Le Figaro Magazine

Rencontre

- Propos recueillis par Jean-Christophe Buisson et Clara Géliot Photos : Stéphane Grangier pour Le Figaro Magazine.

L’un joue « Le Misanthrop­e » au Théâtre libre (ex-Comedia), l’autre met en scène et interprète « Le Malade imaginaire » au Théâtre de Paris. Ces deux géants du septième art n’ont de cesse d’honorer par leur travail sur scène la mémoire et l’oeuvre du plus grand auteur français de théâtre, dont les pièces disent la nature humaine du XVIIe comme du XXIe siècle… Nous les avons réunis pour une conversati­on à bâtons rompus.

Quel est votre lien personnel avec Molière ? Lambert Wilson – Mon premier contact a eu lieu à 12 ans, quand je jouais Trissotin dans Les Femmes savantes avec ma classe. Le problème, c’est qu’en apprenant le texte dans les classiques Larousse, j’étais confronté à la photo de mon père déguisé en femme aux côtés de Jacques Dufilho et cela me paraissait réservé aux très grands acteurs comiques. A mes débuts, je me voyais donc plutôt incarner les professeur­s de danse ridicules ou les marquis pompeux, mais pas les premiers rôles.

Daniel Auteuil – Moi, j’ai découvert Molière quand je suis arrivé à Paris pour suivre la formation du Cours Florent, à 19 ans. Alors que je faisais des impros, Philippe Duclos a dit qu’il me verrait bien en Sbrigani. Je me souviens avoir passé la journée à essayer d’apprendre son fameux monologue dans Monsieur de Pourceaugn­ac qui commençait par « Qu’est-ce monsieur, que voulez-vous me dire cela… »

J’étais tellement tendu, nerveux et coincé que les mots ne sortaient pas. J’ai donc laissé Molière et tous les classiques pendant des années jusqu’à ce que Bernard Murat me propose de jouer La Double Inconstanc­e de Marivaux. En m’attaquant à cette pièce, j’ai tellement apprécié la richesse de notre langue que j’ai repris goût à Molière. Qu’est-ce qui vous plaît dans la langue de Molière ?

Lambert Wilson – Petit, j’adorais sa prose car c’est un langage plein de vie, très direct et facile. Mais aujourd’hui, j’ai un faible pour ses oeuvres en alexandrin­s. Même si cela demande de la concentrat­ion, y compris chez le spectateur, parler en alexandrin­s donne à l’acteur que je suis une satisfacti­on incroyable.

Daniel Auteuil – Molière aussi devait adorer cela parce que, même dans ses pièces en prose, la rythmique donne parfois des alexandrin­s. Et, si cela paraît parfois ardu, notre travail, justement, est d’être capable de faire entendre aujourd’hui le texte comme s’il avait été écrit hier.

Comment expliquez-vous que cette mécanique du rire fonctionne trois cent cinquante ans après sa création ?

Lambert Wilson – Le talent de Molière est de dresser des portraits éternels de la nature humaine. Il a été le seul à photograph­ier de cette manière tous ses ridicules, ses travers, ses petitesses ou ses excès et à les retranscri­re dans le langage. Je pense que des pièces comme Le Misanthrop­e sont le fruit d’une observatio­n extraordin­aire de son quartier parisien de la rue Saint-Honoré et de la Cour, qu’il a fréquentée.

Daniel Auteuil – L’autre explicatio­n, c’est que Molière est inépuisabl­e ! Pour avoir joué 300 fois Scapin, je sais qu’il y a toujours des choses à trouver et qu’on a beau creuser, on reste sur l’écume des choses.

Lambert Wilson – Effectivem­ent, si on ne cesse de remonter leurs spectacles, c’est parce qu’on y trouve une matière inimitable depuis les comédies et les tragédies grecques.

A votre niveau, n’a-t-on pas envie de jouer Shakespear­e ?

Daniel Auteuil – Quand j’ai goûté aux classiques avec Marivaux, j’ai rapidement eu le fantasme (totalement disparu aujourd’hui) de jouer Richard III. Je suis donc allé voir Patrice Chéreau ; il m’a dit non, mais m’a proposé Henri de Navarre dans La Reine Margot au cinéma. Puis je suis allé rencontrer Jean-Pierre Vincent ;

il m’a dit non, mais m’a offert de jouer dans Les Fourberies de Scapin dans la cour d’honneur du palais des Papes. Avec lui, j’ai compris que Molière représenta­it le théâtre dans toute sa beauté, son intelligen­ce et sa rigueur.

Lambert, vous sembliez jusqu’ici plus attiré par Racine…

Lambert Wilson – Je m’y suis en effet beaucoup intéressé. Cela a commencé avec Marquise, le film de Véra Belmont où j’interpréta­is Jean Racine, puis j’ai mis en scène deux fois

Bérénice. Je me suis toujours senti plus à l’aise et plus apte à incarner la tragédie que le comique de Molière. Mais le tissu tragique du Misanthrop­e me fait penser à Racine. On a souvent dit qu’une partie du travail de Molière avait été écrite par Racine et il est vrai que, dans la résolution d’une pièce comme celle-ci, c’est très troublant.

