Le Figaro Magazine

C’EST MON PLUS ANCIEN AMI…

- Mon cher Pierre,

Je te prie d’excuser mes longs silences. D’abord, six décennies entre le temps où, lycéens à Condorcet, nous draguions la minette dans la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare et nos retrouvail­les fortuites dans un cocktail parisien. Ensuite, les dix années qui ont suivi ce sympathiqu­e déjeuner durant lequel nous avions récapitulé nos existences respective­s en quelques dizaines de minutes. Recalé au bac alors que tu accumulais les diplômes, bien portant durant ton internat dans les hôpitaux, membre du Rotary à l’époque où tu te faisais élire à l’Académie de pharmacie puis à celle de médecine, je t’ai toujours suivi de loin si j’excepte la prise de médicament­s fabriqués sous ta houlette par les meilleurs laboratoir­es. Souviens-toi. Je n’étais que le « petit Bouvard » et tu ne déclinais pas ton identité sans qu’après « Joly », je précise « joli garçon ». Nous n’étions pas encore en quête de la mère de notre progénitur­e et a fortiori de l’aïeule de nos arrière-petits-enfants. Nous cherchions seulement des demoiselle­s pas très farouches qui nous aideraient à attendre un mariage qui devait durer toute la vie. Tu étalais ta science toute fraîche. Je racontais des vieilles blagues. Nous n’avions d’autre garçonnièr­e qu’un cinéma proche où une ouvreuse pudique et complice se gardait d’éclairer nos premiers baisers. Lorsque, selon notre expression un peu triviale « L’affaire était dans le sac à main », nous offrions à nos conquêtes une chope de bière mousseuse dans le café situé rue du Havre. Le voyage de noces commençait au square Montholon avant de trouver refuge dans les bosquets des Buttes-Chaumont. Entre deux flirts, nous travaillio­ns d’arrache-pied. Toi à l’aide des manuels de sciences naturelles qui avaient ta préférence ; moi en dévorant les grands romanciers que je ne doutais pas de rejoindre un jour dans « La Pléiade ». Une fois par semaine, nous recevions le renfort d’un apprenti comédien toujours vêtu d’une cape noire, au nez aquilin, à la voix rocailleus­e et aux joues creusées par l’aspiration de plus d’air qu’il ne lui en fallait. A 18 ans, il interpréta­it à merveille les vieillards en faisant tournoyer sa canne à pommeau et plaisait beaucoup aux adolescent­es à qui il faisait croire qu’il avait l’âge de leur père. Usant de sa feinte ancienneté, il t’appelait « Mon petit Pierre » et me gratifiait d’un « Mon bon Philippe ». Aussi ne fûmes-nous pas surpris quand, alors que tu accumulais les peaux d’âne et que je continuais à me faire renvoyer de tous les établissem­ents, il devint connu puis célèbre sous le nom d’Henri Virlogeux. Il nous a quittés le jour où il s’avisa qu’il était devenu vraiment vieux. Souviens-toi, mon cher Pierre, de nos apprentiss­ages peu glorieux. Toi faisant l’infirmier auprès des malades. Moi garçon de courses au Figaro redonnant du courage aux photograph­es avec des bouteilles de pastis rapportées en cachette sous un vaste imperméabl­e. Toi, le professeur agrégé ; moi, l’éternel cancre. La suite de nos parcours devait sacrifier à la même polyvalenc­e. Toi allant de la médecine à la pharmacie ; moi passant de la presse écrite à la radio puis à la télévision. Mais avec des différence­s d’objectif : tu souhaitais sauver des vies ; j’ambitionna­is de rendre la vie moins triste. Tu as dirigé les plus importants laboratoir­es pendant que je prenais les rênes d’un grand quotidien du soir. Certes, tu as écrit moins que moi mais ton Histoire et médicament fait autorité tandis que mes petits bouquins encombrent davantage les bibliothèq­ues qu’ils ne meublent les mémoires. Bien sûr, le replay, ainsi qu’on dit aujourd’hui, de nos deux cursus comportait un chapitre familial. Mais très bref comme si la vie privée n’était pas un sujet à traiter entre la poire et le fromage. Ta mère animait un petit atelier de couture. Ton père avait ouvert un cabinet dentaire. Mais la crise – américaine déjà – les avait cruellemen­t affectés et l’auteur de tes jours t’avait rendu orphelin à 20 ans. Mes parents exerçaient deux métiers dissemblab­les. Ma mère était opticienne et, à des heures jamais perdues, donnait des leçons de piano à des petitesbou­rgeoises. En assassinan­t La Marche turque, elles troublaien­t mon étude du De rerum natura. Mon père, lui, comme ses ascendants, était tailleur pour hommes. En appartemen­t. Il se montrait très fier de compter parmi ses clients le sultan du Maroc lorsque le souverain s’habillait à l’occidental­e. Je souhaite que nos enfants, au-delà des médiatisat­ions parfois flatteuses dont nous avons bénéficié, soient conscients qu’en matière d’horaires de travail nous ne nous sommes pas limités à 35 heures par semaine, que nous avons pris des risques, que nous avons été jalousés et pas toujours compris.

J’aimerais te revoir en t’infligeant le rituel d’une accolade fraternell­e en lieu et place de la tape dans le dos qui ponctuait nos juvéniles adieux.

P.-S. : tu n’es pas obligé de me répondre mais un signe de ta part constituer­ait l’une de mes dernières joies.

“Toi, le professeur agrégé ; moi, l’éternel

cancre”

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