LECTURE / POLÉMIQUE
La littérature sans clichés
Le livre est dédié à Régis Debray, que Clément Bénech cite abondamment. Et pour cause : qui mieux que le fondateur de la médiologie pour accompagner un essai sur le rapport entre le mot et l’image ? Dans ce court et stimulant livre, le jeune écrivain part d’une question qui peut sembler marginale : peut-on insérer des photographies dans un roman ? A l’époque des smileys et des écrans, du flux et de la pub, où la lettre semble s’être inclinée devant le chiffre et l’image, n’est-ce pas céder à l’air du temps que de vouloir mêler le roman et la photo ? Il interroge son propre désir, et développe, à partir de ce prétexte, une réflexion ontologique sur la littérature et son devenir à l’ère de l’image. Si l’idée de mettre des photos dans un roman rencontre autant de réticences, c’est parce que nous soupçonnerions l’écrivain de « tricher », ou encore de « profaner » son oeuvre. Mais pourquoi ? Le roman serait-il un « jeu », ou bien un objet sacré qui devrait être pur et préservé de toute mixtion ? Le jeune romancier s’érige aussi bien contre la « littérature jeu » qui voudrait ne voir dans l’art des mots qu’un « plaisir de faire pur » détaché de toute fin, que contre ceux qui prétendent « abolir la frontière entre littérature et sociologie ». Ni « littérature engagée » ni jeu de pure forme, le roman à la sauce Bénech navigue de manière subtile entre l’éthique et l’esthétique, ne néglige pas la pureté sans en faire un objectif atteignable. « Que tous les vases ne communiquent pas est insupportable à l’esprit contemporain », remarque finement l’écrivain pour qui « demander à un roman d’être romanesque, à un tableau d’être pictural, à un film d’être cinématographique est une petite résistance à l’esprit du temps ».
Enjôleur et élégant, Bénech nous enchante avec quelques formules ciselées (« Le langage est un filet à papillons avec lequel on voudrait attraper des comètes », ou encore « l’oeuvre de civilisation est oeuvre de différenciation »), nage dans les paradoxes et nous comble de citations originales, de Milan Kundera à Paul Valéry en passant par Julien Gracq.
Bénech n’a pas le mépris de Baudelaire pour « l’industrie photographique » que le poète qualifiait de
« refuge de tous les peintres manqués » qui ne saurait « empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire » (Salon de 1859). On sent qu’il aimerait mêler ses deux passions dans un art « bicaméral », qui ne serait pas abâtardissement mais enrichissement mutuel. Pas une chimère mais un Janus à deux têtes.
Il croit qu’on peut « revivifier le langage en le confrontant à un principe antagoniste », c’est-à-dire justement mieux souligner la profonde spécificité de la littérature en la plaçant face à sa rivale de toujours, l’image. La mettre en danger pour mieux souligner son
« essentielle fragilité ». On ne demande qu’à voir. Eugénie Bastié
Une essentielle fragilité, de Clément Bénech,
Plein Jour, 174 p., 13 €.