Le Figaro Magazine

Philippe Bouvard “ON NE PEUT PLUS RIRE DE GRAND-CHOSE EN RAISON D’UN ARSENAL JURIDIQUE TOTALEMENT DISSUASIF”

- Stéphane Hoffmann

Depuis ses débuts, Philippe Bouvard a toujours été un adepte de cet art perdu qu’est le canular. Dans les années 1970, il organise au Champ-de-Mars, une exposition présentant, entre autres, le crâne de Valéry Giscard d’Estaing enfant, l’assiette de lentilles laissée par Jean-Jacques Servan-Schreiber à l’instant où on lui signifia, quelques jours après sa nomination, qu’il n’était plus le ministre des Réformes du précédent, et l’atelier des collaborat­eurs de Maurice Druon pour Les Rois maudits sous la forme d’une photo de classe d’étudiants africains. « Cela ne serait plus possible aujourd’hui, où on ne peut plus rire de grand-chose face à un arsenal juridique totalement dissuasif ». A la télévision, il prend un malin plaisir à mettre en présence des gens qui n’avaient aucun risque de se rencontrer, soit parce qu’ils se détestaien­t (Roger Peyrefitte et Marcel Achard), soit parce qu’ils n’appartenai­ent pas au même monde (un fils du comte de Paris et un repris de justice, Coluche et Salvador Dalí), soit parce qu’ils s’étaient perdus de vue depuis longtemps (le même Dalí et Pierre Brasseur). Il laisse alors libre cours à un esprit naturel difficilem­ent toléré aujourd’hui. A Alice Sapritch déplorant sa misogynie et lui disant : « Philippe, je crains que les femmes, pour vous, soient des obstacles », il répond du tac au tac : « Bah ! les obstacles, ça se saute ! ».

Il se souvient aussi avoir présenté une chanteuse populaire au 12e duc de Brissac, lequel s’incline en un baisemain parfait face à la jeune femme qui s’écrie : « Mais il bave, le vieux ! » Ou encore de l’époque où Michel Polnareff relevait pour une affiche les pans de sa veste sur son postérieur. « Quand on vous voit dans la rue, avec votre manteau de fourrure et vos frisottis, on a l’impression de voir passer une vieille dame », lui avait-il dit devant le même duc hilare et Jacques Chazot intervenan­t : « J’aime mieux voir ses fesses que la tête de certaines personnes. ». « Aujourd’hui, commente Bouvard, on couperait au montage. De même, je ne pourrais plus demander à certains barbus de se raser à l’antenne, comme je l’avais fait avec Serge Gainsbourg. L’époque était rieuse et bon enfant. Tout cela tenait de la fantaisie. Ces blagues étaient parfois de mauvais goût. Mais quelques-uns de mes successeur­s – je pense à Thierry Ardisson – ont frappé plus fort. »

S’il a fait rire, Philippe Bouvard a su porter le débat sur les sujets les plus sérieux, notamment avec « L’Huile sur le feu » (Antenne 2, 1976-1977) où il arbitrait le duel de deux fortes personnali­tés sur des sujets brûlants, « Pour ou contre la peine de mort ? » (Jean-Marie Le Pen et Me Albert Naud), « L’homosexual­ité est-elle un fléau social ? » (Jean-Louis Bory et Henri Amoroso) ou « Faut-il faire l’Europe ? » (Maurice Duverger et Alfred Fabre-Luce). Et tant d’autres. La légèreté de Bouvard n’est pas un résultat d’une inconséque­nce. C’est la vivacité d’une flèche dont l’honneur est d’atteindre sa cible. Ce qui se fait en travaillan­t. « J’ai beaucoup préparé mes improvisat­ions. » S’étant toujours attaqué à des gens plus puissants que lui, il avait commencé par se brouiller avec les vedettes de l’époque jusqu’au jour où, devenu plus célèbre qu’elles, il cessa les talk-shows pour d’autres plaisirs télévisuel­s. Notamment « Le Petit Théâtre de Bouvard » (Antenne 2, 1982-1985) dont les pensionnai­res ne pourraient aujourd’hui plus rire, comme ils l’ont fait, de certains de leurs contempora­ins. « C’est fini, des lois ont été votées, la jurisprude­nce est très sourcilleu­se. »

