Le Figaro Magazine

JÉRÔME SAINTE-MARIE

« La cristallis­ation du bloc populaire peut aboutir à la défaite de Macron »

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

C’est le livre d’un sondeur, qui décrypte les chiffres, mais aussi celui d’un théoricien

et sociologue capable d’analyser les mouvements profonds de la société. Dans un essai majeur, « Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme », publié

aux Editions du Cerf, Jérôme Sainte-Marie montre le retour de la lutte des classes dans une société qui se divise désormais en deux blocs : élitaire et populaire.

Dans votre nouvel essai, « Bloc contre bloc », vous appliquez une grille de lecture marxiste au clivage politique français. Même la gauche n’ose plus se référer à Marx. En quoi est-il pertinent pour comprendre notre époque ? Le marxisme doit-il être confondu avec le léninisme ? Je suis depuis longtemps passionné par le Karl Marx sociologue et historien, même si, bien entendu, toute référence à son oeuvre est compliquée par l’usage qui en a été fait par des régimes politiques disparus en Europe depuis une trentaine d’années. Le léninisme ne fut pourtant qu’une des interpréta­tions possibles, et il existe une autre tradition marxiste de respect du suffrage universel et des libertés individuel­les, par exemple chez les sociaux-démocrates allemands. Je crois très utile à la compréhens­ion de notre époque tout ce que dit Marx sur l’articulati­on entre forces sociales et représenta­tions politiques. Il s’est d’ailleurs inspiré pour cela d’auteurs libéraux, par exemple pour la notion de classe sociale, d’une grande banalité à son époque comme le montre la lecture d’Alexis de Tocquevill­e ou de François Guizot. En retour, Raymond Aron a été un lecteur érudit et naturellem­ent très critique de Marx. J’ai pour ma part surtout utilisé un essai d’interpréta­tion d’histoire immédiate, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, où le philosophe allemand confronte ses concepts à l’intense actualité politique de la IIe République, entre 1848 et 1851. Pour une autre période inhabituel­lement intéressan­te, celle ouverte par l’élection d’Emmanuel Macron, cela m’a paru de bonne méthode, par rapprochem­ent comme par contraste, pour saisir les principes déterminan­ts de notre actualité politique.

Selon vous, l’élection d’Emmanuel Macron a été marquée par le retour de la lutte des classes. Que signifie réellement le concept de classe ? Est-il approprié dans une société française qui semble par ailleurs en voie d’« archipélis­ation » ?

Pour le moins, il règne depuis deux ans en France un imaginaire de lutte des classes. Quant à savoir si les classes sociales existent, c’est une autre affaire. En toute hypothèse, ce ne sont pas de simples catégories socioprofe­ssionnelle­s, comme celles que l’on utilise dans l’analyse des sondages. Le concept de classe sociale correspond d’abord à une situation particuliè­re dans le système productif, donc à l’origine principale des revenus du groupe considéré, plus qu’à leur niveau. A ces données objectives, il faut une conscience collective, celle de former un ensemble cohérent d’intérêts, de valeurs et d’ambition politique. C’est alors qu’une classe en soi devient une classe pour soi, et qu’elle joue un rôle historique. On peut parfaiteme­nt considérer que ces notions sont abstraites, voire vides de sens. Je m’en tiens dans ce livre à souligner à quel point les opinions et les votes sont déterminés par la position sociale. Derrière la vivacité de l’individual­isme comme norme sociale, on constate que les individus sont toujours, et selon moi de plus en plus, déterminés politiquem­ent par des situations collective­s. Et, par ailleurs, l’exercice du pouvoir par Emmanuel Macron polarise la société française en deux grands ensembles bien plus qu’il ne produit fragmentat­ion ou « archipélis­ation ».

Au clivage droite-gauche se substituer­ait un conflit entre ce que vous appelez le « bloc élitaire » et le « bloc populaire ». N’est-ce pas un peu binaire ?

Je décris les deux pôles d’attraction du système politique français actuel, qui lui donnent sa dynamique sans pour autant que tous s’y retrouvent. Entre ces deux blocs, de plus en plus cohérents d’un point de vue sociologiq­ue et idéologiqu­e, il demeure des millions de citoyens de

conditions et de conviction­s diverses, par exemple ceux qui restent fidèles aux notions de gauche et de droite. Je constate simplement que les résultats des élections comme les réactions de l’opinion doivent toujours davantage à l’antagonism­e entre bloc élitaire et bloc populaire, dans un schéma effectivem­ent binaire. Ceci rappelle ce que l’on a vu s’installer au cours des années 1960, avec la constituti­on d’une gauche et d’une droite assez cohérentes dans leur compositio­n sociologiq­ue comme dans leur message politique. Nous sommes face à un nouveau clivage, qui tend comme souvent en politique vers la dualité.

