Michel Eléftériadès LE PRINCE DES MILLE ET UNE NUITS
A Beyrouth, Michel Eléftériadès est une personnalité incontournable. Ce millionnaire, qui règne en maître sur les fêtes de la capitale libanaise, est un hyperactif multicarte et inclassable, qui aime à brouiller les pistes. Son dernier coup : l’ouverture de la première boîte de nuit d’Arabie saoudite. Rencontre.
Le meilleur cabaret d’Arabie saoudite » : c’est par ce presque oxymore que le journal espagnol El Mundo titre son récent article consacré au MusicHall de Djeddah. Car le royaume wahhabite, gardien d’un islam rigoriste et pudibond, n’est pas vraiment réputé pour ses folies nocturnes, c’est peu de le dire… Derrière ce tour de force (ouvrir une boîte de nuit mixte au pays de La Mecque, une belle gageure !), il y a un homme : Michel Eléftériadès. A moins de 50 ans, il est déjà une légende à Beyrouth, où ses établissements attirent chaque soir depuis trois lustres des centaines de noctambules, de noceurs et de fêtards. A guichets fermés puisqu’il faut réserver pour pouvoir accéder à l’un de ses deux MusicHall. Le concept est unique. Ce n’est ni un night-club ni une salle de concert, mais un subtil mélange des deux. Une quinzaine de groupes s’y produisent tous les soirs, chacun pendant dix minutes. Tous les refrains de la planète se succèdent sur les planches : du fado à la salsa, en passant par la chanson française ou les fanfares tsiganes issues des Balkans. Sans oublier la musique arabe, avec des icônes locales comme Tony Hanna ou les Chehade Brothers. En semaine, le MusicHall programme aussi des happenings avec des stars venues de France ou d’ailleurs, tels Jane Birkin ou Bernard Lavilliers. En cette soirée de juillet, dans le MusicHall beyrouthin du front de mer, un géant russe en uniforme soviétique (sosie d’Ivan Rebroff) et à la voix de stentor martèle Kalinka devant une assistance enthousiaste, pas exactement prolétaire, surtout chez les dames où les talons vertiges et les sacs de marque se taillent la part belle dans les travées. Entre deux récitals, tandis que la sono prend le relais afin que la jet-set libanaise et les touristes curieux se déhanchent, le bar circulaire, qui surplombe et domine cet amphithéâtre aux gradins surpeuplés, fait le plein. Santé !
Tout en battant la mesure, en écoutant le colosse popov et en regardant le défilé de l’Armée rouge projeté en arrière-plan, Michel Eléftériadès explique : « C’est ce que j’appelle du “divertissement culturel”. Le but est de faire se rencontrer le monde de la nuit et celui de la culture. La formule marche bien puisqu’elle s’est exportée à Dubaï en 2013, et qu’elle se décline dans des pays comme la Jordanie ou l’Egypte. Ce succès régional est forcément à l’origine de l’aventure qui s’est tenue cet été à Djeddah. Il y a aussi des projets en cours, cette fois pour des capitales européennes. Ce n’est pas moi qui ai contacté les autorités saoudiennes mais le contraire. L’initiative s’inscrit dans la politique d’ouverture en douceur qui s’opère dans le royaume actuellement. Tout est en train de changer. Evidemment, ce n’est pas comme à Beyrouth. Les tenues sont plus sobres et l’alcool y est proscrit. Ça n’a pas empêché le show de faire un carton. »
LA GUERRE, L’EXIL ET LE RETOUR
Michel Eléftériadès s’en félicite : « Intellectuellement, c’est plus stimulant de lancer un établissement de nuit à Djeddah qu’à Mykonos ou à Ibiza. Je fais ce qu’il me plaît : tel est mon mantra. Je me soucie comme d’une guigne du commentaire des autres. » Son existence confirme ses dires. Comme les chats, le Gréco-Libanais a eu plusieurs
vies. Pas toujours faciles. Et il a bien failli terminer comme son arrière-grand-oncle, le métropolite Chrysostome de Smyrne (1867-1922), martyr de l’Eglise orthodoxe, mutilé et massacré par les Turcs à la chute des Ottomans… En 1985, alors qu’il fête ses 15 printemps en pleine guerre civile, il est arrêté par les milices chrétiennes et torturé pendant trois jours. Militant d’extrême gauche, il est soupçonné d’opinions communistes et de collusion avec l’ennemi. Quelques années plus tard, à l’appel du général Aoun (maintenant président de la République et avec qui il est resté intime), il s’engage dans l’armée nationale comme simple soldat et opère dans des groupes d’intervention mobiles. Lorsque la Syrie envahit le Liban en 1990, il poursuit le