Daniel, voyez-vous dans « Le Malade imaginaire » la dimension tragique de Molière ?

Daniel Auteuil – La mort de Molière, lors de la quatrième représenta­tion du Malade imaginaire, a inévitable­ment posé une empreinte tragique sur cette pièce. C’est fascinant d’ailleurs de se dire que Molière, souffrant, a rejeté sa maladie pour pouvoir s’écrire le rôle d’un type en bonne santé mais jouant au malade ! Molière évoquait là avant l’heure les maladies psychosoma­tiques et la psychanaly­se. Et mon Argan est un bébé capricieux qui utilise sa maladie pour qu’on s’intéresse à lui. C’est un grand rôle, mais avec peu de répliques car c’est autour de lui que tout se passe. D’ailleurs, étant en meilleure santé mais plus âgé que lui, j’apprécie beaucoup ces moments où j’observe de mon fauteuil l’agitation qui m’entoure.

Pourquoi avez-vous choisi ces pièces en particulie­r ?

Daniel Auteuil – Si j’ai choisi de monter Le Malade imaginaire et pas L’Avare, par exemple, c’est parce que l’amour de l’argent ne m’intéresse pas. En revanche, j’aime profondéme­nt la vie et, avec la mort qui rôde, cette pièce est un hymne à la vie.

Lambert Wilson – Moi, je dois avouer que j’ai longtemps trouvé Le Misanthrop­e un peu rasoir car la performanc­e était austère. Mais, en travaillan­t un morceau du texte avec Fabrice Luchini pour Alceste à bicyclette, le film de Philippe Le Guay, j’ai compris qu’Alceste était un personnage complèteme­nt timbré, presque dostoïevsk­ien, très romantique. Tourner une scène au Théâtre de l’Atelier m’avait provoqué un tel effet que j’ai eu immédiatem­ent envie de le jouer. Et puis d’Alceste, j’ai tout ! Etant de plus en plus misanthrop­e, les idées que j’ai à défendre dans la pièce me viennent très facilement. Il me suffit de penser au milieu du cinéma…

Quelle est la bonne formule pour mettre en scène Molière ?

Daniel Auteuil – Les clés et les codes des pièces de Molière sont simples, et notre travail est de restituer fidèlement ce que cet auteur, ce poète, cet intellectu­el, a écrit. Comme sur une partition, pour qui sait lire la musique, tout est indiqué. Voilà pourquoi Molière est plus facile à jouer – et même à monter – que n’importe quelle pièce contempora­ine.

“J’AI COMPRIS QU’ ALCESTE ÉTAIT UN PERSONNAGE COMPLÈTEME­NT TIMBRÉ, PRESQUE DOSTOÏEVSK­IEN, TRÈS ROMANTIQUE” LAMBERT WILSON

Lambert Wilson – Il faut s’effacer derrière l’auteur car on ne peut pas avoir la prétention d’être plus intelligen­t que lui. C’est ce que Peter Stein propose dans sa mise en scène du

Misanthrop­e : il va à l’épure et se contente de révéler le texte.

Auriez-vous pu le mettre en scène vous-même ?

Lambert Wilson – J’ai compris, grâce à Didier Sandre, que ce devait être épouvantab­le de m’avoir en face car les acteurs ne savaient pas si j’étais le comédien ou le metteur en scène. J’ai donc renoncé mais j’avoue que, dès que je suis sur le plateau, je me retiens de ne pas donner de conseils. D’autant que j’ai découvert que les acteurs étaient des chieurs : chacun a sa méthode de travail, d’approche, et j’ai souvent remarqué chez les comédiens français un manque de discipline. Par ailleurs, je suis très poreux à la critique. En tant qu’acteur ça ne me gêne pas car je n’ai pas une très haute idée de mon talent, mais quand on s’attaque à une mise en scène, on met énormément de soi : créer une équipe, avoir une vision, demande un gros effort et se faire laminer en une phrase dans un journal est trop violent. Je n’ai pas assez de cuir pour le supporter.

Daniel, êtes-vous blindé contre les mauvaises critiques ?

Daniel Auteuil – Moi j’ai 69 ans, et je m’en tamponne ! Je suis là pour mon plaisir et le temps qui me reste ne sera consacré qu’à prendre du plaisir et à le partager. J’ai eu la chance de fréquenter de grands metteurs en scène, des acteurs balèzes et j’ai envie de transmettr­e les échanges que j’ai partagés avec eux parce que cela déborde en moi. Effectivem­ent, les acteurs sont compliqués, mais je ne laisse pas aux miens la possibilit­é de l’être car l’énergie que je dégage les embarque dans le chemin que je veux leur faire emprunter.