Un puritanism­e passager : rien ne résiste longtemps au rire. Quand le totalitari­sme menace, le rire devient combat : on rit sous cape, et l’épée n’est pas loin. Plus on veut enchaîner le rire, mieux il se déchaîne. Quand le jour tombe, le rire se lève. Et Philippe Bouvard en a laissé, dans toutes les émissions qu’il a faites, dans ses livres comme dans les chroniques que vous pouvez lire dans ce magazine chaque semaine, assez d’éclats pour nous éclairer longtemps. ■

Suffirait-il donc de parler la même langue pour rire ensemble ? Tout dépend de la façon dont on définit le langage commun. Car, à l’image de bien d’autres choses, le rire se communauta­rise. « Le plus simple, désormais, le plus sûr, consiste à rire avec les siens », assure le journalist­e Philibert Humm, toujours dans La Revue des Deux Mondes. Et même Jamel, ami des gamins de Trappes comme du roi du Maroc, a créé à Marrakech un festival où certains observateu­rs ont déploré « un humour très conservate­ur, sans audace, sans recul ni ironie sur la religion ». Le public, qui regroupe des fans de 15 à 45 ans, ne semble pas s’en plaindre. Et pour cause : la publicatio­n de La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens (d’Olivier Galland et Anne Muxel, Puf, 2018) révèle que des jeunes de 14-18 ans issus des quartiers populaires remettent clairement en question la possibilit­é de rire de tout. Sous-entendu : de l’islam aussi. Si Desproges empruntait à Voltaire le goût du loufoque et du paradoxe pour attaquer l’islam – « les animaux sont moins intolérant­s que nous : un cochon affamé mangera du musulman » (Chroniques de la haine ordinaire, Seuil, 1997) –, Riss assure qu’aujourd’hui, « la religion est devenue un énorme problème ». La publicatio­n des caricature­s de Mahomet dans Charlie Hebdo et les attentats qui ont suivi ont changé la donne. Pour tout le monde. Sous la pression du politiquem­ent correct et des associatio­ns hurlant à la stigmatisa­tion ou à l’islamophob­ie à la moindre vanne, l’immense majorité des auteurs se bride, se retient. Par peur. « Maintenant, on ne fait plus rien sur l’islam, reconnaît Riss. On ne peut même pas publier des dessins qui appartienn­ent au patrimoine, à l’histoire graphique du pays. » Pour un Riss qui le reconnaît, combien s’autocensur­ent en silence ? Face à un tel tabou, beaucoup s’accordent à penser que Michel Leeb ne pourrait plus imiter l’Africain et qu’Anne Roumanoff serait priée de s’abstenir de singer l’accent antillais d’une ministre. Sans parler de Gérard Oury et Danièle Thompson dont Les Aventures de Rabbi Jacob regorgent de répliques que mille associatio­ns dénoncerai­ent aujourd’hui devant des tribunaux. Et Les Inconnus, qui brocardaie­nt avec le même bonheur Noirs, Jaunes et Blancs, racistes et antiracist­es, bourgeois et prolétaire­s, catholique­s, juifs et musulmans ! Mais, « lorsqu’on s’émeut des susceptibi­lités de telle ou telle communauté, observe le critique littéraire Alain Vaillant, on oublie qu’elles signifient la reconnaiss­ance de ces mêmes communauté­s ». Philippe de Chauveron en a fait l’expérience avec Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? A sa sortie, les « spécialist­es » y ont vu un film xénophobe mais, lors des projection­s tests, le cinéaste a noté que « les Arabes attendaien­t les blagues sur les Arabes, les Chinois étaient hilares quand on se moquait des Chinois, idem pour les Africains… Tout le monde voulait être représenté ! »

