“CE QUE J’AI VU EN SYRIE”
Après sept ans de guerre civile, les forces loyalistes de Bachar el-Assad ont reconquis l’essentiel du territoire syrien tombé aux mains des islamistes. L’écrivain a arpenté les ruines antiques et récentes d’un pays en reconstruction. Il nous livre ses i
Revenant de Syrie, je découvris que Gérard Collomb prédisait à la France une proche « partition » civile. Je venais de traverser un pays relevé d’une guerre atroce. Celle-ci avait commencé par une partition. En Syrie, je vis Damas, Palmyre, Alep, Homs et Maaloula et bivouaquai dans le Crac des chevaliers. Partout se déploient les stigmates d’une guerre que l’Occident considéra comme une « révolution politique » légitime. Le gouvernement syrien la jugea, dès son déclenchement en 2011, comme un coup d’Etat islamiste. Les Occidentaux, nourris de romantisme révolutionnaire, qualifièrent longtemps de « rebelles » des insurgés dont les événements prouvaient qu’ils s’étaient fait phagocyter par l’engeance islamiste. La révolte naissante fut ardente, ses porte-voix se virent affreusement réprimés et le pouvoir tout occupé à ses rétorsions fit peu de cas des populations civiles. Mais lorsque les primes élans de l’opposition se trouvèrent débordés par le djihad, la coalition occidentale, voulant que la Syrie se guérisse de la peste, encouragea le choléra ! Les techniciens de l’entreprise française Art Graphique & Patrimoine (AGP) s’emploient depuis deux années à balayer au scanner tridimensionnel les ruines des monuments détruits par les djihadistes. Plus tard, les archéologues reconstitueront les bâtiments en 3D. Ainsi, le paléontologue Cuvier dessinait-il un animal à partir d’ossements. Le tout est contenu dans la partie. D’un amas de débris, AGP modélisera un temple.
Certes, ne régnera pas dans ces représentations le parfum solaire des ruines qui ravissait Jean Mermoz, en garnison à Palmyre pendant le mandat français. A défaut de revivifier le génie des lieux, ces procédés permettront-ils au visiteur de déambuler dans la réalité augmentée de la reine Zénobie. Ces projets enthousiasmaient Paul Veyne. L’historienphilosophe y consolait sa peine après les dynamitages perpétrés par Daech.
FANATISME ISLAMIQUE
ET DYNAMITAGE
En 2015, la ville de Palmyre tombait aux mains des islamistes. Ils aiment le macabre. Leur commandant local, Abou Laith al-Saoudi, établit son QG dans un caveau, l’hypogée des TroisFrères, aujourd’hui mutilé. De là, il supervisa les destructions des sanctuaires antiques. Le temple de Bêl (Ier siècle avant J.-C.) fut dynamité dans la plus stricte conformité au 59e verset de la 18e sourate. L’armée russe, revenue en fanfare sur la scène mondiale, reprit la ville en 2016 avec les forces loyalistes syriennes et les milices chiites. Le Kremlin organisa alors un concert dans l’amphithéâtre romain. Depuis le Titanic, on n’avait pas connu plus poignant requiem. Les médias planétaires relayèrent en boucle les échos de Prokofiev sous les voûtes impériales après avoir diffusé ad nauseam l’image des vandalismes islamiques. Les puissances occidentales ne pouvaient se contenter d’applaudir « Vladimir Poutine et son orchestre ». L’Otan se trouva contraint de s’engager davantage dans la lutte contre l’Etat islamique. Même la France qui, sous François Hollande, préparait la destitution de Bachar el-Assad, participa aux opérations antiDaech dans la partie kurde de la Syrie. Emmanuel Macron affirma, sitôt élu, que le projet de renverser Bachar n’était plus un « préalable à tout ». La musique russe n’adoucit pas les moeurs mais elle influence les stratégies.
En décembre 2016, les mahométans fanatiques reprirent à la fois Palmyre et
les dynamitages. Les Russes reconquirent le site en mars 2017. Ils cantonnent depuis lors dans le château Ibn Maan (XIIIe siècle) surplombant la forêt de colonnades. Les artilleurs s’entraînent dans la bien nommée vallée des Tombeaux. La porte du temple de Bêl tient encore debout, seule rescapée des destructions. Elle est menacée d’effondrement.
Les modélisations 3D aideront un jour à reconstruire les bâtiments. Une question surgit : une ruine n’est-elle pas en elle-même une page d’histoire ? Pourquoi la relever et si on la relève, à quand fixer la date de référence : au siècle de la construction ou à l’année de sa destruction ? A Palmyre, on filera l’analogie : quand on relève un Etat, que vise-t-on ? A rétablir le pays tel qu’il était ? Ou à inventer une autre nation, réformée ?
REPRENDRE, RELEVER, REVENIR
A Damas, Bachar fait de la reconquête de sa souveraineté territoriale un objectif absolu. Pour un Etat en crise, la reprise des « territoires perdus » est le préalable à toute affirmation de légitimité (dans une république démocratique cela devrait également être le cas). La région d’Idlib, au nord-ouest du pays est encore tenue par les islamistes. Elle tombera « d’ici à la fin 2018 », prédit un député indépendant du nord du pays. Quand elle sera reconquise, la Syrie sera rendue à son entièreté spatiale. Se posera alors la question kurde, c’est-à-dire la négociation avec une race héroïque de la cession de son territoire en échange d’une autonomie culturelle. Alors, la reconstruction commencera vraiment.
