PAUL COLLIER : « L’émigration permanente vers l’Europe prive l’Afrique de ses jeunes les plus brillants »
« Exodus », de Paul Collier, qui vient d’être traduit en français, est déjà considéré comme un classique dans le monde anglo-saxon. Sans céder à l’émotion, le professeur à Oxford y décrypte les conséquences de l’immigration, aussi bien pour les pays d’accueil que de départ. Loin d’être une chance, celle-ci fragilise l’Europe et appauvrit l’Afrique.
Votre nom, Paul Collier, sonne très français. Pourtant, votre arrière-grand-père était allemand et s’appelait Karl Hellenschmidt. Pourquoi votre père a-t-il changé de nom ? Pouvez-vous nous en dire plus sur votre histoire familiale ? Pourquoi avoir choisi de commencer votre livre par cette histoire ? Mon père a changé de nom pour mieux s’intégrer à la communauté anglaise dans laquelle il vivait. Collier venait de la famille de sa mère. J’ai choisi de raconter brièvement l’histoire de mon père et celle de mon grand-père parce qu’elles illustrent les problèmes et les choix auxquels sont confrontés les migrants. Mon grand-père et sa famille, qui vivaient avec un nom allemand en Grande-Bretagne pendant la Première Guerre mondiale, ont terriblement souffert du racisme de l’époque (ils disaient être perçus comme des Huns). Mon père, lui, a été confronté à un choix classique d’identité de deuxième génération.
En toute logique, au regard de votre histoire familiale, très cosmopolite, et de votre appartenance à la catégorie des intellectuels de gauche, vous devriez être favorable à l’immigration. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre et comment a-t-il été reçu par votre milieu ?
Il ne s’agit pas de « logique », mais plutôt de « culture ». Mon travail d’universitaire consiste à utiliser l’analyse et les preuves aussi honnêtement que possible. Pour ce faire, je dois mettre de côté les pressions qui s’exercent pour que mes travaux se conforment aux préférences de ma communauté culturelle. L’immigration a été politisée avant d’être correctement analysée. Une fois que vous avez dépassé la bulle culturelle, il est évident que la question pertinente à traiter n’est pas « l’immigration est-elle bonne ou mauvaise ? », mais plutôt « quel est le niveau d’immigration souhaitable ? ». Pourquoi ai-je écrit ce livre ? Parce que j’essaie de travailler sur des sujets d’importance pratique réelle et qui ont été dominés par la pensée paresseuse.
Comment a-t-il été reçu ? J’étais ravi lorsque Robert Putnam, professeur à Harvard, que je ne connais pas mais qui est probablement le sociologue le plus respecté au monde, a apporté un soutien puissant au livre, le décrivant à la fois comme « magistral » et « équilibré ». Bien sûr, c’était au départ comme cogner dans un nid de frelons, mais ce travail est maintenant largement perçu comme une anticipation. Le Réseau européen des migrations de la Commission européenne l’a vivement soutenu et je travaille maintenant avec eux sur le concept de « migration durable ».
Vous avez consacré de nombreux travaux au « bottom billion », c’est-à-dire « le milliard d’en bas », l’immense masse des êtres humains les plus démunis. Compte tenu de la très grande pauvreté en Afrique notamment, n’est-il pas illusoire de croire que nous pourrons contenir la vague migratoire ? Ne vaut-il pas mieux se préparer à vivre dans une société postnationale et multiculturelle ?
Ma vie a été de faire tout ce que je pouvais pour aider les pays les plus pauvres à rattraper le reste de l’humanité. Leurs problèmes sont avant tout liés à des luttes intérieures et les étrangers comme moi doivent toujours s’en souvenir, mais l’Europe pourrait faire beaucoup plus pour aider l’Afrique. Les jeunes Africains ont besoin d’emplois et leurs pays sont constamment à court d’entreprises qui pourraient les créer. En Europe, nous avons les entreprises qui pourraient créer ces emplois en Afrique et nos politiques publiques devraient les y aider. Le fait que nous aidions l’Afrique en attirant ses jeunes les plus brillants et en les incitant à partir à la nage vers l’Europe est méprisable. L’Afrique doit rattraper son retard et nous devons faire tout ce qu’il faut dans ce sens. Les programmes d’éducation, de formation et de travail temporaire en Europe peuvent aider l’Afrique, mais pas
l’émigration permanente de ses meilleurs talents.