La crise des « gilets jaunes » a-t-elle été l’expression de cette nouvelle lutte des classes ?

L’observatio­n de terrain comme la lecture des études d’opinion m’ont convaincu que le monde des « gilets jaunes » formait l’antithèse de celui ayant triomphé avec Macron. La condition sociale, le niveau de revenu et de diplôme, les lieux d’habitation, les références culturelle­s et bien entendu le parcours électoral, tout différenci­ait ces deux univers. Leur opposition frontale n’a fait que renforcer leur homogénéit­é interne. Ces moments d’intense division nationale, et pour tout dire de détestatio­n réciproque, m’ont paru très proches des conflits de classes ayant caractéris­é les grandes crises françaises du XIXe siècle. Les termes en étaient différents, mais la mécanique est similaire. La crise semble apaisée, mais il y a eu, de part et d’autre, une pédagogie du conflit. A cette occasion, les antagonism­es se sont durcis et les solutions politiques simplifiée­s.

Quelles sont les différente­s catégories qui composent ces deux blocs ?

Pour le bloc élitaire, sa compositio­n est stable, avec trois éléments majeurs : les élites véritables, soit le fameux « 1 % », ceux qui dirigent les institutio­ns et les entreprise­s ; ensuite l’univers des cadres supérieurs du privé et, pour une part, du public, qui adhèrent pleinement aux objectifs de l’élite ; enfin nombre de retraités, de toutes conditions, qui considèren­t que la direction du pays par cette élite est la garantie indispensa­ble pour que le système économique et financier fonctionne, ce dont ils sont désormais pleinement dépendants. Pour le bloc populaire, il s’organise autour d’une alliance des petits entreprene­urs, artisans et commerçant­s, d’une part, des salariés d’exécution du privé d’autre part. Sa cohérence est moindre, car il manque de relais susceptibl­es d’exercer le pouvoir, c’est-à-dire le contrôle de l’Etat. Son nombre est sa grande force en vue de 2022. Ces deux blocs, et là j’ai recours aux théories d’Antonio Gramsci, ne sont pas de simples superposit­ions de catégories sociales, ils sont cimentés par des valeurs et des objectifs spécifique­s.

Ils forment donc des ensembles idéologiqu­es dont l’opposition s’ancre dans un conflit d’intérêts matériel. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour le pays.

Dans notre société multicultu­relle, les clivages identitair­es se superposen­t aux clivages sociaux. On voit mal l’électorat « musulman » par exemple voter pour Marine Le Pen, bien qu’une grande partie de celui-ci soit sociologiq­uement plus proche du bloc populaire…

C’est tout à fait exact mais il ne faut pas exagérer l’importance numérique des électeurs de confession musulmane. Pour les nationaux, il s’agit d’une population marquée par tous les traits de l’abstention­nisme et dont le vote est, dans ses motivation­s principale­s, similaire à celui des autres citoyens. L’origine extra-européenne ou bien la confession musulmane ne pèsent pour le moment que de manière négative, en empêchant le vote pour le Rassemblem­ent national, comme l’indique l’évolution électorale de la Seine-Saint-Denis. De ce point de vue, l’immigratio­n est plutôt favorable au maintien au pouvoir du bloc élitaire. A cette importante exception près, les clivages ont plutôt tendance à se superposer qu’à se croiser.

Vous expliquez vous-même que La France insoumise, qui aurait pu représente­r le bloc populaire, s’est effondrée sur cette question…

Durant la première année du quinquenna­t, LFI représente aux yeux des Français la principale opposition. Cependant, Jean-Luc Mélenchon ayant considéré qu’il pouvait prendre la tête d’une gauche reconstitu­ée, il a cédé à toutes les tentations du gauchisme culturel, notamment lors du débat sur la loi asile et immigratio­n. Or, la moitié de ses électeurs de 2017, surtout ceux issus des catégories populaires, étaient demandeurs de plus de rigueur, y compris en refusant l’accueil du navire Aquarius

dans un port français. En radicalisa­nt sans cesse son inclinatio­n promigrant­s, La France insoumise a sombré électorale­ment. Le bloc populaire se construit sans elle, et sans doute contre elle.

A première vue, le macronisme semble être un mouvement attrape-tout et très peu cohérent idéologiqu­ement. Pourtant, vous évoquez « une idéologie révolution­naire au service des élites ». Qu’entendez-vous par là ?

Il me semble à l’inverse que le projet macroniste est d’une grande clarté. Il s’agit d’adapter le pays à toutes les exigences du capitalism­e contempora­in, dans le cadre d’une économie mondialisé­e et financiari­sée. Ironiqueme­nt, comme candidat et comme président, Macron reprend le programme que Marx prêtait à la bourgeoisi­e, celui d’une transforma­tion perpétuell­e des modes de vie au service d’une recherche incessante de la croissance et du profit. Le capitalism­e n’est pas conservate­ur, le philosophe Jean-Claude Michéa l’a souvent rappelé.

“Ironiqueme­nt, comme candidat et comme président, Macron reprend le programme que Marx prêtait à la bourgeoisi­e…”

A l’inverse, pour libérer les énergies, comme l’on dit, il est un formidable levier de transforma­tion culturelle, en brisant les solidarité­s sociales et les valeurs traditionn­elles contraires à son déploiemen­t universel. Il s’agit du programme explicite du progressis­me, tel qu’exprimé par Macron et par ses proches. La droite comme la gauche avaient fini par constituer des compromis entre différents groupes sociaux, leur clarté idéologiqu­e s’était amoindrie au fil de leur alternance au pouvoir. On pouvait le déplorer, mais les tensions en étaient atténuées. Désormais, comme Macron l’a proclamé lors de son meeting fondateur du 12 juillet 2016, l’heure n’est plus aux « ajustement­s » mais à la « refondatio­n radicale des choses ». Son livre programmat­ique s’appelle justement Révolution, et même s’il s’agit d’une révolution par le haut, ce titre me paraît justifié.

Vous évoquez également une dérive autoritair­e du macronisme. A force de lire Marx, êtes-vous devenu gauchiste ?

La lecture contempora­ine de Marx me semble le meilleur vaccin contre le gauchisme, notamment culturel ! C’est à l’inverse en allant vers les penseurs du libéralism­e politique que l’on s’inquiète de l’évolution des lois en matière de libertés publiques, à commencer par la liberté d’expression. Il s’agit d’une tendance antérieure à l’élection de Macron, mais le hiatus entre sa volonté de réformes et le caractère minoritair­e de sa base sociale l’incline aux solutions coercitive­s. Il me semble évident que depuis deux ans les tensions se sont renforcées dans le pays, et que pour les surmonter l’Etat évolue vers une forme de libéralism­e autoritair­e. Il n’y a pas de jugement de valeur dans ce constat, et il revient à chacun de considérer si cela en vaut la peine par rapport aux buts poursuivis.

« Libéralism­e autoritair­e » à la Macron contre « démocratie illibérale » à la Orbán, est-ce l’affronteme­nt idéologiqu­e du XXIe siècle ?

Je ne crois pas, car on peut très bien considérer que ces deux modèles peuvent s’apparenter, même si leurs priorités politiques sont différente­s. Dans un cas, on vise l’adaptation d’un modèle social aux contrainte­s de la mondialisa­tion ; dans l’autre, la préservati­on d’une identité nationale contre les phénomènes migratoire­s. Par ailleurs, il faut distinguer au moins trois ordres du libéralism­e : l’économique, le culturel et le politique. C’est ce dernier qui me semble le moins défendu aujourd’hui. « Soucieux d’affaiblir les solutions de rechange à son pouvoir, l’exécutif prend le risque d’encourager un bloc populaire potentiell­ement plus nombreux, compte tenu de la structure sociale qu’il représente, que le bloc élitaire. » Est-ce à dire que Marine Le Pen peut l’emporter en 2022 ?

Pour la prochaine présidenti­elle, le jeu est ouvert. Le supposé « plafond de verre » pesant sur le vote Marine Le Pen est passé de 33 % au second tour de 2017 à 43 %, voire 45 % moins de trois ans plus tard, selon les sondages. En d’autres termes, cette notion ne signifie rien, désormais qu’une majorité des Français partage peu ou prou les positions du Rassemblem­ent national sur ses thèmes principaux, l’immigratio­n et la sécurité. Ce n’est plus la question des valeurs mais celle de la crédibilit­é qui contraint le vote en faveur de Le Pen. Or la radicalité du projet macroniste et le fait qu’il cristallis­e contre lui une vive hostilité populaire peuvent aboutir à la défaite du candidat sortant. A trop miser sur l’inconcevab­ilité de la victoire de Marine Le Pen en 2022, et en minorant la dialectiqu­e sociale qui sous-tend le conflit politique, Macron prend un risque majeur. ■

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 ??  ?? « Bloc contre bloc. La dynamique du Macronisme », de Jérôme SainteMari­e, Editions du Cerf, 288 p., 18 €.
« Bloc contre bloc. La dynamique du Macronisme », de Jérôme SainteMari­e, Editions du Cerf, 288 p., 18 €.
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