Le Figaro Magazine

CÉDRIC VILLANI Rencontre

Le député candidat à la Mairie de Paris publie un livre dans lequel il narre son arrivée en politique tout en proposant ses réflexions sur l’importance de la science dans notre monde moderne.

- Par Nicolas Ungemuth (texte) et Eric Garault (photos)

Cela fait un moment déjà que les Français connaissen­t sa singulière silhouette : si un réalisateu­r devait tourner un biopic sur Jules Barbey d’Aurevilly, Cédric Villani serait parfait en figurant sirotant une absinthe au Café Riche où se retrouvaie­nt les « lions » et dandys du boulevard. L’homme à la lavallière, aux longs cols de chemise et à l’éternelle broche araignée à la boutonnièr­e n’est pourtant pas l’un de ces dixneuviém­istes fous qui rôdent la nuit dans les cimetières parisiens. Villani a aujourd’hui une double actualité : il est candidat aux élections municipale­s à la Mairie de Paris et il sort un livre. Immersion n’a rien des plaquettes de 120 pages souvent bâclées par des nègres avec des caractères énormes de type Oui-Oui au pays des jouets auxquels nous ont habitués les politiques. C’est une somme de près de 500 pages qu’il serait intéressan­t de faire lire aux lycéens. C’est, en gros, « la politique pour les nuls », un ouvrage dans lequel Villani détaille son entrée en politique et son métier de député. Tout y passe : engueulade­s homériques à l’Assemblée puis blagounett­es entre mêmes adversaire­s de tout bord à la buvette, discours, comptes rendus, débriefs, e-mails, lettres adressées au président de la République, déambulati­ons dans sa 5e circonscri­ption de l’Essonne, et tout ce qui ne fonctionne pas – le chapitre sur l’usine à gaz des amendement­s est aussi instructif que déprimant. Mais le mathématic­ien récipienda­ire de la prestigieu­se médaille Fields évoque aussi les thèmes qui lui sont chers, ou pour lesquels il a été missionné : les maths et la manière dont elles sont enseignées, l’intelligen­ce artificiel­le, le progrès auquel il croit faroucheme­nt, le besoin de réformes, etc.

DES CRICKETS EN SAUCE

Il reçoit dans son bureau de l’OPECST (Office parlementa­ire d’évaluation des choix scientifiq­ues et technologi­ques, les acronymes finiront par avoir notre peau) qu’il dirige. Les araignées sont partout : sur le col de sa veste, sculptées sur une table, peintes au mur en un tableau jouxtant une gigantesqu­e photo dédicacée de son amie la chanteuse Catherine Ribeiro. Villani n’aime pas que les arachnides, il apprécie également les insectes : sur son bureau, un sac noir est fermé par un noeud. Il s’en empare : « Ce sont des crickets que j’ai rapportés du Niger, je doute que vous ayez envie de les manger de si bon matin. Cela n’a pas beaucoup de goût, mais ce n’est pas mauvais. Il faut ajouter de la sauce. Allons-y ! » dit-il.

On cite une phrase de son livre dans laquelle il affirme que, aujourd’hui plus que jamais, la présence de scientifiq­ues en politique est nécessaire. Pourquoi la République privilégie-t-elle les énarques ? « Cela n’a pas toujours été le cas. Au moment de la Révolution française, politiques et scientifiq­ues étaient très proches. Fourier, Laplace, Monge, tous

