EN VUE Nemanja Radulovic
Un artiste hors norme. Dans la vie comme dans sa musique. Après avoir réarrangé Bach, le musicien serbe révolutionne le « Shéhérazade » de Rimski-Korsakov. Une réussite.
Nemanja Radulovic aime casser les codes, et cela lui réussit. Au fil des années, le capital de sympathie de ce Serbe né à Nis, au sud de son pays, est monté au zénith. Violoniste virtuose, il enchante le public autant par sa flamboyance que par sa maestria. Dans le monde souvent très lisse de la musique classique, ce n’est rien de dire qu’il se démarque : blouson de cuir, jean destroy, look romantico-rock and roll. Radulovic revient avec un nouvel album, Baïka *, où il explore de nouvelles terres, de toute évidence merveilleuses puisque, dans sa langue maternelle, baïka signifie conte de fées. Il l’a imaginé comme un voyage vers l’Orient. On y découvre avec bonheur le pyrotechnique Concerto pour violon et orchestre de Khatchatourian – un morceau de bravoure dans lesquels le violoniste excelle. L’enregistrement du concerto a été réalisé dans un studio construit à cet effet, au sein des locaux industriels du principal sponsor du Borusan Istanbul Philharmonic Orchestra (Bipo) que dirige le chef autrichien Sascha Goetzel.
Mais la pépite de ce disque est ailleurs : dans le Shéhérazade de Rimski-Korsakov. Cette oeuvre, créée en 1888 à SaintPétersbourg, n’a été connue par l’Europe entière qu’à partir de 1910 grâce aux Ballets russes de Diaghilev. Rien de classique dans cette nouvelle version, quitte à surprendre les connaisseurs. Qu’on en juge : en lieu et place de l’instrumentation originale, essentiellement composée d’instruments à vent (hautbois, cor, clarinette…), nous avons droit à du piano, du violon et des cordes. Cette fois encore, Radulovic a demandé cette adaptation à son ami Aleksandar Sedlar. Pour son précédent album, le compositeur serbe avait déjà transposé la Toccata de Bach de l’orgue au violon. Cette version inédite de Shéhérazade a été enregistrée à Belgrade avec Double Sens, la formation du violoniste.
Il est loin, le temps où Nemanja, à peine débarqué à Issyles-Moulineaux, jouait dans le métro avec ses deux soeurs. Fuyant en 1999 la énième guerre en Yougoslavie, sa famille était passée par Sarrebruck avant de s’installer à Paris. Là, le garçon de 14 ans qui joue depuis l’âge de 7 ans prépare le concours Long-Thibaud puis, en 2000, tente d’entrer au Conservatoire national de musique. Pour se préparer, Nemanja étudie auprès de Patrice Fontanarosa. Rencontre déterminante. Son maître, immense professeur et grand humaniste, prend très vite la mesure du potentiel de son élève. Le petit gamin de Nis, qui rêvait de piano mais avait choisi le violon, « parce qu’à cette époque où la guerre commençait, l’achat d’un piano n’était plus possible », allait donc poursuivre ses études à Paris et devenir le soliste que l’on connaît. Ses disques comme Carnets de voyage ou le dernier, Baïka, sont à l’image de ce grand voyageur sans a priori sur les gens et les races. « Ce sont mes parents qui m’ont appris l’ouverture d’esprit », dit-il. De son grand professeur, il a gardé un autre enseignement majeur : faire fi des conventions.
L’enfant terrible du violon a fini par modifier sa spectaculaire tignasse à la Tina Turner – sur les conseils de son entourage, dit-on, qui craignait que son look attire davantage l’attention que sa musique. Il a écouté le conseil, il a eu tort ! Quoi qu’il fasse, Radulovic restera hors norme. En témoignent ses entrées sur scène, toujours sidérantes. Sa démarche, ses tenues, sa manière d’être mais aussi son contact si naturel avec le public avant même de commencer à jouer, tout cela fait de lui un artiste résolument à part. Et, quand il empoigne son violon, un Jean-Baptiste Vuillaume de 1843, la salle tombe définitivement sous le charme, et lui pardonne de surjouer parfois de sa virtuosité. Mais son habileté est sans limites. Ce qui lui permet ses transgressions. Les deux ensembles qu’il a fondés ne s’appellent-ils pas Double Sens et Les Trilles du diable ? * Baïka (Deutsche Grammophon). En concert au Théâtre des ChampsElysées (Paris VIIIe), le 13 décembre.