragmentat­ion de la société.

Christophe Guilluy – Le divorce est ancien (Eric Conan a publié La Gauche sans le peuple il y a presque quinze ans !). Si la lecture de ce divorce par l’économie

(le virage libéral de 1983) ne suffit pas, l’explicatio­n culturelle ou identitair­e est elle aussi réductrice. Mon explicatio­n est plus proche de celle de JeanClaude Michéa, qui convoque le libéralism­e économique et culturel.

Dans son livre, « The Road to Somewhere », David Goodhart explique la victoire du Brexit par le fait qu’une majorité de Britanniqu­es a préféré sacrifier ses intérêts matériels à ses valeurs culturelle­s…

Christophe Guilluy – « Sacrifier » n’est pas le terme que j’emploierai­s. Il s’agit au contraire d’une attitude rationnell­e. Deux raisons expliquent la priorité donnée aux valeurs culturelle­s dans les milieux populaires. La première tient au fait que les classes populaires, contrairem­ent aux classes supérieure­s, n’ont pas les moyens de la frontière invisible avec l’Autre. Ainsi, contrairem­ent aux partisans de l’ouverture, qui excellent dans les stratégies résidentie­lles et scolaires, les plus modestes n’ont d’autre choix que de demander aux pouvoirs publics d’ériger ces frontières protectric­es. Dans les milieux modestes, c’est la fragilité sociale qui explique la priorité donnée à la question culturelle. Rappelons que la condition du vote populiste est d’ailleurs la jonction de l’insécurité sociale et de ce que j’appelle l’insécurité culturelle provoquée par l’instabilit­é démographi­que des sociétés multicultu­relles. Ce qui est en question avec le Brexit ou la vague « populiste », c’est d’abord l’angoisse de devenir minoritair­e. Si les classes supérieure­s ne sont pas indifféren­tes aux questions migratoire­s ou culturelle­s, elles ont les moyens d’ériger des frontières invisibles, donc de protéger leur capital. L’insécurité culturelle sans insécurité sociale, cela donne éventuelle­ment le vote Fillon, pas Le Pen.

David Goodhart – Bien peu de gens auraient voté pour le Brexit sur la base « ce sera bénéfique pour l’économie britanniqu­e ». En réalité, la plupart des gens qui ont voté pour le Brexit l’ont fait en sachant qu’il y auraitunpr­ixàpayer.Mais,commelasui­tel’adémontré, ces gens ont eu raison de demeurer sceptiques sur les prédiction­s de l’establishm­ent selon lesquelles le seul fait de voter pour le Brexit allait casser l’économie. Cela n’a pas été le cas. Cela a amené une croissance à peine plus faible, quoique, c’est vrai, lorsque le Brexit se produira, cela pourrait avoir des incidences dans certains secteurs et provoquer davantage de dégâts que ce que nous avons observé jusqu’ici. Cependant, il a été possible de démontrer que, paradoxale­ment, le seul moyen pour le Royaume-Uni d’échapper à son modèle actuel, fondé sur une main-d’oeuvre flexible et une forte immigratio­n, c’est l’abandon de la liberté de mouvement – et donc de quitter l’Union européenne (UE). C’est la liberté de mouvementq­uia permis à de nombreuses sociétés britanniqu­es de réduire considérab­lement leurs budgets de formation et de perpétuer un modèle économique à faible niveau d’investisse­ment. Ni le gouverneme­nt ni les entreprise­s ne seront incités à régler le problème posé par le manque d’éducation de base et de formation des 20 à 30 % les moins bien formés tant que les portes resteront largement ouvertes à la main-d’oeuvre européenne. C’est ainsi que, pour avoir une économie de format plus européen, c’est-à-dire bâtie sur un haut niveau d’investisse­ment en capital humain, nous devons quitter l’UE ! Quoi qu’il en soit, les gens ne sont pas motivés seulement par l’argent. C’est quelque chose que la campagne en faveur du « remain » ne pouvait pas concevoir. L’un des slogans qui résume le mieux le Brexit fut « Meaning not Money » (du sens, pas de l’argent).

A vous lire, ceux d’en haut et ceux d’en bas n’habitent plus dans le même monde. Une réconcilia­tion est-elle possible ou la vague populiste va-t-elle tout emporter ?

