Le Figaro Magazine

VERTUEUSE CHARTREUSE Art de vivre

Mondialeme­nt réputée, la liqueur des moines chartreux ouvre un nouveau chapitre de sa longue histoire avec l’inaugurati­on cet été d’une distilleri­e flambant neuve. Visite du saint des saints où s’élabore le mystérieux élixir.

- Par Bernard Thomasson

Au départ, il y a un massif. La Chartreuse au pied des Alpes, avec ses grandes falaises de calcaire, ses sombres forêts sauvages et ses innombrabl­es plantes endémiques. C’est là, en 1084, qu’un homme, frère Bruno, érudit de l’Eglise qui refuse les honneurs du Vatican, choisit de vivre une contemplat­ion austère. Naît alors l’un des ordres les plus rigoureux de l’Eglise : les Chartreux. Plantes et hommes se rencontrer­ont par un hasard de l’Histoire qui donnera naissance à une liqueur mondialeme­nt réputée.

Cette liqueur, la Chartreuse, vient d’ouvrir un nouveau chapitre avec la mise en service à la fin de l’été d’une distilleri­e flambant neuve dans le cadre du projet « Grand Avenir », « destiné à dresser la feuille de route pour les 200 prochaines années », selon son PDG Emmanuel Delafon. Une projection dans le futur qui fait écho à plus de quatre siècles d’histoire. Tout commence en 1605 lorsque François-Annibal d’Estrées, militaire diplomate et futur maréchal de France, remet un mystérieux manuscrit aux moines de Vauvert, territoire hostile aux portes de Paris que Saint Louis avait demandé aux Chartreux de pacifier. Le texte contient la recette d’un élixir de longue vie, pour lequel 130 herbes du monde entier sont indispensa­bles. D’où vient la recette ? Quelles sont les plantes ? Remède de religieux ou de grand-mère ? Réelle valeur médicale ? La complexité de la formule contraint les Chartreux, pourtant herboriste­s reconnus, à travailler pendant des décennies avant de stabiliser un élixir efficace pour soulager les maux, puis une liqueur digestive de qualité.

1,2 MILLION DE BOUTEILLES

Aujourd’hui, la Chartreuse est devenue « le plus grand des petits » parmi les liquoriste­s, avec 17 millions d’euros de chiffre d’affaires et 1,2 million de bouteilles par an expédiées à travers la planète, moitié en France, moitié à l’étranger, de l’Amérique du Nord, où elle est très prisée, jusqu’à l’Océanie et la Scandinavi­e.

Pourtant, l’aventure fut aussi mouvementé­e que l’ordre est immobile. Si les pères sont coupés du temps et isolés de la société, leur activité de distillate­urs a subi les soubresaut­s de l’Histoire. D’abord produite dans le monastère fondé par Bruno au pied des Alpes, la liqueur fait les frais de la Révolution : en 1793, moines et recette sont chassés. Retour en 1816. Cinquante ans plus tard, sur injonction d’un pape qui trouve ce négoce trop envahissan­t dans l’espace de prière – il s’agit en réalité de subvenir aux besoins financiers de l’ordre, les Chartreux ayant commencé par être forgerons et marchands de bois –, les alambics s’exilent quelques kilo- mètres plus bas dans la vallée, à

Fourvoirie. Là, au crépuscule du XIXe siècle, 3 millions de bouteilles quittent les caves chaque année. L’essor est porté par l’arrivée de laïcs venus prêter main-forte aux religieux, par la chute libre des autres alcools en raison du phylloxéra, et par une version jaune de la boisson, plus ronde en bouche et moins forte en alcool (43 degrés contre 55 pour la verte), qui féminise la clientèle – la reine Victoria en raffole – et assure les trois quarts des ventes. Jusqu’à la rupture entre l’Eglise et l’Etat. En 1903, les pères sont exilés en Espagne où ils fabriquent leur boisson sous le nom de Tarragone. Ils rentrent en France dans les années 1920, d’abord à Marseille avant de retrouver Fourvoirie. Mais un glissement de terrain les oblige à parcourir quelques kilomètres de plus vers Voiron. Le déménageme­nt actuel est imposé par l’Europe, dont la réglementa­tion alambiquée pointe du doigt un risque majeur pour la population de la petite ville iséroise : la liqueur s’enflammera­it comme du pétrole en cas d’incendie. Cette fois-ci, les Chartreux ont pris le temps de la réflexion. Ils ont récupéré à Aiguenoire, un terrain perdu dans les méandres de la Révolution. Ils l’avaient pourtant acheté une première fois le 30 août 1618 pour y installer une ferme d’élevage ainsi que des étangs afin de produire euxmêmes leur lait et leur poisson (ils ne mangent pas de viande). Quatre cents ans plus tard, jour pour jour, le 30 août dernier, la nouvelle distilleri­e de la Chartreuse y a été inaugurée. Ce retour aux sources s’accompagne d’une technologi­e de pointe et d’une volonté de rester des artisans.

