PROCHE-ORIENT : APRÈS LE CHAOS, REBÂTIR ET RESTAURER Reportage
Une mission exploratoire composée de membres de L’OEuvre d’Orient, d’historiens et d’experts de la Bibliothèque nationale de France s’est rendue en Irak, au Liban et en Syrie. L’occasion de dresser un bilan des premiers efforts entrepris pour préserver les richesses du patrimoine de ce « berceau de l’humanité ».
“Nous sommes plus que jamais conscients que ce patrimoine de l’humanité
doit être préservé pour la propre survie de notre communauté”
Voilà trois heures que nous avons quitté Erbil, la capitale du Kurdistan irakien. Sur les collines vert tendre, les champs de blé ont laissé place aux troupeaux de moutons. La route a contourné une abrupte montagne brune que nous longeons. Elle escalade désormais la pente en une série de lacets. En haut se dresse le monastère de Mar Matta, arrimé à ces rochers depuis le IVe siècle. Notre équipe attend quelques minutes dans un salon d’accueil, autour d’une carafe d’eau bienvenue. Nous y rejoint le père Youssef Matti, un jeune moine syriaque orthodoxe faisant office de secrétaire au sein du couvent. A écouter ce Mossouliote parfaitement anglophone, ces dernières années au couvent ont été plus qu’éprouvantes : « La ligne de front avec Daech n’était distante que de 3 kilomètres. Depuis la terrasse surplombant le monastère, nous pouvions régulièrement apercevoir la fumée des combats », explique-t-il, en désignant du doigt la plaine de Ninive où l’on distingue toujours le ruban noir des tranchées. « En juin 2014, notre monastère a servi de refuge à plus de 300 familles qui fuyaient Mossoul. Durant toutes ces années d’exil, il a fallu les reloger, les réconforter, leur donner du travail. »
“RESTAURATION D’URGENCE”
Face au contexte général du ProcheOrient, notamment irakien et syrien, évoquer la question du patrimoine, et particulièrement celui des minorités et des chrétiens d’Orient ne va pas de soi. Lorsque tout doit être reconstruit, que les biens essentiels manquent et que l’hémorragie des chrétiens d’Irak et de Syrie se poursuit, pourquoi se préoccuper de restaurer de vieilles bibliothèques et de remettre debout les pierres des sanctuaires ? Le père Youssef Matti répond à ce dilemme le plus simplement du monde : « Ce patrimoine est une part de nous-mêmes, de notre histoire, de notre identité et de notre vie. Il témoigne de l’enracinement du christianisme en Orient depuis ses origines. Après les destructions opérées par Daech pour le faire disparaître, nous sommes plus que jamais conscients que ce patrimoine de l’humanité doit être préservé pour la propre survie de notre communauté. »
Ensemble, nous évoquons le sort de la bibliothèque du monastère, plusieurs centaines d’ouvrages assemblés au cours des siècles, qui en font l’un des phares de la culture syriaque, cette part si ancienne et si méconnue chez nous de la culture chrétienne. En 2015, alors que Daech menaçait encore les lieux, le fonds a été entièrement numérisé et sauvegardé par deux religieuses irakiennes grâce à une aide accordée en 2015 à L’OEuvre d’Orient (1) par la direction des Archives de France. Face aux échantillons de la collection que le moine expose sous nos yeux, les experts de la délégation prennent conscience du chantier qui attend. « Plusieurs ouvrages se trouvent dans un état de détérioration avancée et
nécessitent une restauration d’urgence. D’autres ont été attaqués par les insectes ou abîmés par l’humidité. C’est toute la bibliothèque qui devrait faire l’objet d’une opération de conservation préventive », explique Caroline Gelot, diplômée de l’Institut national du patrimoine à Paris et responsable d’atelier du Beit Gazo (en syriaque, la « maison des trésors »). Inauguré au Liban en avril dernier, ce centre de conservation, qui s’adresse à toutes les Eglises d’Orient, offre des restaurations poussées et des formations aux Orientaux « dans un domaine où l’absence d’école et de masters spécialisés entraîne parfois des erreurs déontologiques et des restaurations agressives », renchérit Isabelle Bonnard, experte en restauration à la BnF.
