CHARLIE : UNE ÉCOLE LITTÉRAIRE ?
Valérie Manteau et Philippe Lançon, deux journalistes de « Charlie Hebdo », viennent d’être couronnés par le jury Renaudot : existe-t-il un style « Charlie » ?
En 2015, une jeune femme glande dans Istanbul avec un amant turc qui ne la touche plus. Résumé ainsi, on a autant envie de lire le Renaudot 2018 que de se faire arracher toutes les molaires par le Dr Mengele. Et pourtant Le Sillon de Valérie Manteau, prix Renaudot 2018, dégage un charme fou. Ce qui nous amène à nous poser la question qui tue (au sens propre) : et s’il existait une école littéraire de Charlie Hebdo ? On décèle en effet de nombreux points communs entre le dandysme groggy de Philippe Lançon (prix spécial du même jury) et le désoeuvrement mélancolique de Valérie Manteau. Livre après livre, les auteurs de Charlie inventent une écriture post-traumatique, qui alterne accès de désespoir et gratitude d’être vivant. Les dessins de Luz dans Indélébiles (Futuropolis) expriment aussi cette amertume tendre : la gueule de bois de la caricature. Imaginez une bande de satiristes sonnés, chaque matin K.-O. debout, des déconneurs irresponsables transformés en punching-balls terrorisés et néanmoins doux comme des agneaux. Depuis qu’ils se sont remis à écrire, après le bain de sang du 7 janvier 2015, leur talent gagne en sensibilité, mais ils ne cessent de trébucher, comme Bandini dans Demande à la poussière. Valérie Manteau, ou sa narratrice qui lui ressemble comme deux gouttes de raki, promène son chagrin dans Istanbul ; bien avant l’attentat du Reina, elle est déjà en deuil de l’insouciance. C’est un livre sur la légèreté perdue sur les rives du Bosphore. Elle boit du whisky le matin, prend des cours de yoga, crèche chez une fille avec un barbu qui s’endort par terre, au matin elle enjambe en souriant son corps allongé devant la porte, comme si c’était un cadavre. Le style Charlie est une réponse pacifique aux balles : « They call it chaos, we call it home. » La narratrice enquête sur Hrant Dink, ce journaliste tué en 2007 par un nationaliste devant son journal (nommé Agos, Le Sillon en français). Ce mort l’aide indirectement à digérer de ce qui s’est passé à Paris, sans lourdeur (elle avait déjà réagi à l’extermination de Wolinski, Cabu et les autres dans Calme et tranquille en 2016). Il faut dire les choses franchement : les oeuvres post-7 janvier de la bande à Charlie constituent une leçon d’élégance. On n’était pas forcément client de tout ce que l’hebdo produisait auparavant, mais on ne peut que s’incliner devant tant de stoïcisme après. Les assassins en jogging ont raté leur coup. Ils ont tué des artistes, mais ceux qui ne sont pas morts sont devenus meilleurs. Pour pasticher Nietzsche : ceux qui ne te tuent pas te rendent plus fort.
Le Sillon, de Valérie Manteau, Le Tripode, 262 p., 17 €.