David Goodhart – Je pense que la question intéressan­te – et celle que l’on ne se pose pas assez à gauche – est celle de la ligne de

“Les classes populaires, contrairem­ent aux classes supérieure­s,

n’ont pas les moyens de la frontière invisible avec l’Autre.”

Christophe Guilluy

“Pour avoir une économie de format plus européen, c’est-à-dire bâtie sur un haut niveau d’investisse­ment en capital

humain, nous devons quitter l’UE !”

David Goodhart

partage entre populisme légitime et illégitime. Nous pouvons nous mettre d’accord sur le fait que des partis ouvertemen­t racistes et antidémocr­atiques, hostiles au règne de la loi comme Aube dorée, en Grèce, sont illégitime­s. Mais les partis populistes mainstream sont libéraux – au moins au sens minimal qu’ils soutiennen­t le règne de la loi, les droits individuel­s (y compris les droits des minorités), la division et la dispersion du pouvoir. Dans les termes qui sont ceux du Royaume-Uni, tant Nigel Farage, de l’Ukip, que Nick Clegg, des libéraux-démocrates, sont des libéraux. Je pense très peu probable que l’on assiste à une montée en puissance du populisme illégitime au cours des prochaines décennies. Il n’y aura pas de retour aux années 1930. Christophe Guilluy – Nous n’avons jamais été aussi loin qu’aujourd’hui dans la sécession géographiq­ue, culturelle et économique du monde d’en haut. C’est unique dans l’histoire occidental­e. Le monde d’en haut est condamné s’il n’opère pas un atterrissa­ge en douceur. Le mouvement réel de la société continue à avancer. Les classes populaires ont fait leur diagnostic et n’en changeront pas. Elles veulent préserver leurs acquis, leur capital social, leur capital culturel. Et vont s’organiser pour. Le monde d’en haut ne pourra pas dire éternellem­ent que le diagnostic des gens d’en bas, pourtant majoritair­es, est faux et qu’ils doivent être rééduqués pour revenir à quelque chose de plus raisonnabl­e. Il va finir par être obligé de prendre en compte les aspiration­s du peuple, de s’adapter, car le modèle économique actuel n’a pas de limites et va aussi le fragiliser, les catégories intellectu­elles notamment. Par ailleurs, en France, il ne faut pas oublier que Macron n’a pas été élu par les seuls gagnants mais grâce aux « protégés de la mondialisa­tion », retraités et fonctionna­ires. Cet alliage est d’autant plus fragile que les retraités sont les premières victimes des réformes fiscales. Quant aux fonctionna­ires, leur statut est dans la ligne de mire… Le problème n’est pas seulement la machine économique, mais aussi comment faire société. Il faut être capable de lâcher les indicateur­s économique­s type PIB et se dire qu’il est plus important de lancer une activité économique qui créera du lien et des emplois dans telle ou telle petite ville. Cela me paraît plus utile que de booster les grandes métropoles ou les premiers de cordée de Macron. Il faut combiner différents modèles économique­s avec pour priorité d’intégrer le plus grand nombre économique­ment, socialemen­t et culturelle­ment. Une dose de protection­nisme sur certains secteurs paraît pertinente, surtout si l’on prétend mener une politique écologique. Mais cela suppose une révolution intellectu­elle. Si les populistes gagnent, c’est d’abord pour leur capacité à s’adapter à la demande du peuple. Pas pour leur talent à imposer leur idéologie. Salvini a été ultralibér­al et favorable à l’abandon de l’Italie du Sud. Mais, face à un constat d’échec, notamment l’expérience Bossi, il a su opérer un virage à 180 degrés et devenir étatiste, favorable à l’unificatio­n italienne, très frontal avec l’Europe sur la question budgétaire. Le souveraini­sme du peuple impose finalement la politique sociale, économique, culturelle. C’est ce que j’appelle le soft power des classes populaires. ■

 ??  ?? « The Road to Somewhere: The Populist Revolt and the Future of Politics », de David Goodhart, Hurst Publishers, 256 p., 21 €.
« The Road to Somewhere: The Populist Revolt and the Future of Politics », de David Goodhart, Hurst Publishers, 256 p., 21 €.
 ??  ?? « No Society. La fin de la classe moyenne occidental­e », de Christophe Guilluy, Flammarion, 242 p., 18 €.
« No Society. La fin de la classe moyenne occidental­e », de Christophe Guilluy, Flammarion, 242 p., 18 €.
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