TUNISIE, LES SENTINELLES DU DÉSERT
C’est dans les replis inviolables du désert que les terroristes en déroute tentent de reconstituer des unités de combattants
L’attentat commis par une femme kamikaze le 29 octobre dernier en plein coeur de Tunis a réveillé le spectre du terrorisme. Pour contenir les infiltrations
venues du désert algérien et de la frontière libyenne, la Tunisie ne mise pas que sur la haute technologie : elle s’appuie également sur le savoir-faire des méharistes. Nous avons patrouillé avec ces pisteurs
de djihadistes à dos de dromadaire.
Kalachnikov en bandoulière, son chèche mouillé de sueur, le chef de patrouille Saïd Mbikha cale sa foulée sur celle à l’amble rapide d’Ahmed, matricule 1198 – un magnifique targui mâle, cette race de dromadaire taillée pour la rudesse du Sahara. Sous un soleil brûlant, le vieux militaire aux moustaches grises ouvre la route entre dunes et broussailles, suivi d’une dizaine d’hommes cheminant en babouches à côté de leur monture. Ils ne la chevauchent qu’en cas d’extrême fatigue, et uniquement à tour de rôle, pour rester au plus près des traces imprimées dans le sable. Depuis le temps qu’il arpente ce vaste désert qui l’a vu naître un jour de 1964, Saïd sait déchiffrer toutes les empreintes. Il dit que chaque d’elles est un « événement », sur laquelle il base ses analyses.
Un buisson incliné sur la droite lui indique qu’un véhicule a filé vers le sud. Le pas légèrement enfoncé d’un dromadaire lui enseigne que l’animal porte un lourd chargement, peut-être un blessé. Des pots de yaourts abandonnés sous un talus révèlent le passage récent d’un groupe en provenance d’Algérie. Le spécialiste radio transmet méticuleusement chaque information à la base, en haute fréquence cryptée, depuis l’antique appareil sanglé au dos de sa bête. La longue antenne dressée vers le blanc du ciel est reliée à un combiné de téléphone et porte jusqu’à 70 kilomètres, explique fièrement le technicien. La mission de ce deuxième groupement territorial saharien de méharistes est d’assurer une présence militaire dans les coins les plus reculés de la région accidentée de Douz, au sud de la Tunisie, où aucun véhicule ne peut se rendre, afin de pister contrebandiers, braconniers et terroristes. Déjà, lors de la conquête du Sud algérien, la France coloniale s’était beaucoup appuyée sur le savoirfaire de ces sentinelles du désert pour pacifier les populations nomades et, plus tard, traquer les soldats de l’Armée de libération nationale.
« Pour nous, fils de la région, le Sahara n’a aucun secret, sourit le soldat Khayri, 24 ans. Je connais chaque espèce qui y survit, chaque étoile de la Grande Ourse, chaque point d’eau à 10 kilomètres à la ronde. C’est un peu comme ma deuxième maison, ici. » Depuis qu’il sait marcher, ce fils de berger a toujours accompagné son père lors des longues semaines de transhumance, avant de rejoindre l’armée à sa majorité. L’un des rares débouchés, avec le tourisme, pour les jeunes du coin, qui appartiennent à la première génération totalement sédentarisée. Après avoir passé le concours national, les recrues originaires de la région de Douz y sont déployées en priorité, en raison de leur connaissance du terrain. Khayri est convaincu que ni les gradés parachutés des grandes écoles de Tunis, ni les nouvelles technologies fabriquées dans le secret d’usines lointaines ne remplaceront jamais la science héréditaire du désert. Avec la menace djihadiste qui a percé dans le sillage du printemps arabe, méhariste serait presque devenu un métier d’avenir.
FAIRE PARLER LE SABLE
« Depuis la chute du régime de Ben Ali en 2011, nous sommes très sollicités. La nature de notre travail a beaucoup changé », confie Saïd. Dans un joli français où les « r » roulent comme des pierres, il explique qu’à cause des infiltrations de terroristes venus de Libye et des montagnes algériennes, où gravitent des groupuscules de Daech et d’al-Qaida au Maghreb islamique, son unité ne peut plus s’enfoncer aussi loin qu’avant dans le désert. « Nous devons veiller à ne pas trop nous éloigner des postes avancés, c’est devenu trop risqué. » Kalachnikovs contre lance-roquettes, le combat semble perdu d’avance. Surtout depuis que l’Etat islamique, sous pression dans ses territoires perdus en Syrie et en Irak, se cherche une terre d’accueil au sud de la Tunisie pour tenter de relier l’Algérie à la Libye. Dans les replis inviolables du désert, des éléments en déroute tentent de reconstituer des katibas. La patrouille progresse en troupeau, afin de ratisser le plus de terrain possible. Au détour d’une dune, elle tombe sur les vestiges d’un campement : des bouteilles d’eau vides et les résidus noirs d’un foyer. Saïd s’agenouille pour faire parler le sable. Son oeil expert glisse sur le tortillon dessiné par le poisson des sables et s’arrête sur une série de pas, à peine perceptibles. « Au moins deux hommes, dont l’un d’un certain âge, une femme et un enfant », affirme-t-il. Discipline militaire oblige, le chef rend compte par radio, même s’il penche pour le scénario, rassurant, d’une famille venue bivouaquer illégalement dans cette zone interdite aux civils. Lors de sa précédente reconnaissance, l’unité a découvert les ossements de petits rongeurs, vraisemblablement dévorés par des migrants perdus. Un peu plus loin, des boîtes de médicaments ont été abandonnées. Une dernière transmission, avant que le croissant de lune n’aille mourir dans les dunes.
