UN AUTRE CAMBODGE
LONGTEMPS, IL A ÉTÉ TENTANT DE RÉSUMER LE CAMBODGE À LA CITÉ DE PIERRE D’ANGKOR... DE NOUVELLES ADRESSES INVITENT AUJOURD’HUI À DÉCOUVRIR D’AUTRES FACETTES DU PAYS, DE SIEM REAP À LA RIVIERA DU GOLFE DE THAÏLANDE EN PASSANT PAR L’INTRIGANTE JUNGLE
DES CARDAMOMES.
Sowath Rety décide soudain de quitter le sentier. L’instinct, peut-être. L’expérience sans doute. La machette s’attarde sur une liane récalcitrante, s’agace sur une branche rebelle, tandis que les yeux scannent la confusion végétale à la recherche d’un indice, d’une tige cassée, d’herbes couchées. Dans une petite clairière, le chef des rangers finit par trouver ce qu’il pressentait : quelques canettes de boisson énergisante éparpillées parmi les feuilles mortes, un regroupement de poteaux, vestiges d’un abri de fortune et une poignée de vieux collets abandonnés. « C’était un campement de braconniers, ils ont dû rester là une semaine. » Un peu plus loin, une série de piquets fendus dans leur longueur révèle l’objet de leur convoitise. « Et voilà des pièges pour les civettes… Ils mettent un morceau d’ananas entre les deux segments qui finissent par se rabattre et coincer la tête ou la patte de l’animal. » Vendues vivantes à des élevages vietnamiens, ces cousines de la mangouste suivent alors un régime à base de grains de robusta. Les noyaux précieusement récupérés dans leurs crottes donnent ce que les connaisseurs considèrent comme le meilleur café du monde. Le kopi luwak, what else ? On ne perd jamais son temps à accompagner les rangers de Wild Alliance, une ONG de conservation de la nature très active dans la chaîne des Cardamomes, au sud-ouest du Cambodge : identification des traces sur les pistes sablonneuses, traque des bûcherons illégaux, mise hors service de pièges posés par les braconniers ou observation fugace d’un cerf, d’un cochon sauvage ou, qui sait, d’un éléphant… Autant de surprises réservées aux hôtes du Shinta Mani Wild lorsqu’ils décident de se joindre à l’une de leurs patrouilles.
UNE JUNGLE PARSEMÉE DE BOIS PRÉCIEUX
Lorsque Bill Bensley, l’initiateur et propriétaire de ce surprenant camp de luxe ouvert fin décembre 2018, apprend la mise aux enchères, par le gouvernement, de concessions dans la région, il ne songe pas à construire un resort, mais plutôt à arracher l’un des derniers morceaux de forêt pluviale d’Asie du Sud-Est des griffes des négociants en bois chinois. En 2009, il achète 330 hectares entre le Parc national des Cardamomes du Sud et celui de Kirirom et décide de collaborer avec Wild Alliance afin de construire une septième station de rangers près de son nouveau domaine. Bien des menaces pèsent encore sur ces désordres de jungle parsemés de bois précieux. Une semaine plus tôt, Sowath Rety et ses hommes découvraient, en plein milieu du Parc des
LES CARDAMOMES SONT L’UN DES DERNIERS SANCTUAIRES
DE FORÊT PLUVIALE EN ASIE DU SUD-EST
Cardamomes, le chantier d’une route destinée à relier un village de bûcherons ! Un homme était appréhendé, une pelleteuse, un bulldozer et un camion confisqués. L’opération aurait pu être un succès s’il n’y avait eu, deux jours plus tard, cet inopiné coup de fil des bureaux du gouverneur demandant la libération de tout ce petit monde… « Mon premier problème est le manque de soutien des autorités », se désole le chef des rangers.
