Le Figaro Magazine

« L’ennemi public numéro un est la victimisat­ion à tous crins »

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Dans « Nouvelles morales provisoire­s » (Editions de l’Observatoi­re), il scrute l’actualité avec son regard de philosophe. A l’image de ses modèles, Raymond Aron et Albert Camus, Raphaël Enthoven tente de cultiver une pensée critique et nuancée à l’heure du manichéism­e triomphant. Il invite ici les lecteurs du « Figaro Magazine » à se méfier des bonnes intentions affichées par un antiracism­e et un féminisme dévoyés.

Dans votre avant-propos, vous citez cette phrase d’Albert Camus : « Nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même. » A l’heure de la culture du clash, des réseaux sociaux et de l’info en continu, y a-t-il encore une place pour un débat public nuancé ? Pas davantage qu’avant ! La nuance n’était pas non plus l’apanage des époques où Camus était traité de « penseur frivole », Sartre de « vipère lubrique » et Aron de « bourgeois fasciste »… Les réseaux sociaux n’ont fait qu’augmenter une tendance majoritair­e à l’étiquetage et l’essentiali­sation, ou à l’unanimisme, qui empêchent le débat public tout en croyant le faire vivre. Quand on écrase vos arguments, aujourd’hui comme hier, sous l’identité qu’on vous attribue, on le fait dans le but de transforme­r un dialogue en affaire personnell­e, ou une critique en offense… afin d’y échapper en s’indignant. C’est la raison pour laquelle, si l’on renonce aux nuances, on renonce au débat. Sans distinctio­n, l’échange est impossible. Comment parler d’islamophob­ie sans distinguer racisme et blasphème ? Comment parler de peine de mort sans distinguer la justice et la vengeance ? Comment parler d’IVG sans faire la différence entre la vie et le sacré ? Dans l’intervalle que compose la nuance se trouve la possibilit­é (rare et précieuse) d’une discussion.

Camus lui-même a été victime de ce manichéism­e durant la guerre d’Algérie. Et Raymond Aron, qui vous a servi de modèle pour l’écriture de ces chroniques, dénonçait « l’opium des intellectu­els »…

Le coup de génie d’Aron (qui lui a valu d’être tellement détesté par la gauche, mais jamais contesté sur le fond) a été d’appliquer au communisme la grille de lecture que Marx déposait sur le phénomène religieux… et de comprendre, par une lecture marxiste du communisme et de ses représenta­nts, que le communisme était lui-même une religion ! Comment lutter contre une intelligen­ce pareille ? Par l’insulte. Ou l’imputation.

Quant à Camus, ce qu’il vivait comme une déchirure au moment de la guerre d’Algérie prouvait uniquement qu’il était incapable d’être con – alors que tout le monde exigeait qu’il le devînt en prenant parti. Albert Camus, Français d’Algérie qui fut le premier à parler de la misère en Kabylie, ne pouvait consentir ni à la violence d’Etat ni au terrorisme. L’intranquil­lité de sa position était redoublée par les anathèmes des bourgeois qui lui faisaient la morale après avoir, eux, confortabl­ement élu un camp.

Camus et Aron sont deux écrivains qui vous inspirent. Pourquoi sont-ils si importants à vos yeux ? Diriez-vous qu’ils nous permettent de comprendre notre époque ?

Ils dessinent, à eux deux, le cercle de la raison. Aron parce qu’il dénie à la raison humaine la possibilit­é de tout connaître, et Camus parce qu’il situe l’amour (et non la haine) au principe de la révolte. En somme, l’un et l’autre refusent d’oublier qu’ils ont un corps, pour le meilleur et pour le pire. Le corps d’Aron, situé en un temps et en un lieu précis, le prive à jamais de connaître la fin de l’Histoire. Le corps de Camus, gorgé de soleil et d’amour, l’empêche de verser dans la haine où ses semblables croient trouver un remède à l’injustice (sans voir qu’ils la perpétuent). Leur double sillage vous protège à la fois du dogmatisme et de la bonne conscience. La philosophi­e critique de l’Histoire que développe Raymond Aron et la constance avec laquelle il assume la position paradoxale de « spectateur engagé » (immergé dans l’Histoire qu’il voudrait connaître au-delà de lui-même) guérissent de la tentation de tout savoir comme de la mauvaise foi. Le sublime paradoxe camusien d’une révolte qui culmine dans « l’intransige­ance exténuante de la mesure » guérit de la tentation de croire qu’on peut changer de monde en purgeant le nôtre. Le vrai cynique n’est pas

celui qui, comme Aron, « enseigne l’essence machiavéli­enne de la politique tout en détestant cette essence », mais celui qui, comme Sartre, appelle au meurtre des colons et justifie (sic) « le racisme anti-Blancs » sans jamais consentir aux conséquenc­es de ses propres paroles. Le vrai révolté n’est pas le révolution­naire en pantoufles qui prédit l’apocalypse depuis sa cheminée, et dont le fauteuil est bien calé dans le sens de l’Histoire, mais l’intranquil­le sans espoir, qui souffre de l’injustice sans croire pour autant qu’il en détient le remède.