Le lendemain, nous sommes dans la plaine de Ninive, à 17 kilomètres au sud-est de Qaraqosh, la principale ville chrétienne d’Irak devenue tristement célèbre depuis que ses habitants en ont été chassés par Daech en août 2014. Au milieu de ce désert de Mésopotamie, s’élève le couvent de Mar Behnam, dont la fondation remonte peut-être au Ve siècle. Ce monastère n’a pas eu la chance de Mar Matta puisqu’il a été occupé et saccagé par Daech. Sous les arcades qui ombrent l’entrée de l’église principale, les croix sculptées de la façade ont toutes été burinées. Demeurent de belles inscriptions, pour la plupart en syriaque, qui n’ont pas attiré l’oeil des vandales. En entrant dans le sanctuaire, même constat : toutes les croix, toutes les figures humaines sculptées ont été systématiquement mutilées. Le magnifique décor de l’époque atabeg (XIIIe siècle) évoque désormais les portails de certaines de nos églises, aux statues décapitées, lors des guerres de Religion ou pendant la Révolution française. Paradoxe connu, c’est précisément la Révolution française iconoclaste qui a suscité des défenseurs aux monuments de notre histoire. Puissent ces images de désolation susciter aussi au Proche-Orient un désir renouvelé de protection du patrimoine ancien !
SAUVETAGE DES MANUSCRITS
Comme pour répondre à ce voeu, à mesure que le monde prenait connaissance des exactions commises, des initiatives locales ont fleuri, comme
En entrant dans le sanctuaire, un triste constat : toutes les croix, toutes les figures humaines sculptées ont été systématiquement mutilées
celle du frère Najeeb (2), dominicain, qui a connu un fort retentissement dans toute l’Europe. Son sauvetage aventureux des manuscrits de Qaraqosh, chargés en hâte dans des voitures à l’heure où Daech avançait vers la ville, a marqué les esprits. Nous le retrouvons à Erbil, chaleureux et passionné, s’exprimant dans un français clair et imagé : « Un peuple est comme un arbre. Si on le coupe de ses racines, il meurt », aime rappeler ce bibliophile passionné aux visiteurs étrangers qu’il reçoit dans la demeure où sont entreposés les manuscrits que ses équipes numérisent depuis le début des années 1990 en partenariat avec les bénédictins américains de la bibliothèque HMML du Minnesota. « Comme en 1915, au coeur du génocide des Arméniens et des Assyro-Chaldéens, les bibliothèques ont été mises à l’abri, parfois au-delà des frontières comme au Liban par exemple, parfois au plus près », nous raconte à Erbil Mgr Petros Moshe, archevêque syriaque catholique de Mossoul à Qaraqosh, en citant en exemple le sauvetage de Mar Behnam où, à l’approche de Daech, le moine Youssef Sakat emmura sur place
des centaines d’ouvrages et de manuscrits à l’insu des djihadistes, les sauvant ainsi de l’autodafé ou du pillage.
