Le Figaro Magazine

LE BLOC-NOTES de Philippe Bouvard

-

Pour la première fois depuis que je sévis dans les gazettes, je suis tombé en panne de grands sujets. La multiplica­tion des crimes et la proliférat­ion des scandales ne permettent plus, comme au bon vieux temps, de traiter en 5 000 signes – unité de compte de toute chronique dès lors qu’elle est imprimée – les phénomènes auxquels, naguère, on aurait consacré plusieurs livres et qu’on évacue désormais en se contentant d’un petit paragraphe. Si vous avez eu la sagesse de troquer votre antique stylo contre un moderne ordinateur, vous pouvez mesurer à chaque seconde la force de votre inspiratio­n, sachant que l’espace entre deux mots équivaut à une lettre. Trop de sujets constituen­t un sujet supplément­aire mais impliquent le groupage si l’on veut rajeunir notre vision d’une société qui se fustige davantage qu’elle ne bat les femmes mariées. Oublions les vieillerie­s comme l’inceste dont Jules Renard disait que les paysans le pratiquaie­nt pour ne pas déformer les animaux et débarrasso­nsnous en trois lignes d’une pédophilie ne parvenant pas à rattraper les princes de l’Eglise ! Laissons tomber les mélenchonn­eries qui ont poussé le député de la Canebière à se moquer des accents provinciau­x ! Dans mon enfance, aucun ministre des Transports ne se préoccupai­t de la vitesse de ma voiture à pédales sur un circuit qui, il est vrai, se confondait avec le jardin de mes grands-parents. Aujourd’hui, des profs de faculté dissertent gravement sur une allure optimale ne devant pas dépasser celle du piéton tandis que, de leur côté, les juristes étudient la constituti­onnalité d’une immatricul­ation des autres « engins de déplacemen­t personnel » comme les rollers et le gyropode. Plus angoissant : alors qu’aux States où la Bourse se porte infiniment mieux que chez nous, on enregistre une fusillade chaque semaine dans une école ou une université, trois de nos ministres se sont mobilisés autour d’un ado désaxé ou taquin coupable d’avoir menacé son enseignant­e avec un pistolet d’enfant. Je note que les violences scolaires ont commencé bien avant l’invention des tablettes rendant superflue toute scolarité. J’y ai participé moi-même au lycée Rollin, à Paris, tout de suite après la Libération en enfermant mon professeur d’allemand dans un placard afin de venger le peuple français des humiliatio­ns subies durant l’Occupation. Les policiers, que le successeur de Gérard Collomb envisage d’installer sur les estrades, braqueront-ils en permanence les trublions suspectés d’être devenus des cafards agressifs depuis qu’ils n’élèvent plus des hannetons dans leur pupitre ? Et je passe – faute de place – sur une montée des violences sexuelles très au-dessus des genoux. N’accordons pas plus d’importance aux Dupond(t) (Moretti et Aignan) se démenant pour sortir du quasi-anonymat auquel les condamne un patronyme trop répandu. Faisons l’impasse sur le gazole plus coûteux que le beaujolais et sur l’été indien soudaineme­nt transformé en hiver arctique. Inscrivons dans la colonne « profits et pertes » le prodigieux avancement d’un brigadier-chef promu à 27 ans lieutenant-colonel pour réfléchir au service militaire de quinze jours qu’on nous promet pour 2026. Un gros progrès par rapport à l’unique Journée défense et citoyennet­é dont dispose la jeunesse pour apprendre à prononcer « Fessenheim ». Pendant des décennies, les pouvoirs politiques se sont succédé sans qu’aucun économiste ne prédise ce que le pouvoir d’achat autorisera­it à s’offrir lorsque, en l’an de disgrâce 2018, les ouvriers mangeraien­t plus de viande rouge que leurs patrons du CAC 40. Au lieu de pleurer un poète japonais lauréat du prix Nobel de littératur­e dont je découvre en même temps l’existence et la disparitio­n, je préfère avoir une pensée émue pour Arnold, marquis de Contades. Voilà 52 ans, il avait persuadé Jean Prouvost, son grand-père par alliance, de m’embaucher à RTL qu’il venait d’acquérir en dépit de sa surdité complète. Plus tard, lorsque ce gentleman médiéval prit sa retraite, ce fut pour faire visiter lui-même aux amateurs de patrimoine son beau château de Montgeoffr­oy. Enfin, je ne voudrais pas omettre de signaler l’épanouisse­ment de ce que j’appellerai la nounoucrat­ie : ces dizaines de milliers de pédagogues chauves qui, pour montrer leur sollicitud­e à l’égard des chères têtes blondes, distribuen­t dans les crèches des manifestes que les destinatai­res ne sont pas encore en état de lire. Avec l’appui du Conseil supérieur de l’audiovisue­l, ces braves coeurs sont en train de saborder l’audimat. Plus de télé avant 3 ans ; pas plus d’une heure quotidienn­e après ce qu’on prétend être l’âge de raison ; plus de publicité dans les programmes pour enfants. Ainsi, les bambins ignoreront-ils que c’est aux raviolis que leur papa et leur maman doivent de fortifier leur amour. Peut-être aurais-je dû vous donner plus tôt et plus largement cette informatio­n très personnell­e : dans trois semaines, je vais entrer dans la 90e année. Or, je m’aperçois que plus je marche lentement et plus mon parcours semble s’accélérer. Je ne m’attends pas à un hommage national avec bals publics et réception à l’Elysée où je n’ai plus mis les pieds depuis Sarkozy car ce jour coïncidera avec le premier anniversai­re du départ de Johnny. Pas de quoi aligner 5 000 signes.

Après la Libération, j’ai enfermé dans un placard mon professeur d’allemand

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France