EUROTUNNEL, LE CHANTIER DU SIÈCLE A 25 ANS Reportage
Prouesse technologique et réussite commerciale, le tunnel sous la Manche constitue aujourd’hui un lien vital entre le continent et Albion. A en croire ses dirigeants, le Brexit, quelle que soit la forme qu’il prendra, ne devrait pas impacter le trafic. Reportage dans les coulisses du « Channel ».
Terminal de Coquelles (Pas-de-Calais), 6 mai 1994. C’est l’inauguration du tunnel sous la Manche. Un événement considérable, salué par tous les clochers et les beffrois de l’arrière-pays. Pour l’occasion, la reine Elisabeth II et le président François Mitterrand coupent le traditionnel ruban (en dentelle de Calais) avant de s’installer dans la Rolls Phantom VI de Sa Très Gracieuse Majesté et de traverser le détroit à bord d’une navette Shuttle. Une première qui frappe les esprits et fera désormais mentir Pierre Daninos, l’auteur des Carnets du major Thompson : « Il n’est pas interdit de penser que si l’Angleterre n’a pas été envahie depuis 1066, c’est que les étrangers redoutent d’avoir à y passer un dimanche. » Il est vrai que cette formule pleine d’humour et d’acide avait été écrite quarante ans plus tôt, en un temps où les contemporains n’auraient pas misé un kopeck sur cette liaison transmanche des plus improbables. Ni sur le potentiel touristique de l’archipel britannique. Et pourtant, le projet de relier le continent et l’Angleterre par voie terrestre vient de loin !
UN TUNNEL POUR LES DILIGENCES
En 1802, l’ingénieur des mines Albert Mathieu-Favier dessine les plans d’un ouvrage révolutionnaire, propre à rapprocher les François et les Anglois, pense-t-il. Il s’agit d’un tunnel décrit bien plus tard en ces termes par le dénommé Louis Figuier dans Les Projets de railways maritimes (1871) : « Il consiste en une voie souterraine formée de deux voûtes superposées, et qui décrivent, dans leur parcours longitudinal, une ligne brisée, dont le point culminant est au centre du détroit. La voûte inférieure sert de canal pour l’écoulement des eaux adventices, dont on se serait débarrassé aux deux extrémités dans des réservoirs continuellement épuisés par des pompes aspirantes. La voûte supérieure reçoit une route pavée, éclairée par des becs à huile et desservie par des diligences attelées, seul moyen de traction usité à cette époque. […] Pour l’aérage du souterrain, comme pour sa construction, Mathieu-Favier propose de créer, en pleine onde, un certain nombre de cheminées formées d’immenses anneaux de fer et consolidées à leur base par des enrochements. »
Bien que séduisante pour un usage militaire et donc détournée de l’intention originale, l’ébauche n’aurait pas convaincu Napoléon Bonaparte, le Premier consul ayant envisagé une invasion plus conventionnelle en massant son armée au camp de Boulogne ! Qu’importe : Mathieu-Favier a lancé une idée qui va passionner ses homologues du XIXe siècle. A commencer par Aimé Thomé de Gamond, dont le mémoire sur les plans du projet nouveau d’un tunnel sous-marin entre l’Angleterre et la France produits pour l’Exposition universelle de 1867 frappe par sa modernité. Dans le principe, sinon dans la technique, son
Un projet ancien qui a fait rêver des générations d’ingénieurs et d’inventeurs français ou anglais avant de se matérialiser en 1994
concept se rapproche au plus près du tunnel que nous empruntons aujourd’hui. Malgré ces cogitations à la Jules Verne, il faudra néanmoins attendre une volonté politique pour donner corps au rêve des Géo Trouvetou en redingote. Ce sera finalement chose faite le 12 février 1986, avec la signature du traité de Cantorbéry entre Paris et Londres, qui sera ratifié l’année suivante. Commence alors un chantier pharaonique, précédé par des milliers de forages et d’études géologiques. « Le chantier du siècle ! », titre la presse, tour à tour enthousiaste (quand les tunneliers progressent dans les entrailles telles des taupes d’acier) ou goguenarde (lorsque les actions d’Eurotunnel jouent au yo-yo ou que les surcoûts sont rendus publics).
UNE CONCESSION POUR 99 ANS
Le projet retenu, à financement privé (condition imposée par l’ultralibérale Margaret Thatcher dont le leitmotiv était : « not a public penny », soit « pas un sou public ») et qui fera l’objet d’une concession de 55 ans – ensuite portée à 65 puis à 99 ans –, consiste à percer trois galeries de grand diamètre dans une couche de craie bleue, matériau à la fois tendre et relativement imperméable. Le principe d’Eurotunnel paraît simple : long de 50 kilomètres, dont 37 sous le lit de la Manche, il est composé de trois tunnels parallèles (voir notre schéma) : le tunnel ferroviaire sud conduit en Angleterre et le tunnel ferroviaire nord en France. Celui du
Un chantier titanesque, précédé par des milliers de forages, de sondages et d’études géologiques pour creuser un triple boyau de 50 kilomètres passant sous la Manche
milieu est une galerie de service reliée tous les 375 mètres aux couloirs ferroviaires par des rameaux de communication. C’est un boyau fonctionnel qui sert au personnel pour l’entretien et la sécurité. Deux terminaux, celui de Folkestone (dans le Kent) et celui de Coquelles (dans le Pas-de-Calais), accueillent les véhicules passagers sur les Shuttle et les poids lourds dans les navettes camions. S’y ajouteront ultérieurement les TGV Eurostar et les trains de marchandises. Voilà pour la théorie. Mais comment procède-t-on, en pratique, pour faire rouler 400 trains par jour, 24 heures sur 24, 365 jours sur 365, au rythme d’un départ toutes les quatre minutes et sans accident notable depuis vingtcinq ans ?
