Le Figaro Magazine

LE THÉÂTRE de Philippe Tesson

Dans « L’Occupation », Romane Bohringer répond à la question : jusqu’à quelle obsession hystérique peut conduire la jalousie ?

- LE THÉÂTRE DE PHILIPPE TESSON

On a peut-être lu un tout petit livre d’Annie Ernaux : L’Occupation, paru en 2002. C’est la confession d’une femme encore jeune qui tombe dans une jalousie maladive après que son amant l’a quittée pour une autre. Alors elle ne va cesser d’être obsédée par l’existence de cette dernière, « comme si elle était entrée en moi ». Cette « occupation » exclusive provoque chez elle une souffrance intolérabl­e. Un livre bien dans la manière pointue de l’auteur. On ne s’étonne pas qu’il ait emballé Romane Bohringer, qui est une brûlure vivante, abrupte et tendre à la fois, faite pour le bonheur tragique. Elle a pris possession de ce texte et en fait une récitation formidable de justesse, pleine de sentiment mais hors de toute emphase, sensuelle et même par moments sauvage, adorable et drôle en même temps, ce qui est un comble s’agissant d’un cas de figure proche du cas clinique. Car nous devons avouer que nonobstant la qualité de l’oeuvre, la névrose décrite ne nous a pas franchemen­t bouleversé. Il nous a semblé difficile de compatir à la douleur de cette femme plus intéressée, semble-t-il, par l’analyse de sa propre pathologie qu’elle n’est frappée par l’épreuve sentimenta­le qu’elle subit. On peut douter qu’elle ait aimé son amant avec une intensité égale à la jalousie qu’elle conçut après leur séparation. Le mot amour ne figure à aucun moment dans sa pathétique confession. Elle a cet aveu terrible visant sa rivale : « Ma souffrance au fond, c’était de ne pas pouvoir la tuer ! »

Bref, le monstre froid ne serait-il pas finalement l’auteur, en tout cas sa douloureus­e héroïne ? Mais tout ceci n’est pas très grave. Nous ne cherchons ici qu’à taquiner Annie Ernaux. Après tout, Jean-Jacques Rousseau l’avait dit avant elle : « L’amant hait bien plus ses rivaux qu’il n’aime sa maîtresse. » L’essentiel est qu’on ait ici un texte et un spectacle charmants. On se réjouira de l’entente entre Romane Bohringer et son metteur en scène Pierre Pradinas, et de l’accompagne­ment musical très inventif de Christophe « Disco » Minck.

Une autre confession, plus personnell­e celle-ci, car le héros de la pièce, l’auteur et l’acteur ne font qu’un : il s’agit de Jean-François Derec et du Jour où j’ai appris que j’étais juif. Ce délicieux enfant de la balle a découvert à 10 ans qu’il était le fils d’exilés polonais juifs. Il raconte dans un roman avec une tendresse, un humour, une innocence infinis, comment, grâce à sa famille et à ses amis, il s’y est fait, comment il a marié ses racines juives et ses ailes françaises. Son vieux et célèbre copain Georges Lavaudant l’a mis en scène dans un spectacle touchant, gai et mélancoliq­ue (Petit Montparnas­se, 01.43.22.77.74).

L’Occupation, d’Annie Ernaux. Mise en scène de Pierre Pradinas. Avec Romane Bohringer. Théâtre de L’OEuvre (01.44.53.88.88).

Romane Bohringer est formidable

de justesse

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