Les soldats décident d’établir leur campement pour la nuit sur un emplacement légèrement surélevé, afin de ne
pas se laisser surprendre par d’éventuels visiteurs. Ils disposent une corde rêche autour du bivouac, pour se protéger des scorpions qui grouillent en cette saison. Une équipe part ramasser du bois, pendant qu’une autre épluche des légumes à la lumière vacillante des lampes de poche. Les dromadaires s’écroulent dans le sable, la respiration lourde comme un ballon qu’on dégonfle. Les étoiles percent une à une dans les bouquets de nuages qui ont envahi le ciel. Allongé dans le sable autour du feu, Saïd régale ses camarades des mésaventures qui ont émaillé ses trente-sept ans de carrière. Comme cette fois où une jeune recrue a laissé échapper sa monture chargée d’armes, qui déclencha une éprouvante course poursuite au milieu des dunes. Son chargement a fini par tomber, mais le fuyard n’a été retrouvé qu’un an plus tard… Saïd rit, une pointe de nostalgie dans la voix.
LA MENACE PEUT JAILLIR DE PARTOUT
Dans un mois, il sera à la retraite. Cette patrouille, c’est sa dernière. Son vieux corps est épuisé, mais grâce à son salaire de 1 200 dinars par mois (quelque 360 euros), il a pu financer les études de ses cinq enfants. Sa fille aînée vient même de décrocher un master en gestion. Sacrée fierté pour ce Bédouin né sous la tente. Le vieux militaire assure que depuis deux ramadans, tout est calme dans la région. Les cars de touristes, qui avaient déserté le pays après les attentats du Bardo et de Sousse en 2015, sont de retour cette année pour un concentré de désert express. Une promenade à dos de dromadaire au soleil couchant, un selfie devant les dunes brunes avec un faucon posé sur l’épaule, une dégustation de pain touareg dans une
Depuis que le drapeau noir de l’Etat islamique a failli flotter sur Ben Gardane, les forces de sécurité ratissent inlassablement le no man’s land à la frontière libyenne
maison troglodyte – quelques miettes d’authenticité vite avalées, avant de repartir rouges et heureux.
En Tunisie, le touriste est un trésor national, qu’il ne faut surtout pas effrayer. Les militaires ont été briefés : ils tiennent tous un discours rassurant sur la situation sécuritaire dans le pays. Mais dans le silence de la nuit, Saïd chuchote quelques inquiétudes : « Aujourd’hui, la menace vient du désert, des montagnes, des frontières, de partout. Personne, ici, n’a oublié ce qu’il s’est passé à Ben Gardane… » Le 7 mars 2016, dans cette ville frontalière de la Libye, une centaine de djihadistes venus du désert avait pris d’assaut la caserne militaire et les postes de police. Leur but avoué : jeter les bases d’un nouvel émirat islamique dans le sud de la Tunisie. Si l’offensive avait été repoussée au bout de trois jours, causant une cinquantaine de morts, ce spectre du drapeau noir flottant sur Ben Gardane avait provoqué un véritable électrochoc. Une grande partie des assaillants était des habitants de la région, terrés dans la ville au sein de cellules dormantes. Les locaux du directeur de la garde nationale portent encore les stigmates de ce combat acharné pour repousser les assaillants. Un impact de balle troue le mur au-dessus de son bureau. Sami Achour, yeux émeraude et galons qui brillent aux épaulettes, a soigneusement collé dans un classeur d’écolier les photos de ces jours sombres – comme pour mieux les cantonner au passé. Aujourd’hui, assuret-il, la situation est sous contrôle : « Nous disposons d’une liste exhaustive d’un millier de salafistes, étroitement surveillés par nos services. Nous étudions de près leurs moeurs et leurs pratiques religieuses. Une soixantaine d’entre eux sont considérés comme potentiellement dangereux. Nous organisons régulièrement des descentes à leurs domiciles, la nuit, pour vérifier qu’ils ne cachent pas d’armes ou de téléphones. »
« Depuis l’attaque de 2016, nous n’avons plus confiance en personne », résume le capitaine Nagib Saab, un Beretta dans une main, un Glock dans l’autre. Les unités de la garde nationale de Ben Gardane ne s’aventurent plus que lourdement armées lorsqu’elles patrouillent, quotidiennement, dans le vaste no man’s land caillouteux qui tapisse les 500 kilomètres de frontière avec la Libye, plongée dans le chaos depuis la chute de Kadhafi en 2011. Ses hommes contrôlent systématiquement chaque véhicule qui croise leur route, sèment des clous dans le sable comme autant de bouteilles à la mer dans l’espoir de stopper les fuyards, et passent au peigne fin les hangars de stockage construits en bordure des oliveraies, qui constituent des planques idéales pour les djihadistes.