DES TRAINS DE 800 MÈTRES DE LONG
C’est ce que nous avons voulu savoir en explorant les coulisses d’un des plus longs tunnels sous-marins de la planète. Direction Coquelles, où se trouve le centre névralgique de ce Léviathan technologique : le RCC (Railway Control Center, ou Centre de contrôle ferroviaire). Il en existe un de chaque côté du détroit. Une équipe de sept personnes se relaie ici toutes les huit heures devant des ordinateurs. Le décor n’est pas sans rappeler le QG du Spectre dans James Bond. Sur un écran géant s’affiche le schéma du trafic en temps réel, parfois jusqu’à 12 trains en simultané dans les entrailles de la Terre ! Un intervalle minimal de 4,5 kilomètres doit être respecté entre chacun d’eux. La longueur d’un train navette étant de 800 mètres, ce qui représente 10 métros collés les uns aux autres, cette distance a été calculée pour maîtriser les incendies éventuels. Un dispositif appelé Safe (Station d’attaque du feu) permet d’asperger un convoi de microgouttes d’eau sous pression après évacuation des voyageurs et de l’équipage dans le tunnel de service. En cas de retard supérieur à trois minutes, il faut déterminer l’origine du problème et intervenir rapidement pour gérer les flux.
UN PAYSAGE GENRE RIDEAU DE FER
Pascal Fiévet, superviseur du RCC, reste modeste : « Heureusement, tout est informatisé. Nous disposons de 36 000 capteurs qui nous informent à l’instant T de chaque dysfonctionnement. Eurotunnel était un objet hightech dès sa naissance en 1994 ; c’est une chance qu’il ait été si bien pensé. Si on devait le construire de nos jours, on le referait à l’identique ! »
Casques, badges, codes, gilets, portiques : visiblement, la sécurité est l’obsession d’Eurotunnel. Elle l’a toujours été mais la vigilance a redoublé avec la crise des migrants en 2015. Anne-Laure Desclèves, directrice de la communication, se souvient de ces heures sombres : « Ce fut un traumatisme pour les gens d’Eurotunnel. Je vous rappelle qu’il y a eu plus de 30 morts autour de Sangatte. Des clandestins qui essayaient de franchir le Channel par tous les moyens et au péril de leur vie. Rien que sur notre terminal, on a recensé 10 décès : électrocutés sur les catenaires en tentant de sauter depuis les ponts, percutés à pleine vitesse sur les voies, noyés dans des réservoirs d’eau parce qu’il faisait nuit et qu’ils ne savaient pas nager, etc. Nous avons dû réagir en urgence. » Grâce à une coopération entre les deux gouvernements et Eurotunnel, 37 kilomètres de clôtures de 4 mètres de haut ont été érigés à la hâte autour des 650 hectares de l’emprise. Ce qui donne aux abords de Coquelles un côté frontière RDARFA d’avant 1989 (les champs de mines et les gardes-frontières en moins !) qui ravira les nostalgiques de la guerre froide. En tout cas, le résultat est là : plus une intrusion à pied
Le tunnel ferroviaire sud conduit en Angleterre et le tunnel ferroviaire nord mène en France : trente-cinq minutes pour relier les deux pays
Un site hautement stratégique où la sécurité (sous toutes ses formes) est une obsession de tous les instants
depuis lors. William Mezières, patron du PCS (Poste central sûreté), explique : « C’est un site hautement stratégique, de la taille d’un aéroport international. Ce qui nécessite des moyens de surveillance exceptionnels : 600 caméras de détection, 9 kilomètres de barrières infrarouges, 1 500 alarmes, une équipe aguerrie de 200 agents. Sans parler des moyens offerts par l’Etat : police aux frontières, gendarmes mobiles, soldats du dispositif Sentinelle. En fait, il faut protéger à la fois le personnel, les voyageurs, les infrastructures et les migrants qui se mettent en danger pour gagner l’autre rive. » Ce qui n’empêche pas les candidats à l’émigration de tenter leur chance malgré tout. On en débusque une vingtaine par jour, qui se cachent dans des camions contrôlés par les dispositifs mis en place sur le terminal français : CCTV, scanners aux rayons X ou à ondes millimétriques, brigades cynophiles, fouille systématique des véhicules suspects.
UN “PLAN BREXIT” DÈS 2016
D’une certaine manière, l’affaire des migrants jointe à l’anticipation du Brexit et à ses innovations subséquentes (comme le système Parafe, passage rapide automatisé aux frontières extérieures) permettent à Eurotunnel de rester serein face au divorce programmé entre l’Union européenne et le Royaume-Uni (lire notre interview ci-contre). Sa devise pourrait être celle de Tancrède dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. » ■
Pour en savoir plus :
Lire Eurotunnel. Le lien vital, ouvrage collectif et illustré, publié aux Editions Télémaque, 158 p., 39 €.
Voir The Channel Tunnel. Life on the Inside, documentaire en 4 volets diffusé par la BBC en septembre dernier.