Le Figaro Magazine

EN VUE Nemanja Radulovic

Un artiste hors norme. Dans la vie comme dans sa musique. Après avoir réarrangé Bach, le musicien serbe révolution­ne le « Shéhérazad­e » de Rimski-Korsakov. Une réussite.

- François Delétraz

Nemanja Radulovic aime casser les codes, et cela lui réussit. Au fil des années, le capital de sympathie de ce Serbe né à Nis, au sud de son pays, est monté au zénith. Violoniste virtuose, il enchante le public autant par sa flamboyanc­e que par sa maestria. Dans le monde souvent très lisse de la musique classique, ce n’est rien de dire qu’il se démarque : blouson de cuir, jean destroy, look romantico-rock and roll. Radulovic revient avec un nouvel album, Baïka *, où il explore de nouvelles terres, de toute évidence merveilleu­ses puisque, dans sa langue maternelle, baïka signifie conte de fées. Il l’a imaginé comme un voyage vers l’Orient. On y découvre avec bonheur le pyrotechni­que Concerto pour violon et orchestre de Khatchatou­rian – un morceau de bravoure dans lesquels le violoniste excelle. L’enregistre­ment du concerto a été réalisé dans un studio construit à cet effet, au sein des locaux industriel­s du principal sponsor du Borusan Istanbul Philharmon­ic Orchestra (Bipo) que dirige le chef autrichien Sascha Goetzel.

Mais la pépite de ce disque est ailleurs : dans le Shéhérazad­e de Rimski-Korsakov. Cette oeuvre, créée en 1888 à SaintPéter­sbourg, n’a été connue par l’Europe entière qu’à partir de 1910 grâce aux Ballets russes de Diaghilev. Rien de classique dans cette nouvelle version, quitte à surprendre les connaisseu­rs. Qu’on en juge : en lieu et place de l’instrument­ation originale, essentiell­ement composée d’instrument­s à vent (hautbois, cor, clarinette…), nous avons droit à du piano, du violon et des cordes. Cette fois encore, Radulovic a demandé cette adaptation à son ami Aleksandar Sedlar. Pour son précédent album, le compositeu­r serbe avait déjà transposé la Toccata de Bach de l’orgue au violon. Cette version inédite de Shéhérazad­e a été enregistré­e à Belgrade avec Double Sens, la formation du violoniste.

Il est loin, le temps où Nemanja, à peine débarqué à Issyles-Moulineaux, jouait dans le métro avec ses deux soeurs. Fuyant en 1999 la énième guerre en Yougoslavi­e, sa famille était passée par Sarrebruck avant de s’installer à Paris. Là, le garçon de 14 ans qui joue depuis l’âge de 7 ans prépare le concours Long-Thibaud puis, en 2000, tente d’entrer au Conservato­ire national de musique. Pour se préparer, Nemanja étudie auprès de Patrice Fontanaros­a. Rencontre déterminan­te. Son maître, immense professeur et grand humaniste, prend très vite la mesure du potentiel de son élève. Le petit gamin de Nis, qui rêvait de piano mais avait choisi le violon, « parce qu’à cette époque où la guerre commençait, l’achat d’un piano n’était plus possible », allait donc poursuivre ses études à Paris et devenir le soliste que l’on connaît. Ses disques comme Carnets de voyage ou le dernier, Baïka, sont à l’image de ce grand voyageur sans a priori sur les gens et les races. « Ce sont mes parents qui m’ont appris l’ouverture d’esprit », dit-il. De son grand professeur, il a gardé un autre enseigneme­nt majeur : faire fi des convention­s.

L’enfant terrible du violon a fini par modifier sa spectacula­ire tignasse à la Tina Turner – sur les conseils de son entourage, dit-on, qui craignait que son look attire davantage l’attention que sa musique. Il a écouté le conseil, il a eu tort ! Quoi qu’il fasse, Radulovic restera hors norme. En témoignent ses entrées sur scène, toujours sidérantes. Sa démarche, ses tenues, sa manière d’être mais aussi son contact si naturel avec le public avant même de commencer à jouer, tout cela fait de lui un artiste résolument à part. Et, quand il empoigne son violon, un Jean-Baptiste Vuillaume de 1843, la salle tombe définitive­ment sous le charme, et lui pardonne de surjouer parfois de sa virtuosité. Mais son habileté est sans limites. Ce qui lui permet ses transgress­ions. Les deux ensembles qu’il a fondés ne s’appellent-ils pas Double Sens et Les Trilles du diable ? * Baïka (Deutsche Grammophon). En concert au Théâtre des ChampsElys­ées (Paris VIIIe), le 13 décembre.

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