Reportage
Akashinga, une unité de rangers exclusivement féminine,
a été créée pour repenser la lutte contre le braconnage et la défense de l’environnement
en impliquant les communautés locales. Reportage avec ces guerrières qui traquent les braconniers
jusqu’au fin fond de la brousse africaine.
Venez ! Venez et tuez-le. » L’appel est arrivé en plein après-midi, alors que nous venions de rentrer au camp de base après une patrouille de plusieurs heures dans la réserve communale de Phundundu, région du Zambezi, au nord du Zimbabwe (ex-Rhodésie du Sud). Au bout du fil, plusieurs villageois énervés et en état de choc. Un léopard les aurait attaqués. « C’est toujours comme ça, soupire Damien Mander, fondateur de l’International Anti-Poaching Foundation (IAPF), qui lutte contre le braconnage. C’est toujours le premier réflexe des gens : “Tuez-le !” Comme si c’était si simple. » Assis à l’ombre de sa tente plantée à l’extrémité du camp qui surplombe l’épaisse brousse de Phundundu s’étalant sur 1 800 kilomètres carrés, Damien Mander consulte son portable et une carte de la région. « Ce n’est pas dans notre zone, mais s’ils viennent vers nous, c’est que personne d’autre ne peut les aider. » Un deuxième appel fait monter le bilan à sept blessés. « On va y aller, au moins
Des femmes rangers pour retisser le lien entre la protection des animaux et les communautés autochtones
pour apporter une assistance médicale. » En quelques minutes, Damien Mander mobilise les troupes. Trois rangers dont la sergente de l’unité, Vimbai Kumire, chargent des kits médicaux militaires et des bidons d’eau purifiée à bord de la jeep dont le moteur chauffe déjà.
DES RECRUES TRIÉES SUR LE VOLET
A 32 ans, Vimbai Kumire a été la première des 16 rangers de l’unité à être promue. Akashinga, qui signifie « les courageux » en langue shona, est un programme créé en 2017 par Damien Mander lorsque l’IAPF a commencé son action dans cette zone du pays, frontalière de la Zambie (ex-Rhodésie du Nord). Une région qui a vu sa population d’éléphants chuter de 40 % depuis le début des années 2000. L’une des spécificités de ce programme ? N’employer que des femmes. Mères célibataires au chômage, orphelines, veuves, anciennes prostituées ou victimes de violences physiques et sexuelles, elles ont entre 20 et 33 ans. Recrutées exclusivement parmi les femmes issues des communautés locales, ces 16 rangers ont été triées sur le volet par l’IAPF. « Le but était de voir si l’on pouvait apporter quelque chose de différent sur le terrain en donnant l’opportunité à des femmes de faire un travail que l’on réservait presque exclusivement aux hommes, raconte Damien Mander. Trop souvent, dans ce domaine, les femmes étaient reléguées à des tâches administratives ou à des opérations de communication pour lever des fonds. Elles n’étaient jamais en première ligne. C’est ce que l’on a voulu changer. » En Afrique du Sud, l’unité des Black Mambas est également composée de femmes – mais elles ne font que patrouiller sur les terres d’une réserve privée et leurs actions servent majoritairement à lever des fonds pour financer le travail des rangers hommes.