DES CARTELS D’ISLAMO-TRAFIQUANTS
« La véritable difficulté est logistique, explique le capitaine, la tête secouée par les violents soubresauts de la route : les véhicules ne tiennent pas deux mois sur des chemins pareils ! Les contrebandiers connaissent tellement bien le désert qu’ils empruntent des pistes secondaires impraticables… » De la contrebande, il y en a toujours eu à Ben Gardane, plaque tournante du trafic transfrontalier. C’est même la seule source de revenus de ses habitants dont les espoirs d’une vie meilleure se sont fracassés sept ans après la révolution. Le soutien de la population locale est pourtant le meilleur des remparts aux tentatives d’infiltration de l’Etat islamique, qui mise sur le
mécontentement et la frustration grandissante des populations locales oubliées du pouvoir central. Pour ménager ces alliés indispensables dans la lutte contre le terrorisme, les autorités ont longtemps toléré les trafics, notamment d’essence, avec la Libye.
Mais depuis 2011, la donne a changé. Des milliers d’armes sont désormais en circulation dans le désert, et une nouvelle menace a émergé : celle d’une alliance entre contrebandiers et djihadistes. Menace que le gouvernement tunisien prend très au sérieux : « Il y a une convergence d’intérêts assez évidente », explique le colonel major Mokhtar Ben Nasr, président de la Commission nationale de lutte contre le terrorisme, créée en mars 2016 dans la foulée des événements de Ben Gardane : « Les premiers cherchent à faire passer des armes, les seconds veulent de l’argent et connaissent le désert comme leur poche. Selon nos dernières informations, certains contrebandiers se sont même lancés dans le trafic de combattants entre la Tunisie et la Libye. Nous sommes en état de vigilance maximale : tout ce qui bouge dans le désert est systématiquement pilonné. » Et le colonel major de détailler le système de surveillance « pratiquement étanche à 100 % » mis en place tout le long de la frontière, quadrillée par des tranchées et un système de vidéosurveillance financé par les Américains.
DES ARMES PLANQUÉES DANS LE DÉSERT
Pour lutter contre ce scénario catastrophe qui verrait l’émergence de cartels d’« islamo-trafiquants », les hommes de la garde nationale intensifient également les missions de renseignement humain auprès des bergers qui nomadisent dans le secteur, véritables vigies du désert. C’est d’ailleurs l’un d’eux qui, le premier, a donné l’alerte quelques heures avant l’attaque de Ben Gardane, après avoir découvert un chargeur de kalachnikov abandonné près d’un talus. Mais l’établissement récent d’une zone tampon autour de la frontière, qui a grignoté une part importante des zones de pâturages, n’a pas contribué à renforcer leur collaboration avec les forces de l’ordre… A bord de son pick-up, le capitaine Saab s’emploie à réchauffer les relations. « Si tu as besoin de quoi que ce soit, on est là ! », assure-t-il en tapant sur l’épaule du vieillard qu’il rencontre ce jour-là au milieu de son troupeau. Sous le turban blanc, sa frêle silhouette semble pétrifiée par ce déploiement d’hommes en armes qui a pris position autour du petit abri de bâches. L’an dernier, dans les massifs pierreux du centre-ouest de la Tunisie, deux bergers ont été égorgés par des combattants du groupe Jund al-Khilafa, lié à l’Etat islamique. Tout en caressant ses chevreaux, le vieil homme confie ses nuits sans sommeil depuis que l’insécurité gronde dans ces étendues désertiques, devenues le dernier sanctuaire de Daech. Au fil des années, les djihadistes y ont stocké d’importantes quantités d’armes, de munitions et d’explosifs. Prêts, pour une longue guerre d’usure… ■
Les forces de sécurité sont en vigilance maximale : dans le désert, tout ce qui bouge est systématiquement pilonné