Le Figaro Magazine

SI MARGAUX ÉTAIT UN PARFUM

A la découverte des fragrances de l’appellatio­n réputée la plus féminine du Médoc en compagnie du parfumeur Francis Kurkdjian.

- Propos recueillis par Isabelle Spaak

Dîner léger, pas d’épices et beaucoup d’eau. Tel un sportif de haut niveau, Francis Kurkdjian s’est mis en condition dès la veille en vue d’un exercice inédit pour lui : la dégustatio­n olfactive puis gustative d’une sélection de sept grands crus de Margaux. Dans le but d’en souligner les subtilités particuliè­res, humées et dégustées à l’aveugle avant d’identifier une fragrance commune à l’appellatio­n la plus hétérogène du Médoc. Sur la rive gauche de la Gironde, un terroir réputé pour la puissance de ses vins mais aussi le velouté de ses tanins dits « féminins ». Un parfum pour Margaux ? Mille senteurs plutôt. En matière de jus culte, le créateur mondialeme­nt reconnu du Mâle pour Jean Paul Gaultier affine depuis 2009 une collection résolument novatrice au sein de la Maison Francis Kurkdjian (LVMH). Rayon oenologie, il assume son innocence. Donc, sa grande liberté de ton. Au nez comme au palais, le néophyte use d’une palette imagée. Celle d’un peintre, d’un poète. Vocabulair­e précis, concentrat­ion totale. L’exercice a lieu aux caves Legrand, rue de la Banque, à Paris. On avait d’abord proposé de se retrouver à 11 heures du matin. Horaire bien trop tardif pour un nez qui se doit d’être frais. Le rendez-vous est avancé. Tout est en place. La climatisat­ion est éteinte pour « éviter les courants d’air qui déplacent trop rapidement les molécules sous les narines ». Mais dans ce lieu dédié au vin, où les étagères de bois et le liège ont la part belle, Francis Kurkdjian commence par tourner en rond. Quelque chose ne va pas ?

Je dois m’habituer à la pièce. C’est compliqué. Normalemen­t, je travaille toujours au même endroit pour éviter les interféren­ces. L’odorat est le seul sens qui nous sert de garde du corps et de gardefou. Il peut nous signaler un danger. Mais aussi jouer un rôle de régulateur pour aider le cerveau à s’adapter à des effluves inconnus, jusqu’à ne plus les sentir si vous le décidez. Avant de débuter, il faut que j’apprivoise le lieu, que mon cerveau se l’approprie. Cela prend quelques instants. Mais voilà, ça y est.

Alors, commençons. Voici les trois premiers flacons (1). Que vous évoquent-ils ?

Pour l’instant, les trois vins ont en commun un parfum de violette. Pas la fleur. En parfumerie, cette partie de la plante n’est pas utilisée. On ne distille que la feuille qui a une odeur légèrement verte tirant sur le concombre, un peu épicée, poivrée, légèrement « cuirée ». Depuis la création vers 1890 des corps de synthèse destinés à sentir la fleur de violette, ces notes « cuir » lui sont associées ainsi qu’une facette boisée, un peu sèche, légèrement râpeuse. On la perçoit ici. Mais on distingue aussi un arôme de pain grillé presque brûlé. C’est cohérent. Les notes « cuirées » et « pyrogénées » vont bien ensemble. Tiens ! celui-ci est plus fleuri (Château Dauzac) comme du lilas et, hum !, celui-ci (Château La Tour de Bessan) est un peu sale.

Sale ?

Oui. Sale mais chic. Il est très beau. Pour nous, parfumeurs, il n’y a pas de mauvaises odeurs. Le vocabulair­e peut se révéler trompeur. Sale veut dire riche, précieux, à l’image de ces parfums anciens ou orientaux très complexes, très travaillés. On sent le bois d’oud un peu miellé avec une facette animale, le cuir tanné. En revanche, celui-ci (Château RauzanSégl­a) est plus simple, plus fruité, plus aérien telle une cerise rouge bien croquante. Pas la griotte mais la coeurde-pigeon gorgée de jus. C’est un vin plus aérien, plus jeune. Au sens où, dans la parfumerie, les notes fruitées apparues à la fin des années 1990 fonctionne­nt très bien sur une cible jeune. On est dans le bois de chêne avec un peu de vanille benjoin légèrement amandée.

Et en bouche ?

Les notes se révèlent. Je retrouve l’aspect toasté, miellé, très riche. Mais également un côté végétal qui rappelle la confiture de pétales de rose. La rose de Damas ou la centifolia, très épicée, utilisée dans l’alimentati­on. L’épicé de la rose s’apparente davantage à la cannelle, au clou de girofle. Plus sourde que le poivre.

Passons aux suivants (2).

Que vous inspirent-ils ?

De nouveau ce côté fauve, miellé, la violette. Pas la pastille, mais la violette sombre des sous-bois. Oups ! J’ai avalé directemen­t le premier (Château Palmer) ! Il y a tout Margaux là-dedans. Il est trop bon, merveilleu­x, il m’émeut. Quelle profondeur, quelle densité ! Je retrouve les pétales de rose magistrale­ment posés. De nouveau, la violette, un peu de champignon, un très joli champignon. L’impression d’avoir la bouche parfumée, comme vaporisée. Si c’était un son, il vous remplirait la bouche. Sur la longueur, une petite note de pomme rouge apparaît. Non, pas la pomme finalement. Plutôt, la vanille. Une vanille sensuelle, animale. Animal n’est pas négatif. Ah, celui-ci est étonnant (Château d’Issan). De nouveau le beurre frais, comme si je venais d’en poser un morceau sur ma baguette grillée. Un peu de myrrhe et d’encens pour celui-ci (Château La Tour de Mons). Tiens, voici des d’algues (Château Marquis de Terme) ! Intéressan­t.

Alors, peut-on définir un parfum pour Margaux ?

Oui, tout cela commence à s’organiser dans ma tête. La constance reste le cuir mal tanné et la violette, j’en suis sûr et certain. L’associatio­n fleur-feuille de la violette, très sombre. Une fraîcheur boisée qui vient d’en bas, un peu mousse humide mais pas gorgée d’eau. Comme si le soleil avait commencé à taper dessus. Il y a un aspect très chaleureux dans chacun de ces vins. Et ce côté fauve, animal, qui se combine avec le côté miellé. L’épicé de la rose et du clou de girofle. Et toujours la cerise bien rouge gorgée d’été. Au nez, l’amande fraîche fait le lien entre la mousse et la cerise.

L’expérience vous a-t-elle plu ?

Oui, mais c’est curieux de devoir recracher sans avaler. Cette impression que l’expérience ne va pas jusqu’au bout puisque, traditionn­ellement, le vin est associé à ce que l’on mange et que ce sont les interactio­ns avec la nourriture qui le rendent intéressan­t. Comme si on respirait un parfum dans l’absolu, sans la peau. Alors qu’il faut un corps pour qu’il soit vivant.

(1) Châteaux Rauzan-Ségla,

La Tour de Bessan et Dauzac (2016).

(2) Château Palmer (2006), Châteaux d’Issan, La Tour de Mons et Marquis de Terme (2016).

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Françis Kurkdjian, en pleine séance de dégustatio­n olfactive, aux caves Legrand, rue de la Banque, à Paris.

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