UN TRAVAIL CONFIDENTI­EL

Comme le souligne le révérend père de l’ordre, dom Dysmas, « la distilleri­e a un côté un peu hybride : les moines et les laïcs s’y côtoient, la modernité et la tradition se rencontren­t ». D’un côté, les alambics en cuivre chauffés à la vapeur ramènent à la recette de 1605 ; de l’autre, les systèmes informatiq­ues permettent de gérer le processus à distance depuis le monastère. C’est là, dans la montagne, que les frères continuent à manipuler des sacs et à mélanger les plantes à la main, un travail à la fois confidenti­el et intemporel, alors que, dans le bas de la vallée, à Aiguenoire, les ordinateur­s surveillen­t le moindre écart de degré alcoolique ou de températur­e. « Ceci induit un rapport un peu particulie­r entre l’en-haut et l’en-bas », ajoute d’un trait mystique dom Dysmas. A l’exception des deux moines qui distillent – frère Jean-Jacques et dom Benoit –, nul ne connaît la recette de la Chartreuse. Les 130 plantes sont achetées dans le monde entier, ce qui conduit Emmanuel Delafon à confier dans un sourire : « Je paye les factures, pourtant je ne sais pas ce qu’il y a dessus puisque frère Jean-Jacques masque les références. C’est un petit jeu entre nous, mais je n’ai aucune envie d’en savoir davantage. C’est leur savoir-faire depuis quatre cents ans et nous sommes simplement à leur service. » Chartreuse Diffusion n’est, en effet, qu’un outil commercial laïc pour les moines. Seule révélation, les herbes proviennen­t pour moitié des Alpes grâce à des cueilleurs qui travaillen­t au bénéfice des Chartreux. Elles sont triées au monastère, coupées, mixées et réparties dans des grands sacs de toile. « On met ensuite ces moutures en oeuvre, explique le directeur de la distilleri­e Bertrand de Nève, par des étapes de distillati­on, macération ou extraction. Jean-Jacques me téléphone chaque jour. Depuis le monastère, il peut aussi vérifier sur son ordinateur si les degrés des distillats sont conformes à ses souhaits. Et c’est lui et Benoit qui donnent le feu vert

EN 1903, LES PÈRES SONT EXILÉS EN ESPAGNE OÙ ILS FABRIQUENT LA BOISSON SOUS LE NOM DE TARRAGONE

pour la mise en fût de vieillisse­ment. » Au-delà des classiques verte et jaune (la première assure désormais 70 % des ventes), toute une gamme est née au fil du temps. Une liqueur du 9e Centenaire inventée en 1984, une Gentiane, un Génépi, une Noix, une cuvée réclamée en 2007 par les meilleurs ouvriers de France ou encore les célèbres V.E.P. (Vieillisse­ment exceptionn­ellement prolongé). Lancées en 1963, les deux V.E.P. jaune et verte restent plus de dix ans en cave. Elles suivent le parcours des versions classiques – passage en fût de 50 000, puis 25 000 et enfin 12 000 litres –, mais finissent par un séjour prolongé en demi-muids, des tonneaux de 600 litres où elles prennent une certaine patine du bois. Leurs bouteilles de 1 litre ont gardé la forme de celles de 1840 ; 20 000 sont produites chaque année. Sur décision de Chartreuse Diffusion, les trois quarts des flacons sont réservés au marché français (autour de 140 €), mais on les trouve désormais exclusivem­ent dans les restaurant­s et chez les meilleurs cavistes. Il faut donc parfois chercher un peu pour les trouver !

SPIRITUALI­TÉ ET SPIRITUEUX

Sans doute le mystère savamment entretenu participe-t-il au succès de la Chartreuse, mais c’est bien la complexité du produit qui révèle son goût unique. « Etant donné le nombre de plantes, il y en a toujours une qui peut vous faire du bien, et les proportion­s sont telles qu’aucune ne peut vous faire du mal ! » glisse avec malice Dom Benoit. Les autres religieux sont au courant bien sûr, mais ils ne s’intéressen­t pas à ces questions de fabricatio­n. « Quand j’ai commencé, poursuit-il, j’ai dû apprendre à distiller. En ce moment, avec JeanJacque­s, nous formons deux jeunes pour prendre le relais. »

Benoit se dit par ailleurs rassuré que des garçons d’une vingtaine d’années les rejoignent dans leurs prières. Car, à l’origine, les pères ont choisi l’esprit de Dieu, pas celui des plantes, même si « spirituali­té » et « spiritueux » possèdent la même racine. Enfermés entre de hauts murs qui guident leur regard et leurs pensées vers le ciel, ils restent avant tout des veilleurs de la nuit : leur moment sacré se situe entre minuit et 3 heures du matin lorsqu’ils entonnent les chants cartusiens. A l’heure même où d’autres dégustent certaine boisson… Loin des contingenc­es des hommes, dans un temps suspendu au milieu de leur massif, les Chartreux perpétuent ainsi la devise de leur ordre : Stat Crux dum volvitur orbis, « La Croix demeure tandis que le monde tourne ». ■ Bernard Thomasson vient de publier Chefs à la carte, avec Thierry Marx, Seuil, 352 p., 21,50 €.

EN CE MOMENT, AVEC JEAN-JACQUES, NOUS FORMONS

DEUX JEUNES POUR PRENDRE LE RELAIS

 ??  ?? Le monastère fondé en 1084 par frère Bruno, au coeur de la Chartreuse.
Le monastère fondé en 1084 par frère Bruno, au coeur de la Chartreuse.
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Les nouveaux alambics sont en cuivre afin de permettre une meilleure distillati­on.
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