Il nous faudra deux heures pour atteindre un petit village bordant les frontières d’un parc national local, au coeur de la brousse et bien loin des quelques routes goudronnées sillonnant la région. Nous arrivons malheureusement trop tard : les villageois ont tué le léopard – un affrontement ayant alourdi le nombre de blessés. La dépouille de l’animal ? Déjà emportée par les employés du parc. Le léopard n’avait pourtant attaqué personne : le félin a été poursuivi par les villageois qui ont tenté de le déloger à coups de lance de l’arbre où il s’était réfugié. Devant nous se forme une foule compacte, bruyante, en colère. Des hommes, manifestement grisés par la bière tiède et galvanisés par le récent combat, bousculent Vimbai Kumire et les deux autres rangers, Juliana et Petronella. Cheveux coupés ras, vêtues d’un uniforme kaki, les traits fins mais le regard dur et impassible, elles semblent indifférentes à l’effervescence alentour et s’organisent rapidement. Imperturbables, les trois jeunes femmes fendent la foule et rassemblent les blessés à bord de notre jeep pour les accompagner à la clinique du village. Ces hommes viennent de commettre un crime (tuer un léopard est illégal), mais la philosophie du programme et de l’IAPF est de tisser et d’entretenir de bonnes relations avec les communautés locales. L’une des rangers reste à la grille de la clinique pour contenir la foule et éloigner les curieux tandis que les deux autres s’occupent de trier les blessés et de leur administrer les premiers soins, non sans amertume – la mort du léopard les a vraisemblablement affectées. De retour au camp après avoir emmené les cas les plus graves jusqu’à un hôpital, un second travail débute : celui du renseignement. Souvent oublié, il est pourtant la pierre angulaire de toute unité de protection de la faune ou de lutte contre le braconnage digne de ce nom. « Les patrouilles permettent de garder le contrôle d’un territoire, explique Damien Mander. Mais, quand on doit s’occuper d’une zone de plus de 1 800 kilomètres carrés pratiquement vierge avec 16 rangers et deux voitures, patrouiller ne suffit pas. C’est comme dans l’armée : il nous faut des sources qui puissent nous donner des informations fiables. Cela vaut dans toutes les situations, que l’on soit sur un territoire contrôlé par un cartel de l’ivoire ou bien une réserve où agissent des braconniers locaux. »
FAVORISER LA DÉMILITARISATION
Ancien sniper des forces spéciales australiennes, Damien Mander est un vétéran de la guerre en Irak qui s’est reconverti dans la lutte contre le braconnage au service de laquelle il a mis en pratique son expertise militaire. Il a formé les Akashinga dans plusieurs domaines : self-défense, déplacement tactique, maniement des armes à feu, communication, pistage, premiers soins… S’il admet que ces compétences sont indispensables à ces femmes pour s’affirmer, se protéger en toute situation et opérer correctement, le fondateur de l’IAPF prône une démilitarisation des opérations de lutte antibraconnage. Notamment pour trouver une alternative au modèle prédominant de fortress conservation (forteresse de conservation) qui consiste, en quelque sorte, à éloigner les humains de la nature afin de la préserver. « Il y a évidemment une nécessité d’avoir des armes, des véhicules et un savoir-faire militaire, admet Damien Mander. Mais, si l’on ne déploie que la force et l’intimidation sur le terrain, on ne fait qu’engendrer et propager des conflits. Et c’est là que la présence de femmes est utile. Quand avec la plupart des hommes vous allez créer du conflit, avec des femmes vous obtenez de la coopération et des renseignements. » Particulièrement dans cette zone. A la différence du parc national ou des réserves privées qui, souvent, font passer la pratique du tourisme et de la chasse avant l’intérêt des communautés autochtones, Phundundu, qui relève du
Animaux sauvages, braconniers, cartels de l’ivoire : les Akashinga sont formées pour répondre et s’adapter à toutes les menaces
statut de réserve communale, possède ses propres terres gérées par un conseil local qui les loue à des organisations telles que l’IAPF. Le lendemain de l’incident avec le léopard, Henri, un consultant en sécurité du Matusadona Anti-Poaching Project (MAPP) avec qui l’IAPF collabore fréquemment, arrive au camp avec une information. L’une de ses sources lui a indiqué qu’un braconnier comptait mettre en vente une peau de léopard. Peut-être celle de l’animal tué la veille, qui aurait donc été déjà revendu par les employés du parc national. « Avec des hommes, il y a toujours un risque de corruption assez élevé, via leurs familles ou leurs amis, analyse Damien Mander. Jusque-là, c’est un phénomène que nous n’avons pas observé avec les membres d’Akashinga. »