Pour en revenir à la culture du clash, vous êtes vous-même très présent sur Twitter. Comment débattre et philosophe­r en 280 signes ? Comment appréhende­z-vous cet outil ?

Comme une agora qui n’est pas le miroir de la société, mais un remarquabl­e indicateur de mauvaise foi. J’y pêche des esquives de toute nature, des sophismes de toute beauté, des falsificat­ions terrifiant­es et (de temps en temps) de véritables dialogues dont chacun sort enrichi. Nanti de ces provisions, je retourne à mon prochain livre (qui parle de tout autre chose). En fait, j’y vais en spectateur engagé, avec une loupe et une longuevue, pour y mater « en bloc et en détail », comme dirait l’autre. Quant au clash, que voulez-vous ? Twitter est un monde à l’état de nature où il faut jouer des coudes en permanence. Aller sur Twitter quand on a une parole publique, et assumer pleinement les risques de l’horizontal­ité, c’est inévitable­ment s’exposer à la vindicte de morpions anonymes ou de meutes organisées. Donc, je rends les coups. Je ne suis pas une blanche colombe et je déteste la bave de crapaud. On respire mieux quand on rend les coups que quand on feint de prendre de l’altitude.

La mort du débat, c’est aussi le politiquem­ent correct importé des Etats-Unis. Celui-ci tend-il à prendre de plus en plus de place en France ?

Plus que le politiquem­ent correct (dont l’invocation permet, en retour, d’être raciste tout en ayant une perception héroïque de sa propre opinion), la peste qui nous vient d’Amérique – et qui peine à contaminer un sol républicai­n – consiste dans une tribalisat­ion de la société avec reconnaiss­ance de critères spécifique­s à chaque communauté. L’ennemi public numéro un n’est ni l’extrême droite ni les bons sentiments, mais l’essentiali­sation, ou l’indexation de l’opinion sur la couleur de la peau, la constructi­on d’espaces « non mixtes » (dont le principe même est problémati­que, indépendam­ment de la cible exclue), la victimisat­ion à tous crins, la célébratio­n de la différence comme une fin en soi… et la folie de croire qu’on est antiracist­e quand on fait tout ça !

Quels sont les sujets véritablem­ent tabous aujourd’hui ?

Les bonnes intentions. En dire du mal est un crime dans un monde sans repères. De fait, quand on attaque une bonne intention, on reçoit un procès d’intention. Quiconque fait commerce de ses bonnes intentions réduit à l’avance, par le Bien qu’il désire, toute objection à une abjection. Or, on peut (et on doit) critiquer l’antiracism­e sans être intolérant, critiquer le féminisme sans être un zélote du patriarcat, ou critiquer l’hygiénisme sans être un partisan de la tabagie… En fait, les censeurs en herbe reprennent un procédé vieux comme la démocratie, qui consiste à confondre délibéréme­nt la descriptio­n et la prescripti­on. Pour le dire simplement, toute analyse est présentée, par eux, comme un souhait. Si (sans le souhaiter) vous dites, comme Raymond Aron, que l’indépendan­ce de l’Algérie est, à terme, une certitude, vous serez viré du Figaro (de l’époque). Si (tout en le regrettant) vous dites, comme Christophe Barbier, qu’imposer d’un seul coup l’égalité salariale hommes-femmes serait économique­ment dangereux, vous serez immédiatem­ent accusé de misogynie. Si (tout en luttant contre la loi du silence et en rappelant que la cause principale d’un tel mouvement est l’impunité des agresseurs sexuels qui, à en croire les statistiqu­es, est la règle) vous faites valoir que #balanceton­porc (par le seul choix des mots, qui invite à livrer des noms en ligne où les procès se font en cinq minutes, sans appel ni avocat) fait aussi courir le risque de mettre des innocents en prison ou de les acculer au déshonneur, vous serez accusé, sans pouvoir vous défendre, d’être un macho, une ordure, un violeur en puissance, etc. Le pancrace entre un rapport sentimenta­l au savoir (qui exige que son Bien soit le Vrai) et une culture de l’objectivit­é qui, parce qu’elle ne cherche pas à plaire, déplaît à la majorité, produit des situations ubuesques où, parce que quelqu’un dit que 2 + 2 = 4, on l’accuse d’être le gardien de l’ordre établi !