Lambert Wilson – C’est justement ce que je ne sais pas faire. Mettre en scène, c’est savoir être docte et patient. Malgré mon expérience, je suis incapable d’asséner des vérités et, avec le temps, je suis devenu… comment dirais-je… atrabilair­e !

Daniel Auteuil – Je ne suis pas patient mais, comme je suis acteur, je sais montrer comment faire.

Lambert Wilson – Mon père avait beaucoup de respect pour les acteurs qui étaient eux-mêmes metteurs en scène car il estimait que l’acteur devait sortir de sa problémati­que et concevoir comme un exercice de résoudre toute l’oeuvre. C’est ce que faisait Molière. En outre, les seules choses qu’on laisse sont celles que l’on a initiées. Est-ce ce plaisir d’initier des projets qui vous a incité à monter « Le Malade imaginaire », Daniel ?

Daniel Auteuil – Non, c’est plutôt mon impatience. Je suis un homme pressé et passionné. Et puis les actes manqués me terrorisen­t. Mais je voudrais dire à Lambert que son père était un homme que j’ai adoré. Georges, c’était une autorité, un physique. Comme Noiret, il faisait partie de ceux qui, à 20 ans, pouvaient déjà jouer des vieux. Quand j’ai démarré, à ses côtés, j’allais dans sa loge pour me mettre bien avec lui. Je m’étais vanté de

“MON ARGAN EST UN BÉBÉ CAPRICIEUX QUI UTILISE SA MALADIE POUR QU’ON S’INTÉRESSE À LUI” DANIEL AUTEUIL

jouer de la trompette comme lui, mais j’en jouais tellement mal que les entractes étaient épouvantab­les et il m’engueulait.

Mais travailler à ses côtés m’a appris qu’il fallait suivre sa route et de ne pas se mettre dans le couloir des autres.

A propos de famille, Daniel, qu’éprouvez-vous à jouer avec Aurore, votre fille ?

Daniel Auteuil – C’est formidable parce qu’on trouve pour la première fois une vraie complicité. Quand elle était petite, j’avais ma vie ; puis elle est devenue femme, mère, et elle a eu sa vie. Mais là, tout à coup, quelque chose de l’enfance nous renoue. C’est une émotion très forte. Ce qui est génial, c’est de faire aujourd’hui ce que je voulais faire il y a cinquante ans : monter des projets, former une troupe et jouer. Mais avec le cinéma, ma vie a été plus magique que celle que j’aurais imaginée.

C’était peut-être moins attendu que pour vous, Lambert ?

Lambert Wilson – Non, car ma famille venait du théâtre. Mais mon père a tellement manié le répertoire, alternant sans arrêt entre comédie et tragédie, que la mobilité que je peux avoir comme acteur entre les univers vient de là. Mon modèle, c’était lui, passant de Matamore dans L’Illusion comique de Corneille à Brecht ou Le Roi Lear

puis en enfilant des robes pour jouer Les Femmes savantes. Pour moi, c’est ça le métier d’acteur. Et, avec Molière, la propositio­n est grande.

Qu’avez-vous découvert de Molière avec ces pièces que vous jouez ?

Lambert Wilson – Sa partie sombre. Molière était à la fois Alceste et Philinte, mais on découvre chez lui une noirceur, un rejet de la médiocrité humaine, de la courtisane­rie. Et ce qui me surprend, c’est d’imaginer qu’il ait eu la liberté de critiquer la Cour et ses travers… devant cette Cour.

Daniel Auteuil – En lisant Molière, on peut aussi voir qu’il était un vrai romantique. Le langage qu’il donne aux amoureux est très différent de celui des autres personnage­s. Ce sont des déclaratio­ns passionnée­s.

Lambert Wilson – Je pense qu’il a été assez malmené en amour. J’aurais tendance à penser que c’était un bon gars que ces deux actrices très exigeantes qu’étaient Madeleine et Armande Béjart ont dû un peu bousculer.

Daniel Auteuil – Il faut croire que cela donne du talent !

“JE PENSE QUE MOLIÈRE A ÉTÉ ASSEZ MALMENÉ EN AMOUR” LAMBERT WILSON “IL FAUT CROIRE QUE CELA DONNE DU TALENT !” DANIEL AUTEUIL

 ??  ?? Lambert Wilson est Alceste au Théâtre libre du 13 février au 19 mai.
Lambert Wilson est Alceste au Théâtre libre du 13 février au 19 mai.
 ??  ?? Daniel Auteuil est Argan au Théâtre de Parisjusqu’au 10 mars.
Daniel Auteuil est Argan au Théâtre de Parisjusqu’au 10 mars.
 ??  ?? Cette rencontre est aussi l’occasion de parler de Georges Wilson, le père de Lambert aux côtés duquel Auteuil a commencé.
Cette rencontre est aussi l’occasion de parler de Georges Wilson, le père de Lambert aux côtés duquel Auteuil a commencé.

Newspapers in French

Newspapers from France