LITTÉRATURE et le livre de Frédéric Beigbeder
Abraham Lincoln pleure la mort de son fils au milieu du bruit des sépultures. Un chef-d’oeuvre ? Pas sûr.
Il ne faut pas confondre George Saunders avec George Sanders, l’acteur alcoolique qui jouait le critique de théâtre dans All About Eve et publia en 1960 les géniaux Mémoires d’une fripouille avant de se suicider avec un cocktail de vodka et de barbituriques en 1972. Niveau dandysme, Saunders avec un « u » ne boxe pas dans la même catégorie. Ce nouvelliste au New Yorker âgé de 60 ans, professeur de creative writing à l’université de Syracuse (Etat de New York), a reçu le Man Booker Prize en 2017 pour son premier roman, Lincoln au Bardo. Derrière ce titre énigmatique se cache une compil de zombies. En effet, le « Bardo », dans le bouddhisme tibétain, désigne l’état intermédiaire entre la mort et la renaissance : une sorte de zone floue où errent les âmes en quête de réincarnation, comme dans le dernier Tristan Garcia, en plus comique. Nous sommes en présence d’un patchwork expérimental, entièrement composé de fragments posthumes, d’extraits de correspondance, de bribes de souvenirs réels ou imaginaires, souvent contradictoires : ce sont les voix des morts qui se disputent dans le cimetière de Georgetown en 1862, où l’on vient d’enterrer le fils d’Abraham Lincoln. Difficile de trouver sujet plus rébarbatif, mais entendre le brouhaha des fantômes n’est-il pas l’activité normale des bibliothécaires et le but naturel de toute littérature ? George Saunders a le mérite de chercher une forme nouvelle de roman polyphonique ; il fait tourner les pages comme d’autres font tourner les tables. Une nouvelle de 80 pages aurait peut-être suffi. Les monologues des cadavres radotent entre les tombes ; par moments, on se demande quand les morts vont finir par la boucler. Dans cette cacophonie de spectres, on distingue des plaisantins, des déprimés, des jeunes et des vieux, des personnages ayant vraiment existé et d’autres fictifs, et tous ignorent qu’ils ne sont plus. L’écriture est volontairement répétitive, comme le ressassement des mantras supposés nous conduire à la lévitation zen. On ne dira pas que ce « cut-up » nous a fait planer comme ceux de William Burroughs, néanmoins l’on zappe entre les esprits avec frénésie, et l’on est ému à la fin par ce président américain en deuil qui tient à serrer une dernière fois dans ses bras la dépouille de son fils de 11 ans, décédé de la fièvre typhoïde, un an après le début de la guerre de Sécession. Les résidents du cimetière complotent pour atténuer la peine du grand homme et cesser d’effrayer son enfant. S’il est établi que les vivants font plus de dégâts que les morts, alors il est logique que ce soient les morts qui nous consolent.
Lincoln au Bardo, de George Saunders, Fayard, 393 p., 24 €. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty.