Le Figaro Magazine

ÂMES EN PEINE

Ce n’est pas parce que Tristan Garcia se lance dans une colossale « Histoire de la souffrance » qu’il est obligé de torturer son lectorat.

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Tristan Garcia est un bon écrivain, reconnu et respecté, mais cela ne lui suffit pas : il veut être Dieu, ou au moins Jean d’Ormesson. Normalien comme l’auteur de Dieu, sa vie, son oeuvre, Tristan Garcia semble viser la Pléiade plutôt que l’Académie : Âmes prétend donc raconter toute l’humanité depuis le big bang jusqu’au peuplement du désert australien en 869. C’est un peu large pour cet auteur qui a su raconter les années 1980 avec brio dans son premier roman, La Meilleure Part des hommes

(prix de Flore en 2008). Une décennie, ça passait. Deux milliards d’années en 700 pages, cela s’appelle survoler. On commence avec la Création, comme dans la Genèse, en moins poétique : « Au sein de quelques éponges, par vagues ionisées, des ondes de calcium ont diffusé leur message dans le brouhaha chimique. » Puis un ver de terre lui inspire des allitérati­ons dignes de

Jean Racine : « Dénué d’anus, le ver va de l’avant à l’aveuglette. » Ce serait presque émouvant, s’il n’était précisé : « Il ne chie pas, il absorbe ». Ce qui ressemble davantage à un manifeste littéraire. On continue avec une mammifère enceinte qui rappelle le début de

2001 de Kubrick ; après, on se promène en Mésopotami­e en l’an – 2950 et on dirait Gilgamesh chez Game of Thrones ; la suite évoque Salammbô sans Flaubert. Les âmes perdues se réincarnen­t n’importe où : ce gloubi-boulga est un selfservic­e où « les heures sont des jours, les jours sont des mois, les mois des années. » Reconnaiss­ons à M. Garcia un mérite : ses pages procurent effectivem­ent l’impression de durer des millénaire­s.

On a du mal à comprendre l’intérêt de ce projet monumental­ement creux ; voilà un roman qui parle de réincarnat­ion et qui est le plus désincarné possible. Y aurait-il eu une distributi­on gratuite de LSD à l’entrée des éditions Gallimard ? Le même marchand aurait-il livré M. Garcia en même temps que Mme Barbery (qui vient de publier Un étrange pays, où des elfes se déclarent la guerre) ? Une autre explicatio­n à ce mystère serait la mégalomani­e boursouflé­e d’un jeune graphomane trop doué et qui croit original de pasticher le Mahabharat­a. Quand Jean d’O se lançait dans de telles entreprise­s, il gardait suffisamme­nt de potacherie de la rue d’Ulm pour rendre la chose digeste. Tristan Garcia, c’est Normale sup sans le goût du canular : voilà bien la première fois qu’un diplômé se comporte comme un autodidact­e. Son sérieux pontifiant donne à cette punition la même enflure que les derniers navets métaphysiq­ues de Darren Aronofsky ou Bernard Werber. En fait d’âmes, on dirait plutôt un amas. Ames. Histoire de la souffrance I, de Tristan Garcia, Gallimard, 701 p., 24 €.

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