LIVESTREAMERS, LES NOUVEAUX ROIS DU CLIC Reportage
Seuls devant leur webcam dans un petit studio, ces performeurs de l’internet sont suivis en direct par des millions de fans qui comblent leur extrême solitude en tentant d’attirer leur attention grâce à des cadeaux digitaux. De la Chine à Taïwan, enquête sur une juteuse industrie exploitant les maux d’une société ultraconnectée.
En un mois, je gagne l’équivalent de dix années de labeur dans mon village. » Kao Yi, 20 ans, semble ne s’attarder que sur l’essentiel quand il s’agit de se présenter. Assise devant le vieil ordinateur qui ronronne quelques mises à jour, la jeune femme procède au même rituel quotidien : une pose de lentilles de couleur pour donner à ses yeux un effet débridé, quelques coups de blush maladroits, et un trait de rouge à lèvres. Coiffure et tenues passeront ensuite à l’inspection devant la webcam. Pour le reste, les pop-up surgissant sur son écran n’oublieront pas de lui rappeler que différents filtres sont à sa disposition pour se blanchir la peau ou s’amincir le visage.
Le travail peut alors commencer. Ses doigts se posent sur le clavier et commencent à tapoter les premières touches. C’est dans ce studio à thème de l’agence Redu Media, à Xi’an, que Kao Yi devient pour quelques heures Cherry, une des livestreameuses les plus en vogue en Chine. De l’autre côté du miroir, ou plutôt de son ordinateur, des milliers de fans anonymes sont prêts à lui envoyer de très onéreux autocollants virtuels pour la remercier de sa présence. Ces autocollants virtuels, sortes de petits symboles animés s’affichant sur l’écran, sont au coeur du concept. Après avoir téléchargé l’application, l’internaute choisit le livestreamer qu’il souhaite suivre en direct. En plus de pouvoir visionner ses performances, il peut lui envoyer des messages instantanés à volonté. Jusque-là, tout est gratuit. Mais aucune réponse n’est garantie de la part dudit livestreamer qui reçoit, au même moment, des centaines d’autres messages. Pour que sa missive puisse donc sortir du lot, l’application propose à l’internaute l’achat de ces fameux autocollants virtuels. Disponibles en achats intégrés via des microtransactions, leur prix s’adapte à tous les budgets : 85 euros pour un autocollant virtuel en forme de yacht, 300 euros pour un « I Love You Forever », 1 200 euros pour la voiture de luxe et son tapis rouge. Pour les petites bourses, le carré de chocolat à 80 centimes suffira éventuellement à recevoir quelques mots de la part de la star. Chacun de ces autocollants virtuels n’est valable que pour un usage unique. Une fois achetés et envoyés, ils apparaissent, avec le pseudo de l’internaute, au milieu de l’écran du livestreamer qui le reçoit. L’argent généré par la vente de ces autocollants virtuels est ensuite partagé entre l’application, le livestreamer et son agence lorsque celui-ci ne travaille pas à son compte.
L’ART D’ATTIRER SANS TROP EN MONTRER
Pour Cherry, l’échauffement est fini. Ses doigts sont en transe sur le clavier. En quelques secondes, les messages affluent sur son écran. Plus de place pour les soupirs, il lui faut à présent sourire et montrer le plaisir d’être en compagnie de ses fans. Les sujets de conversation tournent essentiellement autour du quotidien de ces accros des écrans. A travers leurs messages, ils racontent leurs journées à leurs idoles et partagent avec elles leurs soucis, leurs interrogations, leurs désirs. Les livestreamers ne connaissent ni la voix ni le visage de leurs fans. Seuls ces
Sur les écrans de ces nouvelles idoles du net s’affichent de très onéreux autocollants virtuels envoyés par des admirateurs : c’est le jackpot !
derniers peuvent voir et entendre les stars virtuelles à travers la webcam. Alors, après deux ans de livestreaming, Cherry a appris à lire entre les lignes des messages : « A part nous, les fans n’ont personne d’autre à qui parler. On est à leur écoute, on chante, on danse, on mange devant eux. Et pour nous remercier, ils nous offrent des autocollants virtuels. » Coeurs, bagues de fiançailles, et mots d’amour – « I Love You » – défilent tour à tour sur l’écran. Pour les fans, ils sont le résumé de cette vie inaccessible et romantique à laquelle ils rêvent. Le visage de Cherry s’illumine. Pour elle, comme pour les autres livestreamers, ces autocollants virtuels représentent avant tout un gain d’argent. Et donc l’espoir d’accéder aux ultimes symboles de la réussite à l’asiatique : acheter sa voiture et sa propre maison. En prenant soin de couper le son de son micro, la jeune femme explique : « Officiellement, nous sommes tous célibataires. Cela permet de gagner plus de récompenses de la part des fans. » Rapidement, Cherry se met à danser devant la webcam et son public se multiplie. Notre travailleuse de l’internet manie à la perfection l’art d’attirer sans trop en montrer. Et pour cause, Cherry sait qu’elle risque gros à passer de la séduction à la prostitution.