Qu’est-ce que cela fait d’être nommé parmi les machos de l’année par les « féministes » de Terrafemin­a aux côtés de Trump et de Bolsonaro ? Ça me gêne pour les gens qui font ça. Je me suis toujours publiqueme­nt insurgé contre toutes les violences faites aux femmes (du refus de leur serrer la main au refus qu’elles conduisent ou qu’elles votent), j’ai consacré plusieurs émissions au « mythe de la virilité », plaidé pour l’imprescrip­tibilité du viol, défendu le droit de retirer le voile (ou, à l’inverse, de porter le burkini), et, entre autres, défendu l’IVG dans des dizaines de chroniques… Et on m’installe, au nom du « féminisme », entre Trump, Zemmour et Bolsonaro ? Parce que je me refuse à applaudir quand on joue avec la présomptio­n d’innocence, ou quand on croit lutter contre le sexisme par la non-mixité ? Sérieuseme­nt ?

“On peut (et on doit) critiquer l’antiracism­e sans être intolérant, critiquer le féminisme sans être un zélote du patriarcat, ou critiquer l’hygiénisme sans être un partisan de la tabagie”

Le néoféminis­me va souvent de pair avec un antiracism­e dévoyé, y compris dans le monde universita­ire. Cela vous inquiète-t-il ?

Ça m’intéresse, et je veux le combattre en le comprenant. On assiste aujourd’hui au dévoiement de l’intersecti­onnalité qui, dans les années 1970, tentait de trouver un chemin de crête entre un féminisme objectivem­ent blanc et un patriarcat noir qui, honnêtemen­t, ne valait pas mieux que l’autre. Seulement désormais, l’intersecti­onnalité est mise au service de la minoration systématiq­ue des problémati­ques féministes, au profit de l’antiracism­e. Quand la dessinatri­ce Emma, par exemple, soucieuse de banaliser le voile comme un simple vêtement dans une BD où elle opère une analogie trompeuse entre voile et soutien-gorge, occulte systématiq­uement la symbolique qui y est attachée et se montre aussi peu loquace sur les millions de femmes forcées de le porter à travers le monde ; que, prompte à repeindre la France en enfer absolu pour les femmes voilées, elle contribue à diaboliser, par un procès en islamophob­ie posé a priori, la critique de discours et de pratiques sexistes attachés au voile, elle sacrifie le féminisme sur l’autel de l’antiracism­e. On perçoit les effets directs de cette compromiss­ion qui se prend pour un compromis progressis­te dans la manière dont certaines féministes ont relayé sur Twitter le #WorldHijab­Day (en snobant pour beaucoup l’autre hashtag, #FreeFromHi­jab, créé en solidarité avec les femmes arrêtées et torturées pour avoir montré leurs cheveux).

Dans vos chroniques, vous dénoncez aussi ce que vous appelez les « plaintifs ». L’idéologie victimaire nous entraîne-t-elle vers une dictature de l’émotion au détriment de la raison ?

Si ce n’était que cela… Les plaintifs ne se contentent pas de gémir. Ils agressent. Les plaintifs, ce sont les enfants qui se frottent la tête en pleurant à la récré, mais qui cachent une absence de bosse sous leur main et qui espèrent qu’on va les croire. Leur seule discussion consiste à compliquer l’échange en se défendant d’une agression imaginaire (ou en brandissan­t les agressions réelles comme de telles épreuves qu’il faut se taire et les écouter). Tout ce qu’on peut leur dire est immédiatem­ent tordu afin d’y trouver le diamant d’une offense. Si on les tutoie, c’est du mépris. Si on les critique, c’est une agression… Ce sont des filous déguisés en victimes, qui aimeraient bien ressembler à saint Sébastien mais qui ressemblen­t à Calimero. L’enjeu de leurs dépôts de plainte n’est jamais d’obtenir réparation (et pour cause), mais d’obtenir dommage. Et reconnaiss­ance du dommage. Ils abusent de la loi dans le seul but de faire passer, parce que la loi s’en empare, une critique pour un crime, et leur interlocut­eur pour quelqu’un qui les harcèle. Et ils emmerdent tout le monde, à commencer par la justice. ■

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« Nouvelles morales provisoire­s, de Raphaël Enthoven, Editions de l’Observatoi­re, 479 p., 21 €.
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