combat et fonde les MUR (Mouvements unis de Résistance), organisation illégale et clandestine qui lutte contre l’occupation syrienne. Cet activisme lui vaudra deux tentatives d’attentat (dont une à la voiture piégée), ce qui explique le Hummer semi-blindé dans lequel il se déplace toujours et les deux cerbères enfouraillés qui le suivent comme son ombre. « Jamais deux sans trois », glisse-t-il avec humour. Suit une période d’exil, en France, puis à Cuba (où il se met au service du régime castriste). Ces tumultueuses aventures et ces errances forcées ne l’empêchent pas de suivre des cours à l’Ecole des beaux-arts de Nantes, puis de décrocher un diplôme de l’Alba (Académie libanaise des beaux-arts). Sa véritable vocation…
En effet, si Michel Eléftériadès maîtrise la kalachnikov – dont il a un modèle plaqué or dans ses bureaux, entre une affiche du Che et un buste de Nietzsche ! –, il ne jure que par les arts, et sous toutes les formes. C’est dans la création musicale qu’il s’est d’abord illustré lorsqu’il est retourné dans la mère patrie, au milieu de la décennie 1990. Il sera arrangeur et compositeur d’une centaine de chansons (notamment pour Demis Roussos). A la tête de la maison Elef. Records, un label Warner, il produira une série d’albums, dont il dessine lui-même les pochettes. En 1999, il ressuscite le Festival international de Byblos et devient petit à petit une figure mythique dans le monde du spectacle. A tel point que la version arabe de « X Factor » (émission de télé qui déniche les talents) le recrute pour deux saisons consécutives : 150 millions de téléspectateurs et un rayonnement considérable. Mais cela ne suffit pas à ce boulimique inventif. « Je m’ennuie très vite, confesse-t-il. Ce n’est pas l’argent qui me motive. Je me suis enrichi très tardivement. Dans le fond, je déteste l’hyperspécialisation, que je trouve monotone et stérilisante. »
Formé aux arts plastiques, le touche-à-tout Eléftériadès, qui collectionne les miniatures religieuses du XVIe au XVIIIe siècle, se met à peindre. Le résultat est controversé. En 1995, l’une de ses oeuvres, Le Mur des lamentations, une installation longue de 10 mètres devant laquelle il pose habillé en prisonnier au Salon des artistes décorateurs, fait scandale à Beyrouth. Même chose pour la sculpture. Sa série Les Moutons d’or, statues de bronze dont certaines dans le même style ornent les murs de son restaurant B by Eléftériadès et dont il affirme qu’« elle visait simplement à dénoncer le capitalisme », est taxée de satanisme. Ce dont il devra se dédouaner auprès du procureur…
EMPEREUR AUTOPROCLAMÉ
Un tantinet provocateur et subversif, direz-vous ? En la matière, il bat son propre record en 2005, en créant une nation ex nihilo, le Nowheristan (de l’anglais nowhere, soit nulle part, donc le « pays de nulle part »). Il en est l’empereur autoproclamé et se fait appeler Michel Ier. C’est l’époque où il joue son rôle à fond : treillis vert olive (clin d’oeil à son héros Guevara), rangers mili briquées, turban et caftan brodés. Sans oublier le sceptre d’apparat. « Je me suis bien amusé, se souvient-il. J’ai même voyagé à l’étranger sous l’identité de S.A.I. Michel Ier. Le côté clown, je l’assume : il m’a protégé des malveillants. Mais l’utopie du Nowheristan, basée sur une remise en cause totale du système, demeure valable. J’en ai autrefois parlé avec Michel Onfray, qui s’était montré fort intéressé par l’idée. » Le personnage qu’il s’est alors composé est tellement stupéfiant que Gérard de Villiers le croquera dans l’un de ses SAS (Le Chemin de Damas) sous le pseudonyme de Mavros Nilatis…
Assagi et apaisé, l’architecte des nuits orientales est passé à autre chose. En visitant Florence, il dit avoir été victime d’une « commotion esthétique ». Le syndrome de Stendhal. En 2015, devenu amoureux de cette ville, il y achète un bijou Renaissance de 6 000 m2, le Palazzo Magnani Feroni. Il le transforme en hôtel de luxe et, comme tout ce que touche ce Midas phénicien se mue en or, le Palazzo Magnani Feroni ne désemplit pas. Prochaine entreprise toscane : acquérir un monastère érigé au XIIe siècle sur les hauteurs de la cité florentine. Sa campagne d’Italie en quelque sorte. Ce qui est normal pour un empereur… ■
MILITANT ET COMBATTANT, ARTISTE ET HOMME D’AFFAIRES, MICHEL ÉLÉFTÉRIADÈS BOUSCULE LES CODES ET N’EN FAIT QU’À SA TÊTE