UNE RÈGLE D’OR : NE JAMAIS PARLER DE POLITIQUE
Au même moment, dans l’open space de l’agence, Kan Kan, trentenaire dynamique, surveille sur son écran les sessions de livestreaming en cours dans les studios. « Nos performeurs peuvent utiliser leurs charmes pour plaire aux fans, mais ils ne doivent jamais se dénuder ni accepter de rencontrer les internautes en privé », indique-t-il dans son bureau. A ses côtés, une dizaine d’autres agents de livestreamers s’affairent à la même tâche. L’ambiance décontractée qui y règne est un copier-coller de ce qui se fait dans les start-up californiennes : billard, cuisine, canapés, déco aseptisée et horaires flexibles. La Chine n’échappe pas à l’endoctrinement de cette philosophie de la coolitude. Seules les lois en place rappellent que l’on est bien dans l’empire du Milieu. « La règle d’or ici est de ne jamais parler de politique avec les fans et encore moins de dire du mal du Parti, sous peine de se faire blacklister par l’application », explique Kan Kan. Mais, pour devenir livestreamer, pas besoin de travailler pour une agence média. Un smartphone et une simple application de livestreaming suffisent. Ni talent ou spécialité en particulier ne sont d’ailleurs exigés pour espérer recevoir ses premiers autocollants virtuels. Tout s’improvise pour offrir cette compagnie tant recherchée aux millions de fans qui se connectent sur l’application.
“A part nous, les fans n’ont personne à qui parler. On chante, on danse, on mange devant eux”
Alors que la nuit tombe sur l’ancienne capitale chinoise, c’est l’effervescence à l’agence. Pour les livestreamers, la nuit, c’est l’heure de pointe. Aussi, pour rester à la disposition de la solitude des fans et s’assurer de collecter le maximum d’autocollants virtuels, l’agence reste ouverte 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Un dortoir est même mis à la disposition des jeunes femmes qui ont quitté leur village pour tenter leur chance dans ce nouvel eldorado digital.
Pour certains fans, ce lien avec leurs idoles peut s’avérer vital. « Je n’ai aucun ami. Si les livestreamers n’existaient pas, je serais déjà mort », avoue Junji, 42 ans. Ouvrier dans une usine à Taïwan, il n’a même pas un endroit à lui pour poser ses 180 centimètres de solitude. Après ses huit heures de travail quotidien, il partage un petit dortoir avec trois de ses collègues. Chacun cherche alors une évasion au plus vite. A portée de main, le smartphone apparaît comme la solution idéale. Parfois, pour se changer les idées, il loue pour quelques heures une cabine privative dans un cybercafé caché dans un sous-sol de Taipei. Dans cet endroit sans fenêtres, mangas, DVD, ordinateurs et snacks sont mis à disposition pour offrir aux clients la bulle d’air souhaitée.
Dans la cabine 522, Junji chuchote : « Les livestreamers sont des étoiles pour moi. Les étoiles ne descendent jamais du ciel. Je ne pourrai jamais les atteindre. » Sur ses 1 000 euros de salaire, il dépense chaque mois environ 380 euros en autocollants virtuels pour Yutong et Antong, ses deux idoles préférées. Une part égale à celle qu’il envoie à ses parents.
UNE MANIÈRE DE SE SENTIR DÉSIRÉ, VOIRE AIMÉ
En scrollant sur son téléphone l’application dédiée, Junji retrace son parcours de fan : « J’ai commencé parce que je m’ennuyais. On peut parler gratuitement aux stars que l’on a choisies. Mais si tu attends une réponse, il vaut mieux leur acheter des autocollants. Je n’ai jamais personne à qui parler. Les livestreamers que j’aime suivre sont les seules à se souvenir de mon prénom. Au début, j’ai même pensé qu’une d’entre elles pouvait tomber amoureuse de moi. Aujourd’hui, je sais qu’elles ne s’intéressent pas à nos coeurs mais aux autocollants. Nos interlocutrices ne parlent qu’aux fans qui leur achètent le plus d’autocollants virtuels. Mais je me considère comme chanceux. Même si elles ne sont pas amoureuses de moi, leur amitié me suffit. »
La vie de Junji est similaire à celles des autres mordus de ces applications. Comme Kongto, que nous rencontrons au domicile parental qu’il n’a jamais quitté. « J’ai 32 ans et je n’ai jamais embrassé une femme, témoigne-t-il. J’ai plus de courage pour m’exprimer sur internet que dans la vraie vie. La seule façon qu’il me reste pour dire “je t’aime”
Pour les livestreamers, la nuit, c’est l’heure de pointe, le moment où la solitude des âmes esseulées est à son comble
à une fille, c’est de lui envoyer un auto collant virtuel. » A l’instar de Junji, le téléphone de Kongto n’affiche jamais d’appel de la part d’un ami. Alors, le jeune homme a sa manière à lui de se sentir désiré : « J’ai activé toutes les notifications de toutes les applications de mon smartphone pour qu’il puisse sonner de temps en temps », avoue-t-il. Nos deux fans ne sont pas des cas exceptionnels. En Corée du Sud, une enquête a démontré que 28 % de la population affirme n’avoir aucune personne à qui parler en cas de besoin. A Taïwan, un adulte sur trois vit avec le sentiment de solitude. En Chine, pays où la famille est considérée comme sacrée, 45 % des Chinois qui ne sont pas mariés vivent seuls et souvent reclus.