UNE FOLLE TRAVERSÉE EN TYROLIENNE DE 380 MÈTRES
Bambous échevelés et gingembres sauvages dévalent des collines jusqu’aux méandres d’une rivière aux nuances d’earl grey trop infusé. Quelques pandanus y inclinent leurs frondes comme pour s’abreuver. Les papillons amoureux profitent de leur ombre pour savourer leurs extases éphémères. L’endroit idéal pour rafraîchir la patrouille et ses invités. Mais, même dans un cadre aussi idyllique, un bon ranger doit garder les sens en éveil. Sowath Rety, qui s’apprêtait à s’asseoir, se redresse soudain : « On dirait le bruit d’une tronçonneuse… » Puis il se détend : « Désolé, ce n’est que le moteur d’un avion ! » Une heure plus tard, le cocktail siroté dans le décor délicieusement vintage du Shinta Mani Wild permet de se remettre de ses émotions. Depuis les fauteuils club du bar, si profonds qu’on ne s’en arrache qu’à regret, le regard embrasse les péripéties de la rivière Thmor Roung qui se jette du haut d’une petite falaise avant de poursuivre sa route tumultueuse entre d’imposants blocs de grès. C’est aussi sur cette plate-forme perchée sur les bords des gorges que les nouveaux venus « atterrissent » au terme d’une folle traversée en tyrolienne de 380 mètres qui leur fait survoler la rivière à deux reprises. Un check-in aura rarement autant décoiffé. Les hôtes trop émotifs peuvent toujours emprunter une des jeeps à l’entrée pour un enregistrement plus conventionnel. Lovées dans leur écrin de verdure, cinq « tentes » – bientôt 15, à partir du mois de juin – s’égrènent sur plus d’un kilomètre le long du cours d’eau. La très kitsch baignoire îlot installée sur la terrasse invite aux longues et émollientes rêveries bercées par le murmure des eaux turbulentes. A l’intérieur, sombres boiseries, fauteuils moelleux, malles de voyage disposées en tables basses, lavabos en cuivre et laiton portent au plus haut les exigences du glamping. A tout moment, un majordome d’une discrétion de civette se tient prêt à intervenir pour un service sur mesure, de la préparation d’un cocktail à l’organisation d’activités dans la jungle : descente de la Thmor Roung en kayak, exploration d’un estuaire à bord d’un petit bateau, sortie accompagnée d’un naturaliste spécialiste des orchidées, des oiseaux ou des papillons…
Pour Bill Bensley, il s’agissait d’évoquer sur le mode du fantasme le confort et l’élégance qui entouraient le voyage au Cambodge de Jackie Kennedy en novembre 1967. Cet architecte et designer qui a travaillé sur plus de 200 hôtels dans une quarantaine de pays, est un original, un excentrique « bigger than life » comme disent ses compatriotes américains. Pour la décoration du campement, il a fait venir 105 caisses remplies d’antiquités glanées en Angleterre, Birmanie, Bali ou Thaïlande. « Il a tout déballé et s’est ensuite démené comme un tourbillon avec dans son sillage une quarantaine d’employés qui tâchaient de le suivre et de placer les objets aux endroits indiqués. Il est resté quatre jours, tout le monde était épuisé ! » raconte Sangjay Choegyal, le manager du camp. « Il travaille sans aucun plan ou croquis. C’est très impressionnant de le voir à l’oeuvre. » Le design et la protection de la nature ne sont pas ses seules préoccupations : avec les trois quarts des 107 employés recrutés dans les villages environnants, Bill Bensley a aussi voulu améliorer le sort des populations locales en leur procurant des emplois à long terme. La fondation qu’il a créée avec son partenaire cambodgien, l’homme d’affaires Sokoun Chanpreda, s’occupe aussi de prodiguer des soins aux enfants des campagnes, de creuser des puits ou encore de former de jeunes adultes aux métiers de l’hôtellerie.
UNE PLÉIADE DE 10 VILLAS DE GRAND LUXE
L’école financée par la Fondation Shinta Mani est à Siem Reap, toute proche du complexe archéologique d’Angkor, qui demeure de loin le plus puissant aimant touristique du pays. C’est aussi à Siem Reap que le « starchitect » a lâché les brides de son exubérance avec le Shinta Mani AngkorBensley Collection, une pléiade de 10 villas de grand luxe où l’on retrouve son amour pour le foisonnement végétal et les motifs noir et blanc. Dans chacune des unités, un immense bas-relief figurant les plis de la robe du grand roi du XIIe siècle Jayavarman VII grossis cent fois, se déploie devant la piscine du jardin privatif pour se poursuivre à l’intérieur, sur les murs de la chambre. L’hôtel, situé à deux pas de la résidence royale, organise des escapades en direction de l’immuable campagne khmère et son damier de rizières piquetées de palmiers à sucre. Le temps y coule plus lentement qu’ailleurs, épais comme du miel. Les charrettes tirées par des boeufs indolents font encore grincer leurs essieux le long de pistes poussiéreuses. Des épouvantails en haillons montent toujours la garde devant les maisons pour mettre en déroute fantômes et mauvais esprits. Dans les champs, des couples de buffles au museau humide et à la corne baladeuse, tirent leur soc de charrue comme au temps des dieux-rois d’Angkor. Leurs temples de pierre, dédiés au panthéon hindou, se fondent dans le vert des grands fromagers sur plus de 400 kilomètres carrés au nord de Siem Reap.
Angkor Wat est le plus grand et le plus visité d’entre eux. Tous les matins à l’aube, une foule compacte d’un bon millier de personnes se presse devant les bassins de l’entrée ouest, le smartphone tendu bien haut pour saisir les célèbres tours sur fond de ciel empourpré. Depuis cinq ou six ans, les touristes chinois ont découvert l’ancienne capitale des
ANGKOR DEMEURE LA PLUS GRANDE ATTRACTION DU ROYAUME KHMER, DIFFICILE D’ÉCHAPPER À SON EMPRISE