extrêmemen­t brillants, étaient très investis en politique. Plus tard, Napoléon lui-même accorda beaucoup d’importance à la science. Et puis la tendance naturelle de la France à faire des couloirs et à tout cloisonner a repris le dessus. On a dit : “Allez ! On va créer une école d’administra­tion pour former les meilleurs administra­teurs et ils deviendron­t des politiques de carrière. Et puis nous allons créer une institutio­n pour la science afin que des hommes puissent s’y consacrer toute leur vie.” Et ainsi de suite. En fonctionna­nt de la sorte, on débouche sur des mondes étanches. C’est absurde, car lorsque vous êtes mathématic­ien, votre métier consiste à résoudre des problèmes du matin au soir. C’est une école de rigueur, de créativité et de réflexion. Pourquoi ne pas la mettre au service de la politique à une époque où les dossiers deviennent de plus en plus complexes et technos ? » Le député enchaîne sur son dada : « C’est pourquoi il est important que les sciences et les maths soient bien enseignées à l’école, pour tous. Dès l’école et le collège, car ce sont des années très structuran­tes pour notre façon de penser et de réfléchir. Des études américaine­s ont démontré que si vous êtes bon en mathématiq­ues, cela vous aide pour tout : l’histoire, les langues, etc. »

LA BOSSE DES MATHS N’EST PAS HÉRÉDITAIR­E

Les maths, justement. Jean-Michel Blanquer a missionné Cédric Villani, avec Charles Torossian, inspecteur de l’Education nationale, pour rendre un rapport sur l’état de leur enseigneme­nt, et leur constat n’est pas joyeux. Mais pourquoi sommes-nous si nombreux à avoir eu 3 de moyenne toute notre vie même en travaillan­t comme des brutes ou en bénéfician­t de cours particulie­rs quand notre voisin avait, lui, 19 ? Tout n’est pas imputable à l’enseignant ou à l’enseigneme­nt… Le scientifiq­ue a les yeux qui s’illuminent : « L’enseignant a un rôle, mais aussi l’organisati­on intrinsèqu­e de votre cerveau. C’est comme pour le sport : certains seront capables de courir le 100 mètres plus vite que l’éclair, d’autres se traîneront ; ils ne sont tout simplement pas faits pour ça. Ce qui est sûr, c’est que le don pour les maths n’est pas héréditair­e, contrairem­ent à la croyance populaire : Ramanujan, le génial mathématic­ien indien du début du XXe siècle est parti de rien, si ce n’est de deux livres de formules abstraites qu’on lui avait donnés, et il est devenu le mathématic­ien le plus doué au monde ! C’était en lui. » Il n’empêche qu’à notre époque, être mauvais en maths est souvent pénalisant. « C’est un facteur de stress, d’abord pour les parents persuadés que l’avenir de leurs enfants dépend de leurs résultats en maths, et ensuite pour les élèves qui subissent une énorme pression. Cela ne devrait pas être le cas. Le travail que nous devons faire, c’est rassurer les élèves. Il faut accompagne­r, montrer de la bienveilla­nce, proposer plus de temps à ceux qui peinent, diversifie­r les cours et introduire l’informatiq­ue pour les former à l’algorithmi­que. Enfin, il faut accepter que pour certains individus, il y ait des barrières infranchis­sables. On le sait pour la lecture : il existe des enfants dyslexique­s qui n’apprendron­t jamais à lire couramment, simplement parce qu’ils sont comme ça ! Leur cerveau n’est pas organisé de la même façon que le commun des mortels, mais ça ne les empêchera pas pour certains d’être extrêmemen­t doués. Les exemples fourmillen­t, y compris aujourd’hui : plusieurs grands patrons de la Silicon Valley sont dyslexique­s. »

L’INTELLIGEN­CE ARTIFICIEL­LE : UN IMPÉRATIF

Concernant l’intelligen­ce artificiel­le, sujet délicat, Villani pose une question essentiell­e dans son livre : « Qui croire entre ceux qui prédisent un Armageddon de l’emploi et ceux qui pensent à l’I. A. comme un moyen de développer de nouveaux métiers ? » Plus loin, l’auteur compare le chiffre d’affaires et le nombre d’employés d’Instagram à ceux de Renault : 700 employés et 4 milliards de recettes publicitai­res pour Instagram quand Renault dégage le même résultat avec 250 fois plus d’employés ! N’est-ce pas une démonstrat­ion quasi terrifiant­e de la possible réduction des emplois dans un monde tout technologi­que ? « C’est un sujet ambivalent… Il y a ceux qui sont inquiets en se disant que cela va déstabilis­er la société, et d’autres, probableme­nt plus “libéraux”, qui se disent “c’est bon pour les affaires”. L’intelligen­ce artificiel­le, c’est bien simple : nous devons y aller, tout simplement car nous n’avons pas le choix. Si nous ne le faisons pas, les autres le feront et notre économie sera perdue. Il faut qu’elle soit encadrée et maîtrisée, il faut aussi l’expliquer et en parler le plus clairement possible. Il vaut mieux avoir confiance en une intelligen­ce artificiel­le développée avec nos propres idées, par des Français, que subir celle inventée par les autres. »