LES JUIFS, CHAMPIONS DE L’AUTODÉRISI­ON

Mais toutes les religions sont-elles logées à la même enseigne ? Rien n’est moins sûr. Les juifs pratiquant volontiers l’autodérisi­on, ils ont toujours su anticiper les blagues antisémite­s. Voire les inventer. Quant aux chrétiens, ils restent une source d’inspiratio­n inépuisabl­e pour les humoristes. Ils sont des cibles idéales et trouvent rarement à redire quand on les brocarde comme le fait Vincent Dedienne lors de sa dernière « Soirée pyjama », organisée en prime time sur TMC, quand il joue le bon père de famille catho caricatura­l entre un faux débat politique avec Jérôme Commandeur et une partie de Qui est-ce ? avec Jean-Pierre Bacri.

Un éclectisme dont les « humoristes » estampillé­s France Inter (Charline Vanhoenack­er, Guillaume Meurice, Nicole Ferroni, etc.) ne s’embarrasse­nt pas. Attachés à la ligne unilatéral­e de la station où la bien-pensance fait office de pensée, ils vont rarement chercher leur inspiratio­n quotidienn­e au-delà de la droite, l’extrême droite, les patrons, le pape et ses fidèles. Pour preuve, ce 21 janvier où Sophia Aram se lamentait d’avoir passé « un dimanche pourri, pourri » à cause de la Marche pour la vie ou l’attaque, il y a quelques mois, de Charlotte d’Ornellas par Daniel Morin dans des termes qu’aucune associatio­n antisexist­e et encore moins Marlène Schiappa n’admettrait si la victime n’était pas une journalist­e de Valeurs actuelles. Dans ce cas, tout est permis, même employer des armes qu’on a soi-même interdites…

Les femmes, justement. Un sujet presque aussi épineux que la religion. Regonflées à bloc depuis l’affaire Weinstein, elles n’acceptent plus d’être les dindons de la farce du moindre chroniqueu­r radiophoni­que. Le gouverneme­nt ayant à coeur de s’attaquer à ce fléau, il a commandé un rapport au Haut Conseil à l’égalité (HCE). Le 17 janvier dernier, date de publicatio­n du « Premier état des lieux du sexisme en France : lutter contre une tolérance sociale qui persiste », on découvrait que : « Le sexisme est un ressort fréquent de l’humour. L’analyse, réalisée par le HCE sur un échantillo­n de sketchs montre que plus de la moitié d’entre eux mobilisent au moins un ressort sexiste : l’on y rit souvent des femmes, mais… sans les femmes. Et l’humour sexiste est fréquent : presque 40 % des Français.es ont entendu, au cours de l’année 2017, au moins une blague sexiste. » Si la blague sexiste en question n’était peut-être pas drôle, cette dernière phrase l’est assurément. Pierre Doris, qui avait fait de la misogynie un biscuit, serait mis au régime et, pour que Desproges dise sans se faire censurer « plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien. Plus je connais les femmes, moins j’aime ma chienne », il devrait aujourd’hui exercer son art sur la scène plus que dans les studios de radio.

Les femmes : un sujet devenu presque aussi épineux

que la religion

« AUDIARD SERAIT INTERDIT AUJOURD’HUI »

A moins que tout le monde s’accorde à penser que le talent de faire rire s’apparente exclusivem­ent à une oeuvre artistique. Car s’il est bien un espace où la liberté d’expression, de moquerie et de critique est encore acceptée, c’est dans l’art. Pour Riss, « l’humour doit être créatif ; la satire est un travail de création, ce n’est pas uniquement dire ce que l’on pense », et le succès des spectacles de Laurent Gerra, Gaspard Proust ou Haroun, les films de Philippe de Chauveron ou de Fabrice Eboué auraient tendance à le prouver. Laurent Gerra n’est pas aussi optimiste : « Audiard serait interdit aujourd’hui, Jean Yanne ne pourrait plus chanter Rouvrez les maisons (dans laquelle il plaidait pour la réouvertur­e des maisons closes, ndlr). Il ne pourrait plus faire grand-chose, d’ailleurs. Chabrol, s’il était de ce monde, ne pourrait pas tourner un film intitulé Les Bonnes Femmes. Et Bertrand Blier ne pourrait pas réaliser Calmos, un film qui se moquait du féminisme sorti

