LE BONHEUR MAUDIT DE CHARDONNE
Albin Michel publie une compilation de textes de Jacques Chardonne : le cadeau de Noël idéal pour les amoureux ayant négligé la Saint-Valentin.
Quand j’étais étudiant et impertinent, il me revient qu’avec des copains nous blaguions souvent sur Le Bonheur de Barbezieux de Jacques Chardonne. Ce titre incarnait à nos yeux la littérature de vieux, le roman ennuyeux de la France profonde : nous le prononcions d’une voix chevrotante, méchamment, sans l’avoir lu. Aujourd’hui Albin Michel réédite un volume de trois livres de Chardonne à l’occasion du cinquantenaire de sa disparition car, oui, Jacques Chardonne est mort en mai 1968 : il n’a rien laissé au hasard. Je viens donc de lire avec une rare délectation un roman datant de 1934, Les Destinées sentimentales, un recueil de nouvelles de 1961, Femmes (Sollers lui a piqué son titre en 1983), et un florilège d’aphorismes de 1937, L’amour c’est beaucoup plus que l’amour. Trente ans ont passé, qui me renvoient en pleine face toute la stupidité de ma jeunesse. Ne tournons pas autour du bunker : je sais que Chardonne accepta un voyage en Allemagne, à Weimar en octobre 1941, à l’invitation du docteur Goebbels, ce qui ne l’a pas empêché d’être l’écrivain préféré de Mitterrand, Cioran, Nimier, Vialatte et Patrick Besson. En ces temps de simplification hâtive de tout, il faut rappeler un principe simple : on peut être un grand écrivain et un piètre idéologue, un styliste hors pair et un crétin politique, un immense cinéaste et un tripoteur d’enfants, un producteur génial et un maniaque sexuel. Ne me faites pas écrire ce que je n’ai pas pensé : cela ne va pas forcément ensemble ; il se trouve que, parfois, c’est livré avec.
Jacques Chardonne est « le grand romancier du couple »,
dit le bandeau rouge. Il est vrai que dans son premier roman, L’Epithalame (finaliste du Goncourt en 1921), il en donne la plus parfaite définition : « Ce curieux assemblage de deux êtres qui ne laisse personne en repos. » Ce gros volume de 700 pages permet de vérifier que le style de Chardonne possède tout : la limpidité, la mélancolie et la sensibilité. N’ayant pas vu son adaptation de trois heures par Assayas, Jean et Pauline des Destinées sentimentales n’ont pas eu pour moi les visages de Charles Berling et Emmanuelle Béart : j’ai pu m’identifier. Les portraits de Femmes sont fragiles et touchants comme des aquarelles. Quant aux phrases de L’amour c’est beaucoup plus que l’amour, on voudrait toutes les retenir par coeur (par exemple, « Le bonheur des autres fait toujours pitié »). Le bonheur, selon Chardonne, ne consiste pas à draguer, coucher et s’en aller ; ce qui l’intéresse, c’est de rester avec une seule femme, parce que c’est tellement plus compliqué.
Destinées sentimentales, de Jacques Chardonne, Albin Michel, 727 p., 25,90 €. Préface très frankienne de Stéphane Barsacq.