Pour quelles raisons ce sentiment de solitude semble-t-il frapper les grandes villes d’Asie plus qu’ailleurs ? Nan Zhang, directeur de recherche du cabinet Metis International de Shanghaï, explique : « Par le passé, la société chinoise était fondée sur un principe ancestral de vie en collectivité. Aujourd’hui, l’émergence du capitalisme en Chine a apporté la notion d’individualisme. Ce principe rompt avec les relations sociales traditionnelles chinoises. C’est ce passage entre deux types de société qui entraîne le sentiment de solitude. La culture chinoise est par nature très conservatrice. Montrer ses sentiments et discuter de relations sentimentales sont tabous. Sur ces sujets, les Chinois n’ont personne à qui parler. Internet libère cette expression émotionnelle. »
Sur ce qui pousse les fans à dépenser des fortunes dans cette nouvelle industrie, l’expert souligne : « Le statut social du réel se réinvente dans le monde virtuel du livestreaming. Les personnes considérées comme des perdants dans la vie ont l’impression de se construire un empire sur internet simplement en achetant des autocollants. Ils peuvent inverser la hiérarchie sociale plus facilement et obtenir ce qu’ils n’ont pas dans la réalité. »
LE MIRAGE DE L’ARGENT FACILE
Alors, autour des âmes esseulées s’est développé un véritable marché de la solitude. A sa tête, les applications de livestreaming sont bien décidées à attirer dans leurs filets d’algorithmes une génération entière d’ultraconnectés. Pour ce faire, elles s’inspirent directement des valeurs de leurs gourous que sont Facebook et Google. Aux aspirants livestreamers, elles font miroiter argent et succès facile. Aux fans, la pseudo-gratuité d’un service qui promet de révolutionner leur quotidien.
Reste que les chiffres de ce business florissant sont un secret bien gardé par les entreprises concernées. Cependant, selon les estimations, lorsqu’un fan achète un autocollant virtuel à 100 euros sur une application, celle-ci garde environ 60 à 70 % de la somme dépensée par le fan. Les 30 à 40 % restant sont reversés au livestreamer – jusqu’à 20 % lorsque celui-ci travaille pour une agence média qui, en échange, offre au livestreamer une plus grande visibilité.
L’ENFER DU DÉCOR
Résultats ? Des salaires mirobolants. De 10 000 euros mensuels pour le Coréen Homino, 25 000 euros pour Cherry… à 500 000 euros pour Nice, à Taïwan. Une manne financière qui attire également marques, investisseurs et politiques. En Chine, ces derniers réfléchissent à imposer de nouvelles taxes sur ces revenus de la solitude. De leurs côtés, les applications ne manquent pas d’idées pour encourager les livestreamers à recevoir le maximum d’autocollants virtuels. Dernier exemple : ces concours lors desquels îles privées, châteaux en Europe et autres produits de luxe sont offerts à ceux qui récolteront le maximum d’autocollants virtuels de la part de leurs fans. Mais, derrière ce vernis se cachent la tristesse, la souffrance et les larmes. « Je dois travailler 12 heures par jour, 7 jours sur 7. Je n’ai pas de jour de repos. Si je ne suis pas en ligne, les fans enverront leurs autocollants virtuels à d’autres livestreamers », témoigne anonymement un forçat du web. A cela s’ajoutent d’autres conséquences : douleurs physiques, fatigue, travail à la chaîne et désillusions en termes de salaire. Ainsi, 8 livestreamers sur 10 abandonnent le métier dans les deux ans. Et 90 % d’entre eux disent avoir un autre job à côté pour subvenir à leurs besoins.
Mais pas de temps à perdre pour les livestreamers. Une armée de jeunes attend de prendre leur place. En Chine, 54 % des étudiants souhaitent devenir une star d’internet. Le métier a de beaux jours devant lui. Rien qu’au Japon, 40 % de la population vivra seule d’ici à 2035. Les entreprises qui gèrent ces applications ont, quant à elles, déjà pris des mesures de taille : écoles dédiées à ce nouveau métier, recrutement dans les universités et formation à la psychologie pour les apprentis livestreamers. Dans les rues des mégapoles asiatiques, les panneaux publicitaires faisant miroiter en lettres géantes « J’ai envie d’être avec toi… » aux fans peuvent encore atteindre 30 mètres et surplomber les plus grandes boutiques de luxe. Reste à savoir si les fans, les yeux rivés sur leur smartphone, lèvent encore parfois la tête… ■
Les chiffres de ce business florissant sont un secret bien gardé, mais les stars les plus populaires peuvent gagner jusqu’à 500 000 euros par mois !