LE SYMBOLE DE PALMYRE
Au vu des convulsions contemporaines du Moyen-Orient, où se liguent fureur guerrière et pression urbanistique, l’enjeu est de taille car la destruction ou l’abandon du patrimoine prive les peuples de leur histoire et de leur art. C’est pourquoi certaines institutions ou personnalités en charge de sa protection ont cherché, au prix de sacrifices ultimes et dans des conditions extrêmes, à remplir leur rôle coûte que coûte. En Syrie, où la mission exploratoire se poursuit, nous faisons ainsi la rencontre du professeur Maamoun Abdulkarim : l’ancien directeur général des antiquités et des musées de Syrie (2012-2017) a, aux heures les plus sombres de la guerre, eu fort à faire pour sortir et mettre en sécurité les collections de tous les musées nationaux. « A Palmyre, nous avons évacué les collections du musée archéologique en catastrophe pendant les combats alors que Daech rentrait dans la ville, se souvient-il. Grâce à plusieurs sauvetages de grande ampleur de ce type, la plupart des oeuvres des musées nationaux de Damas, d’Alep, de Homs ou de Palmyre ont ainsi été sauvées. Malheureusement, pour les monuments antiques, nous n’avons rien pu faire… » Sur ce plan – et en écoutant le professeur énumérer la liste des sites historiques détruits ou pillés –, le chantier à venir s’avère immense. « Les tirs d’artillerie de tous bords ne les ont pas épargnés ; les combattants islamistes se sont acharnés sur eux, les trafiquants de tous horizons les ont retournés pour alimenter leurs trafics juteux », poursuit Maamoun Abdulkarim. Au souvenir de Khaled al-Assad (3), dont la mort effroyable, qui a ému le monde entier, symbolise bien le fléau de la barbarie islamiste qui non seulement détruit le patrimoine ancien de la région, mais élimine aussi ceux qui ont consacré leur vie à sa connaissance et à sa protection, reviennent également à l’esprit des images et vidéos terrifiantes : la destruction des mosquées et des sanctuaires traditionnels de Mossoul, les statues du musée de la ville brisées au marteau-piqueur, les ruines de Hatra dévastées à l’explosif, l’église verte de Tikrit anéantie, les temples de Palmyre, demeurés presque intacts depuis l’Antiquité, réduits en poussière et tant de sites archéologiques… Du fait des pillages et des fouilles sauvages, beaucoup d’objets d’art ont ainsi été dérobés, perdus sans que leur existence ait été répertoriée. Dès leur découverte, certaines oeuvres se sont
Le fléau de la barbarie islamiste a détruit le patrimoine ancien
et éliminé ceux qui lui ont consacré leur vie
volatilisées comme ces icônes volées au sein du sanctuaire Saint-Serge-etSaint-Bacchus à Maaloula, dont le supérieur du couvent nous confie prier ardemment pour les voir retourner un jour à leur emplacement initial. « Ces dernières réapparaîtront peut-être dans quelques années comme beaucoup à Beyrouth, Istanbul, Munich, Paris, Londres ou Los Angeles », déclare-t-il avec un mélange de fatalisme et d’espoir. Face à ce fléau, toutes les organisations policières spécialisées, Interpol, l’Organisation mondiale des douanes, l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels en France, ont renforcé leur coopération à l’occasion de cette crise. Elles ont accru leurs liens avec l’Unesco et l’Icom (Conseil international des musées) qui réalise des « listes rouges » diffusées à toutes les polices et décrivant, pays par pays, les objets concernés par ces trafics. Dans la capitale libanaise, on nous signale que des manuscrits, des mosaïques et des icônes refont déjà surface via des réseaux mafieux.
PRISE DE CONSCIENCE MONDIALE
Sur plusieurs sites historiques syriens que nous visitons, des restaurations d’urgence sont entreprises dans les zones redevenues calmes, que ce soit à Alep, dans les maisons de pierre noire de Homs ou au Crac des chevaliers. Vestige de la rencontre entre l’Orient et l’Occident, théâtre de combats féroces entre l’armée syrienne et le Jabhat al-Nosra, le fameux château croisé, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, mériterait, selon Emmanuel Pénicaut, spécialiste du site, « une attention renouvelée de la communauté internationale. Bien que la puissante maçonnerie ait plutôt bien résisté aux obus, l’ensemble du site devrait être remis en état », constate sur place le jeune historien. Parmi les interlocuteurs locaux que nous rencontrons, nombreux sont ceux qui aimeraient que les gouvernements occidentaux hostiles au régime syrien distinguent les questions de patrimoine de la politique générale. A Palmyre, la destruction des temples de Bêl et de Baalshamin a été le point de départ d’une prise de conscience mondiale. Dès que le site s’est retrouvé à l’abri des combats, les travaux de préservation et de restauration ont pu reprendre, aidés par une numérisation complète des monuments antiques réalisée par l’entreprise française Iconem
Grâce à des technologies de pointe, on peut désormais reconstituer par modélisation les monuments détruits, comme ceux de Palmyre
grâce à des technologies de pointe. Les Syriens souhaiteraient que les touristes soient de retour dès 2019. Si ce n’est pas le cas, la remise en état des lieux aura certainement bien avancé, grâce à l’aide de l’Italie, de la Pologne, de la Russie et de l’Unesco.