Une reprise s’opère, discrète : la frontière jordanienne est ouverte. Des multinationales européennes réactivent leurs anciens bureaux. Les chancelleries diplomatiques de certains pays de l’Union européenne songent à leur retour. La France n’en est pas là. Paris est allé trop loin dans sa lutte contre Bachar pour reprendre langue avec lui. Même les politiques se sentent parfois comptables de leurs volte-face.
A Alep, dont la partie orientale a été ravagée, le métropolite gréco-melkite Jean-Clément Jeanbart, archevêque d’Alep, incarne à lui seul la fièvre bâtisseuse. « J’ai six chantiers en cours. Le monastère de Saint-Basile est déjà relevé. Je veux aller vite. Pour l’exemple. »
L’homme pressé peut s’appuyer sur les donateurs de la diaspora melkite. La citadelle alépine n’a jamais été prise par les islamistes. La masse demeure. Sur l’esplanade, les mouvements de jeunesse prêtent allégeance au chef alaouite. L’essentiel dans les décombres est de recommencer à « faire comme avant ».
Le souk d’Alep fut rudement touché. Les voûtes du XVIe siècle du marché de Sakatieh coiffent de lugubres tunnels, crevés par les obus. Un seul boucher grille ses brochettes dans une galerie où passe une ombre, unique fantôme. Zaher Alayan de la direction de l’Archéologie et des Musées annonce que l’Aga Khan mène un projet de restauration de ces labyrinthes et que d’autres chantiers pourraient réhabiliter les 11 kilomètres de souk. Mais pour l’instant, nul plan Marshall. « Beaucoup de réfugiés attendent les financements pour rentrer. » Non loin, des marteauxpiqueurs vibrent dans les ruines de la mosquée des Omeyyades. Là, les travaux ont commencé. Pour les fusées de la foi, il y a toujours les crédits. Ceux-là viennent de l’Aga Khan. Pour que la ville se relève il faut que les habitants rentrent. C’est l’autre mission syrienne. Le père Jeanbart : « Les exilés font une erreur pour eux-mêmes de rester en Europe. L’exil n’est une solution pour personne. » Je hais le mouvement qui déplace les lignes, disait le Baudelaire des Fleurs du mal. Comment expliquer au métropolite que l’« exilé » (appelé migrant en français anglicisé) a été érigé dans l’inconscient européen en archétype de la détresse suprême. Une mystique du « déplacement » s’est instituée chez nous. Elle est davantage célébrée que l’éthique de la résistance ou l’esthétique ulyssienne du retour. Cette fascination pour le déraciné s’explique par notre besoin d’une représentation humaine du damné de la terre. Jacques Julliard disait que l’immigré était devenu le « prolétaire de substitution » pour une classe politique qui ne s’intéresse plus aux petites gens. Les Syriens qui sont restés, qui se sont battus, ou qui rêvent de rentrer sont-ils moins nobles que ceux qui migrent ?
« Alep a besoin de vous. Il faut revenir ! »
répète le père Jeanbart.
On pourrait composer une ritournelle qui résumerait les intentions des impétrants du conflit syrien : « Partez ou mourez », disent les islamistes. « Venez tous chez nous ! » disent les Allemands.
« Mais pas chez nous ! » disent les pétroliers arabes. « Revenez à présent », disent les Syriens. « Restons et luttons », disent les Kurdes. « Profitons de leur chaos »,
disent les Turcs.
LES TOURISTES REVIENDRONT-ILS ?
Les villes seront rebâties, les habitants rentreront, naîtra alors le dernier défi : le voisinage (« vivre-ensemble », en infralangage). Comment côtoyer à nouveau ceux qui vous ont trahis ? A Maaloula, village chrétien traumatisé, au nord de Damas, la question est douloureuse. Toufik, prêtre melkite, est prudent : « Il y eut un foyer djihadiste à partir de 2005. Les Frères musulmans finançaient les agitations. Les voiles apparaissaient sur la tête des femmes : c’est le signe. » Trop de musulmans du village se sont alliés à l’Etat islamique. « Certains chrétiens sont hostiles à leur retour. C’est une réaction à l’horreur. Il faudra la surmonter. » Au Crac des chevaliers, entre Homs et la mer Méditerranée, un nuage de pigeons tournoie, auréole de l’éternel retour. Voilà dix siècles que la bâtisse subit le choc des deux mêmes visions du monde. Hazem Hanna, le conservateur, chuchote dans les coursives du vaisseau, libéré par les loyalistes en mars 2014 :
« Huit cents terroristes occupaient le Crac. Des Tunisiens, des Tchétchènes, des Algériens, arrivés par le Liban. C’était une plate-forme d’accès vers Homs, comme au temps des croisades ! Ils furent tués au corps à corps. » Hazem pointe les sauvetages d’urgence nécessaires pour consolider la citadelle. Hier, la direction a ouvert symboliquement le guichet d’entrée. Les touristes reviendront-ils ? Les Syriens le souhaitent. Parfois, la révolution est la métamorphose d’une situation qu’il fallait réformer en une situation qui ne peut pas être pire.
« Nous ne méritions pas cela. Même pour l’avancée de la démocratie », conclut le métropolite d’Alep. ■
Les villes seront rebâties, les habitants
rentreront, mais comment côtoyer
à nouveau ceux qui vous ont trahis ?