SIEM REAP, AUX PORTES D’ANGKOR, EST UNE CONCENTRATION DE TALENTS VENUS SUR UN COUP DE COEUR
souverains khmers et inondent de leurs cortèges tapageurs les dalles de sanctuaires où ne résonnait naguère que le babillage des perruches faisant les quatre cents coups dans les gommiers. A moins de s’y prendre tôt, mieux vaut éviter les temples principaux et profiter du calme relatif d’un site éloigné comme Banteay Srei, bijou de grès rose délicatement sculpté. Ses tours ne dépassent pas 10 mètres et le visiteur doit se courber pour franchir les portes sans se fracasser le crâne. Les Apsaras, nymphes célestes aux poitrines arrogantes, font les coquettes entre deux linteaux et donnent à cette dentelle de pierre une pointe de sensualité expansive.
Tout près, dans le village de Chhouk Sar, les petites danseuses du Conservatoire NKFC font revivre les gestes millénaires sculptés sur les bas-reliefs. Sur la modeste estrade chapeautée de paille de riz, ce ne sont que pas de danse feutrés, cambrures extrêmes, orteils courbés caressant à peine le plancher et doigts arqués au-delà des limites physiologiques. La danse classique khmère se veut aussi sinueuse et envoûtante que le naga, le serpent sacré aux sept têtes vipérines, maître des eaux et de la terre. « Est-ce que vous ressentez toute l’énergie spirituelle qui se dégage de ce site ? » demande Ravynn Karet-Coxen, fondatrice de la Nginn Karet Foundation for Cambodia, un programme qui vient en aide aux familles des villages reculés de Banteay Srei. Lorsqu’elle rentre au Cambodge après vingt-deux ans d’exil, elle réalise à quel point les Khmers rouges ont vidé la nation de son âme. En 2007, elle décide de reconnecter les enfants de la région avec leur héritage culturel en créant en milieu rural une école de danse sacrée, une activité traditionnellement réservée aux rejetons de l’élite. Le langage silencieux des Apsaras exige la maîtrise de plus de 4 500 gestes symboliques. L’apprentissage, long et exigeant, peut durer dix à douze ans à raison de six heures par jour, cinq jours par semaine. « Malheureusement beaucoup décrochent, le coeur brisé, pour des raisons économiques. Certaines doivent suivre leurs parents qui partent dans les usines de Thaïlande, d’autres doivent tout simplement trouver un emploi pour subvenir aux besoins de leur famille. L’argent gagné par leurs spectacles dans notre petit théâtre n’est pas suffisant pour les retenir… »
UN IMPROBABLE MUSÉE-GALERIE-ATELIER
Danse, peinture ou sculpture, peu importe, l’art sous toutes ses formes se révèle le meilleur des baumes pour apaiser les plaies encore ouvertes de la guerre civile. Lim Muy Theam ne le sait que trop. Né en 1968, il n’a même pas 10 ans lorsqu’il est envoyé dans un camp de travail pour enfants. Sa mère finit par l’en arracher et toute la famille réussit à partir en France. Après une formation à l’école Boulle et aux Beaux-Arts, Theam revient au Cambodge en 1995 et s’installe tout près d’Angkor Wat avec l’envie de venir en aide à ce pays qui peine tant à se relever. Sa maison est un havre de paix, transformée en un improbable musée-galerie-atelier où s’exposent,
entre les salles dédiées aux oeuvres du propriétaire, les trésors de l’artisanat khmer. « Mon idée était de permettre aux gens qui n’ont pas le temps de visiter autre chose que les temples de s’immerger dans la culture cambodgienne », explique Theam à l’ombre du banian planté au milieu de la cour. L’artiste n’aime rien tant que sillonner la campagne, aller à la rencontre des anciens et les faire parler de ce folklore rural aujourd’hui disparu. « Grâce à leurs récits, je tente de reconstituer des objets du quotidien qu’on ne trouve plus que chez les collectionneurs privés ou les musées. » Une quête qui peut parfois remonter loin dans le temps, comme le prouve sa collaboration avec l’ethnomusicologue Patrick Kersalé. En étudiant les bas-reliefs, les textes ou les vestiges de fouilles archéologiques, ce dernier est parvenu à redonner vie à des instruments de musique oubliés depuis des siècles : harpes élancées habillées de peau de python, cithare monocorde à résonateurs de calebasse, trompes en cuivre et laiton cousines des carnyx gaulois… Autant de merveilles qu’il est donné de voir dans la dernière salle de la Theam’s House.
Ivre de jungle, d’art et de ruines, le visiteur en quête de récréation file vers la découverte d’un Cambodge balnéaire encore méconnu. Au sud-ouest du pays, les îles de l’archipel de Koh Rong flottent éparpillées dans les eaux bleu-vert du golfe de Thaïlande. Celle de Koh Russey, « l’île aux bambous », abrite entre tamaris et plage de sable blond les pavillons et villas de l’hôtel Alila. Ouvert en novembre 2018, le resort cultive une simplicité zen faite de lignes épurées et de bâtiments cubiques minimalistes s’intégrant avec bonheur au décor de forêt côtière. Un peu partout, des panneaux de bois ajourés rappellent le quadrillage et les rayures du krama, le foulard traditionnel, et apportent à l’ensemble une discrète touche khmère.
LE SEUL PORT EN EAUX PROFONDES DU CAMBODGE
En fin d’après-midi, à l’heure où les escadrilles de cormorans reviennent vers la terre en rasant un clapot aux luisances d’étain poli, il est possible de faire le tour de l’île à bord d’un confortable bateau en bois. Là-bas sur le continent, la forêt de buildings de Sihanoukville n’existait pas il y a encore un an. Le seul port en eaux profondes du Cambodge a été investi par les Chinois qui prennent aussi leurs aises dans le Parc national de Ream en y construisant des villages casinos. Mieux vaut regarder en direction du large. Entre deux coupes de champagne, on aperçoit au loin les silhouettes des îles de Koh Rong et Samloem où ont été tournées plusieurs saisons de l’émission « Koh-Lanta ». Après mûre réflexion, on renonce à l’aventure et à ses savoureuses dégustations d’insectes pour reprendre la route de l’hôtel et de son excellent restaurant. Cap sur Koh Russey ! ■