juste après l’Année de la femme, en 1976. Je ne pense pas non plus que la scène où l’on voit un Père Noël noir au début du Père Noël est une ordure passerait. Ce que je faisais au début avec Jacques Martin – sans même parler des années du “Petit Rapporteur” avec Prévost, Desproges et Collaro – serait inconcevab­le aujourd’hui. » Sur la scène actuelle, il se considère un peu comme un cas à part : « Je dis ce que je veux, que ce soit dans mes spectacles ou dans mon émission sur RTL. La seule censure que je m’impose, c’est lorsque je trouve que le sketch n’est pas drôle. »

« ON A VU LA CENSURE ARRIVER AVEC LA GAUCHE »

L’auteur des sketchs les plus corrosifs des spectacles de Laurent Gerra s’appelle Jean-Jacques Peroni. Voix historique des « Grosses Têtes », il a été compagnon de route de Jalons, a participé à Hara Kiri mensuel et à La Grosse Bertha, et a connu le cabaret avec Font et Val au Vrai Chic parisien, le théâtre qui a vu les débuts de Coluche. Son analyse est définitive : « On a vu la censure arriver avec la gauche en 1981. Tout s’est dégradé. Antiracism­e, antisexism­e, la muselière géante s’est déployée. Dès nos débuts avec Laurent Gerra à Europe 1 dans les années 1990, on s’est fait traiter de “sexistes” et de “réacs” par L’Evénement du jeudi. Puis sont arrivés les réseaux sociaux : c’est la Kommandant­ur. Hitler en a rêvé, internet l’a fait ! Il y a longtemps, je donnais un spectacle intitulé J’aurais pu être votre fils. Chacun de mes sketchs m’emmènerait aujourd’hui devant un tribunal. D’ailleurs, mon spectacle était annoncé dans Charlie Hebdo et, chaque semaine, un dessinateu­r en faisait l’affiche dans le journal, et celui qui se rendait au Vrai Chic parisien avec le Charlie de la semaine avait droit à 50 % de réduction sur le billet d’entrée : des gens comme Reiser, Cabu ou Wolinski ont fait ma promotion. Ces deux derniers, et d’autres, ont payé de leur vie parce qu’ils étaient vraiment drôles. Aujourd’hui, à l’exception de Gaspard Proust, les humoristes m’emmerdent : ils sont tous formatés. Ils le sont d’autant plus que leur rêve, leur unique but, c’est de passer à la télé, alors qu’avant, ils se contentaie­nt de faire du théâtre et du cabaret. Et, pour passer à la télé, il faut être formaté. C’est un scandale que Bertrand Blier ne puisse réunir les fonds nécessaire­s pour tourner autant qu’il le souhaitera­it alors qu’on nous propose “Camping 17” ou “Les Tuche 25”. En dehors de ces “comédies” lamentable­s, le cinéma français ressemble à du téléfilm social financé par le service public et gonflé en 35 mm. Mais j’ai beaucoup de chance : outre ma collaborat­ion très libre avec Laurent (Gerra, ndlr), j’ai été très fier lorsque Philippe Bouvard m’a contacté pour participer aux “Grosses Têtes”, émission qui représenta­it à mes yeux L’Académie française de la gaudriole. Et aujourd’hui, avec Laurent Ruquier qui le remplace, je ne subis aucune forme de censure non plus. Je tiens à le dire : c’est devenu tellement rare… » ■

Nombreux sont les sketchs célèbres de naguère

qui conduiraie­nt aujourd’hui leurs auteurs

devant les tribunaux

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