Le multiculturalisme est-il une dangereuse utopie ?
Si l’immigration ne frappe pas les nations d’obsolescence, son accélération continue, conjuguée à une politique de multiculturalisme assumé, pourrait menacer leur viabilité. L’absorption s’est révélée plus difficile que prévu. L’alternative constituée par une séparation culturelle soutenue fonctionne assez bien, si l’on en juge à l’aune minimaliste du maintien de la paix sociale entre les groupes ; il n’est pas sûr en revanche qu’elle se montre efficace pour venir à bout des obstacles mis ainsi à la préservation de la coopération et de la redistribution à l’intérieur de ces groupes. Tout indique au contraire que l’accroissement continu de la diversité pourrait, à un moment ou à un autre, mettre en péril ces accomplissements fondamentaux des sociétés modernes.
Vous assumez l’idée d’« identité nationale ». Celle-ci ne conduit-elle pas au nationalisme ?
Ce que vous entendez par « nationalisme » est la vile proposition selon laquelle certaines personnes vivant dans la nation ne devraient pas y être rattachées. Ce que je veux dire par « identité nationale », c’est un sentiment commun d’appartenance à l’endroit où vous vivez et un but commun : nous pouvons tous améliorer la vie de nos enfants en faisant des efforts ensemble. Toute société en bonne santé a besoin d’un sens partagé du « nous », sinon il ne peut y avoir de sens partagé des obligations. Bon nombre des sociétés sur lesquelles je travaille n’ont pas encore réussi à créer un sentiment d’identité commun – en raison de divisions tribales ou religieuses – et n’ont donc pas pu utiliser l’Etat pour le bien commun. Les gens peuvent avoir plusieurs identités, mais cela ne doit pas se faire aux dépens d’une identité partagée.
Emmanuel Macron voit justement dans la politique de Salvini ou d’Orbán le retour du nationalisme. Partagez-vous son point de vue ?
J’aime la distinction faite par le président Macron entre nationalisme et patriotisme. Le premier est la tentative de s’approprier la nation par un groupe vivant en elle. Le second est la reconnaissance que nous devrions tous être patriotes, ressentir un sentiment d’attachement partagé pour le pays dans lequel nous vivons.
En Europe, une partie du monde intellectuel voit le multiculturalisme comme une chance. Or, de manière paradoxale, vous montrez les conséquences douloureuses du multiculturalisme en Afrique. Pouvez-vous l’expliquer ? L’Europe prend-elle le même chemin ?
La plupart des décisions politiques sont prises au niveau de la nation et un sens de l’identité nationale est donc essentiel. Cependant, certaines décisions sont meilleures si elles sont prises au niveau européen, ce qui est la raison d’être de l’UE. Il est hautement souhaitable que les Européens développent une identité partagée qui coexiste avec les identités nationales, mais cela n’est pas encore le cas. A l’heure actuelle, les personnes qui se disent européennes semblent signifier qu’elles ne partagent pas l’identité nationale de leurs concitoyens. Nous avons pourtant besoin que les gens se sentent par exemple à la fois français et européens, chaque identité correspondant à des politiques publiques spécifiques.
Beaucoup d’économistes vantent les bienfaits de l’immigration. Partagez-vous leur point de vue ?
C’est en grande partie une position incantatoire. Premièrement, ils répondent à la mauvaise question : « L’immigration est-elle une bonne chose ? », au lieu de « Quel niveau d’immigration est le meilleur ? ». Deuxièmement, ils mettent généralement en avant les effets à court terme sur le PIB, alors que les effets à long terme importent davantage. Troisièmement, les recherches les plus fiables sur l’effet de l’immigration sur les salaires moyens ont montré qu’il est nul, ou très proche de zéro. Quatrièmement, cela a un coût social, notamment en matière de logement. Cinquièmement, les effets économiques sont probablement moins importants que les effets sociaux, qui n’ont pas fait l’objet de suffisamment de recherches.