A court terme, se pose la question de la reconstruction ou de la restauration des monuments détruits en Syrie et en Irak. Certes, les chantiers débutent, même timidement. Les travaux à mener sont titanesques et ne seront pas prioritaires face aux appétits des constructeurs. La vieille ville de Mossoul est un gigantesque amas de ruines où le déminage n’est toujours pas achevé. Et puis, que faire ? Que veut dire reconstruire la mosquée, dont le minaret penché, « la Bossue » comme on l’appelle ici familièrement, dominait jadis la ville ? La mosquée n’existe plus, pulvérisée par les islamistes, lors des derniers combats pour la reprise de la ville. A Alep, les grues et les engins de chantier sont à l’oeuvre dans la grande mosquée, chantier financé par l’Aga Khan. Mais les débris des souks restent déserts.
L’ÉVÊQUE BÂTISSEUR
Les chrétiens, pour leur part, ont ouvert quelques chantiers, prémices de temps nouveaux. A Alep, les ouvriers italiens s’activent pour recouvrir d’une nouvelle charpente la cathédrale maronite, sous l’impulsion de Mgr Joseph Tobji. Dynamique et souriant, malgré les terribles années traversées depuis 2011, l’évêque maronite résiste pour que son sanctuaire « ne soit pas rebâti en mauvais béton mais dans le style natal de l’édifice ». A Maaloula, Saint-Lavandios, un sanctuaire grec catholique du XIIe siècle vandalisé par la milice islamiste du Jabhat al-Nosra et endommagé par les combats, fait aussi l’objet d’une rénovation soignée. En Irak, à Mossoul, Faisal Jaber, directeur du Gilgamesh Center for Antiquities and Heritage Protection, rêve que « soit réhabilité le monastère de Mar Girgis, prélude au retour des chrétiens dans la ville et à une vie normale dont ils sont le signe ». Sur les ruines du sanctuaire de Jonas, ce Mossouliote sunnite songe aussi au chantier qui fera revivre ce haut lieu des trois grandes religions monothéistes – tour à tour lieu de culte assyrien, monastère chrétien puis mosquée – dont les ruines, depuis sa destruction, dominent le tertre. Pour l’heure, c’est dans la plaine de Ninive, à l’entrée du monastère de Mar Behnam, que nous découvrons le premier édifice restauré. Grâce à l’association Fraternité en Irak et sous la conduite de l’architecte français Guillaume de Beaurepaire, le mausolée de Mar Behnam a retrouvé une belle coupole de brique crue alors que la précédente avait volé en éclats sous les coups de Daech.
RENAISSANCE
Mais la mobilisation de l’opinion internationale restera le plus sûr moyen de permettre à ce patrimoine de la Syrie et de l’Irak de renaître de ses cendres. Deux expositions y contribuent cet automne à Paris, l’une consacrée au patrimoine en danger à l’Institut du monde arabe autour des « Cités millénaires » de Palmyre, d’Alep, de Mossoul et de Leptis Magna ; l’autre à la Cité de l’architecture et du patrimoine de Chaillot revenant sur la passion française pour l’un des monuments les plus insignes de Syrie, le Crac des chevaliers, avec un titre poétique et évocateur : « Chroniques d’un rêve de pierre ». ■
Les chantiers débutent
timidement. Les travaux à mener sont titanesques. La vieille ville de Mossoul n’est qu’un gigantesque
amas de ruines
(1) Fondée en 1856, L’OEuvre d’Orient est l’une des principales associations françaises d’aide aux chrétiens d’Orient.
(2) Michaeel Najeeb avec Romain Gubert, Sauver les livres et les hommes, Grasset, 2017. (3) Ancien directeur des antiquités et des musées de Palmyre entre 1963 et 2003, décapité par Daech le 18 août 2015.