LA CHASSE AUX RENSEIGNEMENTS
Peu après la tombée de la nuit, deux policiers rejoignent les rangers au camp de base où s’organise un premier briefing. Afin de pouvoir procéder à des arrestations et des
Des opérations de longue haleine sont organisées dans des zones rurales reculées pour traquer les contrevenants
perquisitions, les rangers doivent être accompagnées de représentants de l’Etat – des policiers qui, eux, profitent de forces supplémentaires pour opérer dans de bonnes conditions. Les renseignements sur la fameuse peau de léopard n’étant pas encore très précis, Henri préfère retrouver un autre de ses contacts qui dispose d’informations sur une cache d’armes ayant servi à tuer des animaux. « Il n’est jamais facile d’avoir des renseignements sûrs à 100 %, soupire-t-il avant de monter dans la jeep. On est toujours sur plusieurs affaires à la fois et on est toujours très méticuleux car, si on se loupe, on fait peur aux types et ils peuvent disparaître dans la brousse pendant plusieurs mois. » Plus tard, nous partons retrouver son contact sur le parking d’une petite zone commerciale, non loin de Karoi. Après une quinzaine de minutes d’attente à siroter les dernières gouttes de café froid, nous repartons. Les jeeps quittent rapidement l’asphalte pour des pistes de terre. Ne connaissant pas bien la zone, et l’informateur ayant du mal à nous guider, nous bringuebalons en pleine brousse pendant plus de deux heures avant d’atteindre un premier ensemble de maisons. Nos véhicules surgissent de l’obscurité sans crier gare et pilent à quelques mètres seulement des bâtiments. Les rangers bondissent de l’arrière de la jeep et prennent position en couvrant les portes et les fenêtres. Eclairés par les phares des voitures et nos lampes frontales, quelques chiens errants filent entre les bâtiments. Une première perquisition lors de laquelle les rangers découvriront des sacs d’os et quelques peaux de servals. Mais pas d’armes. L’un des interpellés, menottes aux poignets, passe rapidement aux aveux et indique leur emplacement, dans un autre village situé à quelques kilomè-
tres. « Ce qu’on a là, c’est l’une des nombreuses formes du braconnage, nous explique Damien Mander pendant que nous roulons vers notre nouvelle destination. C’est un braconnage plus alimentaire : ces gens n’ont rien. Alors ils tuent ce qu’ils trouvent pour se nourrir et collectent au passage quelques trophées pour les revendre. » Après la deuxième perquisition où une carabine sera confisquée, voilà que la peau de léopard refait surface via un message de l’informateur sur WhatsApp. « On a l’adresse, mais le type prévoit de repartir aux aurores », nous indique Henri.
UNE CENTAINE D’ARRESTATIONS
3 h 30 du matin. Le soleil se lève dans moins de deux heures. Nous filons en trombe vers Makuti. Il est déjà 5 heures lorsque nous arrivons sur une portion de piste trop étroite pour nos véhicules. « Pas le choix, on continue à pied », lance Damien Mander qui donne l’ordre à l’une des rangers de garder les jeeps où sont attachés les braconniers interpellés plus tôt. Sans lampes frontales pour ne pas trahir leur présence, les jeunes femmes se mettent à courir sur des chemins rocailleux encore plongés dans l’épaisse obscurité d’une nuit sans lune. Quarante-cinq minutes de course pour atteindre, in extremis, la maison où sera interpellé le braconnier en possession d’une peau de léopard et de plusieurs autres trophées. La dépouille n’est pas celle de celui tué deux jours auparavant, mais la prise est belle : l’homme écopera d’un minimum de cinq ans de prison. Un raid de plus au tableau de chasse des Akashinga qui, en un an, en ont réalisé près d’une centaine – beaucoup plus que certains autres rangers en Afrique. Résultat : une centaine de braconniers mis sous les verrous après des condamnations de neuf ans d’emprisonnement en moyenne. Tous ces raids se sont déroulés à plus de 100 kilomètres du camp de base des Akashinga. Des opérations de plus en plus éloignées qui témoignent de l’efficacité du programme : les rangers sont parvenues à réduire drastiquement la pratique du braconnage au sein de leur communauté. Et cette baisse des crimes contre la faune s’accompagne d’effets parallèles.