Certains arguent que nos sociétés sont vieillissantes et que l’immigration pourrait paradoxalement sauver nos systèmes de retraite et notre Etat providence…
L’argument démographique présuppose que les immigrés réduisent le ratio dépendance/travail : du fait de leur jeunesse, ils appartiennent à la population laborieuse et compensent donc l’augmentation constante de la population de retraités autochtones. Mais les travailleurs immigrés ont des enfants et des parents. Et l’une des caractéristiques des sociétés à faibles revenus dont ils proviennent est le nombre d’enfants par famille. Jusqu’à ce qu’elles s’adaptent aux normes qui prévalent dans la société d’accueil, les femmes venant de pays pauvres ont tendance à faire beaucoup d’enfants. Si l’on prend en compte aussi bien les enfants que les parents, il est difficile de supposer que les migrants réduisent, même temporairement, le ratio de dépendance. Les études de Torben Andersen, économiste danois, pointent l’impact néfaste de l’immigration sur la pérennité du généreux système scandinave de prestations sociales. Elles concluent que, loin d’aider à préserver ce système, l’immigration pourrait en compromettre la survie par la conjonction de deux facteurs : ratio de dépendance plus élevé et niveau de qualification inférieur des migrants.
Le Brexit est-il la conséquence de la colère des classes populaires à l’égard de la politique d’immigration au Royaume-Uni ?
Je pense que le Brexit n’est pas fondamentalement lié à l’immigration, bien qu’elle ait clairement joué un rôle notoire, en particulier lors de la crise migratoire de la fin de 2015, juste
“Si l’immigration ne frappe pas les nations d’obsolescence,
son accélération continue, conjuguée à une politique de multiculturalisme assumé, pourrait menacer leur viabilité”
avant le scrutin. Le Brexit se rattache plutôt à une expression du type « gilets jaunes », motivée en premier lieu par le sentiment que les provinciaux, ainsi que la part la moins qualifiée de la population, ont été traités avec mépris par les « élites » centrales qui dominent l’Etat.
Est-il possible de définir une politique d’immigration à la fois réaliste et éthique ? Comment ?
Oui, c’est ce sur quoi je travaille actuellement avec le Réseau européen des migrations, en collaboration avec mon collègue Alex Betts, avec qui j’ai écrit Refuge, qui propose des politiques éthiques pour les réfugiés. Nous appelons cette politique « migration durable ». Pour être durable, une politique doit être éthique et acceptée, c’est-à-dire bénéficier d’un soutien démocratique massif. Les politiques migratoires européennes actuelles ne sont ni l’une ni l’autre. Une politique éthique à l’égard des jeunes d’Afrique à la recherche d’une vie meilleure consiste à créer des emplois dans leurs pays. L’idée que la mondialisation ne peut fonctionner qu’en amenant les gens vers des emplois est absurde à la fois socialement et économiquement. Une mondialisation humaine crée des emplois productifs sur place. La mission des politiques publiques est de veiller à ce que cela se produise. Le rôle des personnes comme moi est de montrer quelles politiques publiques sont nécessaires.
Les conséquences de l’immigration sont souvent observées du point de vue de la société d’accueil, mais quels effets entraîne-t-elle sur les pays de départ ?
C’est la question clé. Dans une grande partie de l’Afrique de l’Ouest, la logique qui s’est imposée de façon majoritaire chez les jeunes qui ont reçu une formation, c’est « l’Europe ou la mort ». C’est une vision des choses extrêmement dommageable que nous devons aider à changer.
Vous proposez notamment une approche différenciée selon les pays de départ…
L’un des messages que ce livre tente de véhiculer, c’est que les cultures, ça compte. La culture, c’est ce qui sépare les diasporas des autochtones, et certaines cultures sont plus que d’autres éloignées de celle de la population indigène. Plus la distance culturelle est grande, plus le rythme d’absorption de la diaspora sera lent, de même que le rythme d’immigration soutenable. Pourtant, et c’est l’un des paradoxes de l’immigration, en l’absence de contrôles culturellement différenciés, les décisions migratoires avantageront les candidats les plus culturellement éloignés. Précisément parce que leur absorption prend davantage de temps que dans le cas des diasporas culturellement proches, ces grandes diasporas facilitent l’immigration supplémentaire. Ainsi, sans être, autant que possible, suspecte de racisme, une politique migratoire adaptée à l’objectif visé s’attachera à compenser ces effets pervers de la distance culturelle au moment de fixer les droits à l’immigration en provenance de certains pays. ■