LECTURE/POLÉMIQUE Marcel Gauchet
Dans un essai ambitieux, Marcel Gauchet ressuscite la figure de l’Incorruptible pour mieux pointer les contradictions de nos démocraties libérales.
Evénement fondateur, la Révolution française resurgit régulièrement dans l’actualité et le débat national. Souvent, il s’agit autant d’interroger le passé que le présent. En 1989, les célébrations du bicentenaire, qui coïncident avec la chute du mur de Berlin et le triomphe de l’idéologie de « la mondialisation heureuse », épousent l’air du temps. Sur les Champs-Elysées, le défilé orchestré par Jean-Paul Goude ressemble à une pub Benetton. François Furet, ancien communiste converti au libéralisme, chargé de la supervision historique de la commémoration, fustige « la vulgate lénino-jacobine » des historiens supposément marxistes en ne voulant retenir de la Révolution que « les droits de l’homme ». Trois décennies plus tard, sur fond de montée en puissance des partis « populistes », c’est la dimension populaire, patriotique et sociale de la Révolution qui revient sur le devant de la scène. C’est le film de Pierre Schoeller, Un peuple et son roi qui, comme son titre l’indique, entend raconter la Révolution du point de vue du peuple. C’est aussi le nouvel essai de Marcel Gauchet, Robespierre. L’homme qui nous divise le plus, qui ressuscite la figure controversée de l’Incorruptible. S’il ne cache rien de la face sombre de Robespierre, le philosophe refuse de faire de lui un Lénine avant la lettre. Pour le penseur antitotalitaire, Robespierre n’est pas le père du totalitarisme. Au contraire, il incarne les deux visages de la Révolution et les contradictions à venir de la démocratie libérale. Robespierre est l’homme des libertés individuelles et celui de la souveraineté nationale. Le héraut des droits de l’homme et l’apôtre de la Terreur. A la fois libéral et jacobin. Ni tyran ni martyr, Gauchet le présente comme un personnage cornélien écartelé entre ses principes et la réalité tragique de l’Histoire. Comme le rappelle Gauchet, Robespierre s’est opposé, dans un premier temps, aussi bien à la guerre qu’au renversement de la monarchie. Une fois la monarchie renversée et la guerre déclarée, il en a assumé toutes les conséquences jusqu’à renier tous les principes qui étaient au fondement de la Révolution. Pour sauver « la patrie en danger » et ce qu’il considère comme les acquis de la Révolution, il fera couler le sang, y compris celui des Français. L’arbitraire pour sauver les droits, l’oppression pour sauver la liberté. Tel est, pour Gauchet, le paradoxe de Robespierre et le péché originel de la République. Comment articuler droits particuliers et intérêt général, principes abstraits et principe de réalité, démocratie et libéralisme ? La noblesse des fins justifie-t-elle la monstruosité des moyens ? Autant de questions sur lesquelles butte Robespierre. A travers la figure de l’Incorruptible, Gauchet poursuit sa réflexion contemporaine sur « la Révolution des droits de l’homme ». A l’heure où l’extension à l’infini des droits individuels menace les cohésions nationales et s’oppose à la volonté collective des peuples, ces questions, suggère Gauchet, ne sont peut-être pas derrière, mais devant nous.