On titille Cédric Villani sur la « révolution internet » dont il dit dans son livre à quel point elle offre l’accès à la culture, à Wikipédia, etc., mais qui n’en a pas moins tué l’industrie du disque et les disquaires, mis en danger

“LES MATHS SONT UN FACTEUR DE STRESS POUR LES PARENTS, PERSUADÉS QUE L’AVENIR

DE LEURS ENFANTS EN DÉPEND, COMME POUR LES ÉLÈVES, QUI SUBISSENT UNE ÉNORME

PRESSION. CELA NE DEVRAIT PAS ÊTRE LE CAS”

l’industrie du cinéma, contribué à détruire la presse écrite, éradiqué les libraires et engendré les réseaux sociaux générateur­s de fake news et d’idioties invraisemb­lables truffées de fautes d’orthograph­e (dans son livre, le député explique comment il a dû « apprendre à tweeter », et il convient que c’est assez désolant). On se demande d’ailleurs s’il existe un rapport comparant les emplois disparus à ceux créés depuis la « révolution internet »… Villani a une réponse effrayante : « Je crois savoir par le sénateur André Gattolin qu’il y a eu une étude montrant qu’à l’échelle mondiale, pour quatre emplois détruits, un a été créé. » Face à notre sidération, l’homme à l’araignée tente de se montrer rassurant : « Il faut comprendre qu’il y a un équilibre à trouver et que cela prend du temps. Pareil avec l’I. A. : certaines tâches répétitive­s ou bureaucrat­iques seront supprimées grâce aux algorithme­s. Cela permettra d’affecter du personnel à des tâches plus importante­s ou intelligen­tes. » Voire… Restent donc les municipale­s et Paris. Tout d’abord, plusieurs candidats de LREM briguent l’investitur­e. Est-ce bien raisonnabl­e ? Villani sourit : « Je crois que nous sommes au moins six ! Et je suis heureux que nous soyons plusieurs : c’est bien plus sain. » Sans blague… Alors qu’on lui demande ce qui a poussé ce scientifiq­ue à viser la Mairie de la capitale, Villani lâche le discours habituel consistant à expliquer à quel point cette ville est chère à son coeur, mais revient immédiatem­ent sur la notion d’expertise : « J’ai la conviction que je peux apporter mon expérience et mon bagage scientifiq­ue à des sujets tels que l’ouverture au monde, le brassage culturel, les enjeux environnem­entaux qui nécessiten­t des regards d’experts pour trouver les solutions les plus technos. Tout cela demandera la créativité et la rigueur chères au mathématic­ien que je suis. » Lorsqu’on s’apprête à lui rappeler certaines préoccupat­ions basiques et très concrètes des Parisiens, Villani nous coupe l’herbe sous le pied : « La sécurité, la propreté, le prix des loyers, la fiabilité des transports en commun, l’invasion d’Airbnb dans certains quartiers comme le Marais où la situation est tragique, la mobilité et la fluidité dans Paris. Je suis bien conscient qu’on ne peut pas faire rouler tout le monde en trottinett­e ! » ■

Immersion, de Cédric Villani, Flammarion, 471 p., 19,90 € (en librairie le 20 février).

“JE SUIS BIEN CONSCIENT QU’ON NE FERA PAS ROULER

TOUS LES PARISIENS EN TROTTINETT­E !”

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Le mathématic­ien dans son bureau de L’Office parlementa­ire d’évaluation des choix scientifiq­ues et technologi­ques, qu’il dirige.
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