Préserver l’environnement et lutter contre le braconnage tout en améliorant la condition des femmes dans la société, voilà la philosophie du programme Akashinga
Dans un pays où les associations s’accordent à estimer que la moitié des femmes ont été victimes de violences physiques ou sexuelles, et où le taux de mariage des filles de moins de 18 ans est de 32 %, le programme Akashinga dépasse les simples frontières de la défense de l’environnement. Il participe à donner une voix et un pouvoir aux femmes dans une société où elles n’en ont pas.
« Quand on emploie des hommes, dans la plupart des cas, la quasi-totalité du salaire qu’on leur donne va partir dans l’alcool, les loisirs ou la prostitution,
nous explique Damien Mander. Les femmes, elles, vont investir dans leur communauté et dans l’éducation de leurs enfants (90 % de leur salaire selon les Nations unies, contre 35 % pour les hommes, ndlr). Nous avons trop longtemps bridé l’une des plus grandes forces de changement de la nature : les femmes. »
Melinda Gates, coprésidente de la Fondation Bill & Melinda Gates qui lutte activement contre les inégalités hommes-femmes, déclarait en mars dernier : « Quand une femme a le contrôle de l’argent de son foyer, ses enfants ont 20 % de chances de plus de survivre. Pour faire simple : lorsque l’argent passe entre les mains de femmes qui ont l’autorité pour le dépenser, tout change. »
Vimbai Kumire, la sergente de l’unité, en est l’exemple. Le programme Akashinga et son nouveau travail lui ont permis de s’extraire d’un mariage toxique où elle subissait des abus. Comme les autres rangers, elle a pu passer son permis de conduire, ouvrir son premier compte en banque, et elle peut subvenir aux besoins de ses deux filles et de sa mère. Elle est devenue un modèle non seulement pour ses enfants, mais aussi pour sa communauté, et prévoit d’ouvrir un jour un orphelinat.
VERS UNE DÉCLINAISON DU MODÈLE
Ancien ranger d’un parc national, aujourd’hui membre de l’IAPF et chargé de suivre la formation des Akashinga, Shaedrick se félicite de leurs résultats. « Elles ont montré plus d’esprit d’équipe et d’entraide que les rangers hommes avec qui j’ai pu travailler, et elles sont tout aussi capables », témoigne ce père de deux enfants. Avec 72 % des coûts opérationnels du programme directement réinjectés dans les communautés locales et un budget annuel de 5 500 dollars par ranger, l’IAPF prévoit déjà d’agrandir l’unité et Damien Mander compte bien décliner ce modèle dans les autres pays où sa fondation est installée. Quelques heures de repos après la saisie de la peau de léopard, et Henri repart déjà avec une nouvelle mission. Deux braconniers coupables d’avoir tué trois éléphants quelques mois plus tôt refont surface. « Cela fait plusieurs semaines que l’on suit leurs déplacements sans rien faire, raconte Damien Mander. Comme ça, ils relâchent leur garde et sont moins dangereux à interpeller. » En quelques minutes, Vimbai Kumire et son unité sont prêtes. En se couchant derrière l’épaisse brousse de Phundundu, un soleil vermeil embrase le ciel. Guerrières intrépides, gardiennes acharnées de la nature, les Akashinga, sortes de nouvelles amazones du Zambezi, comptent bien continuer de défendre leurs terres et les animaux qui y vivent – le patrimoine menacé de notre planète.