DE L’ÉTHIOPIE À L’ARABIE SAOUDITE : UN VOYAGE POUR L’ENFER
C’est la route migratoire la plus importante d’Afrique de l’Est. Dix fois plus empruntée que la voie méditerranéenne. Par centaines de milliers, les Ethiopiens partent vers l’Arabie saoudite, richissime contrée où ils s’imaginent un avenir. Passant par le Yémen, au coeur du pire conflit du moment, leur route est longue, périlleuse, impossible.
Après des heures de marche dans le tintement des roches de basalte, Abdou écrase son pied sur une bouteille plastique. A la lueur de la lune, elles apparaissent sur la montagne, par dizaines, par centaines. « Si vous voulez savoir combien de migrants passent par ici, comptez les vieilles bouteilles d’eau », assène notre pisteur Afar. L’écologie n’est pas encore de mise dans ces montagnes qui marquent la frontière entre l’Ethiopie et Djibouti. Mais c’est bien un désastre écologique, économique et politique qui pousse, chaque année, des centaines de milliers de jeunes Ethiopiens à quitter leur foyer. Ils fuient leurs villages livrés aux luttes d’influence pour le contrôle des terres agricoles. Puis entrent à Djibouti à pied, en contournant les douaniers du poste-frontière de Galafi, par les hauteurs des monts volcaniques.
Abdou semble inquiet, les migrants ont du retard ce matin. A 7 heures, le soleil fait déjà sentir sa force. A 11 heures, les pierres brûlent. Abdou pointe la plaine. Invisible pour l’oeil du profane, une colonne d’ombres minuscules est bien apparue à des kilomètres. « Les voilà ! »
Puis, comme par magie, son téléphone se met à résonner des dernières informations, « Quoi ! Ils vous ont encore rackettés ? ». Dans cette région pauvre, tout le monde gagne sur le dos des migrants éthiopiens. Des enfants qui vendent des boissons chères, aux pisteurs comme Abdou censés les guider à travers la frontière, en passant par les brigands qui se servent directement dans les poches des exilés.
UN TRAFIC TRÈS ORGANISÉ
Trempés de sueur, hagards, les Ethiopiens déboulent dans ce paysage lunaire. « Ils nous ont tout pris ! » lâche le plus grand d’entre eux, chrétien comme la plupart de ces malheureux, le cou cerné d’une épaisse croix en bois. Au moment où ses compagnons se demandent si la frontière est bien derrière eux, il réunit des amis et repart au pas de course dans la direction inverse. Un des leurs est resté sous un arbre, terrassé par la chaleur. Le rescapé sera chargé à dos d’homme pour les derniers kilomètres.
Quelle force surhumaine les anime ? Au sommet des monts, un homme prépare le beso, ce lait énergisant à base d’orge grillé. Le temps de reprendre des forces. A midi, il ne reste de cette scène qu’un nouvel amas de bouteilles plastique. De retour sur le bitume, les marcheurs n’ont qu’une idée : fuir la misère direction l’Arabie saoudite. Deux mots qui valent tous les efforts. Ils ne les prononcent qu’avec parcimonie, pour se remonter le moral. Un homme à la voix douce va nous affranchir de quelques-uns des mystères de cette route. Lucien a exercé pendant des années comme passeur à Djibouti. Dans ses camions bâchés, il
Pour ces migrants, la route est longue : 2 000 kilomètres à pied entre leur région d’Ethiopie et l’Arabie saoudite, et une mer à traverser
convoyait chaque jour des dizaines de migrants, « avec toujours une bonne liasse de billets dans la boîte à gants, en cas de contrôle ».
Il décrit un commerce très organisé. Les chefs de réseau, « toujours des Ethiopiens », sont basés en Arabie saoudite. Ils collectent l’argent des familles et paient au fur et à mesure les intermédiaires. « A chaque étape, les passeurs locaux reçoivent un stock de migrants avec une liste de noms, pour être sûrs que personne n’est oublié », détaille Lucien.
Dans ce système pyramidal, les petites mains gagnent 20 euros par jour. Une fortune à Djibouti. « Ce sont des jeunes sans éducation mais qui, malgré tout, nourrissent leurs familles restées en brousse. » Des jeunes qui ressemblent à ceux qu’on rencontre tout au long de la route.
LE DÉSERT DE LA MORT
Ceux-là semblent parfois tout ignorer des dangers qui les guettent. « Le Yémen, la guerre ? Jamais entendu parlé ! », nous dira Zénu qui s’est fait voler ses chaussures. Il est Oromo, l’ethnie la plus défavorisée sur la route. « Les Tigréens et les Amharas bénéficient des réseaux des grands trafiquants. Ils font la plupart du voyage en voiture. En revanche, les Oromos n’ont pas de moyens, et ne paient que pour les passages de frontière. Le reste du temps, ils traversent à pied », raconte Lucien. Et la route est longue : 2 000 kilomètres entre leur région d’Ethiopie et l’Arabie saoudite.
Il leur faut 6 jours de marche pour passer des montagnes de Galafi à Obock, sur les côtes de la mer Rouge. Arthur Rimbaud, qui y fit quelques séjours, l’appelait « l’affreuse colonie ».
Ils n’ont jamais vu la mer et se serrent jusqu’à 300 dans ces boutres yéménites
Aujourd’hui, le petit port crasseux vit dans la mollesse, terrassé par les ultraviolets, le chômage de masse et le khat, cette drogue végétale qui gangrène le pays.
Quand le soleil redescend, les migrants prennent la direction du Nord, transportant sur leur visage la dure angoisse de l’exil. Dans la périphérie de Fatiharo, ils attendent les passeurs, assis par terre. Ce coin de brousse est réservé aux Amharas. « Chaque ethnie a son endroit, son réseau et ses passeurs, précise Lucien. Ici, on est avec les VIP, ceux qui voyagent en voiture, plaisante-t-il. Les Oromos sont plus loin. » Mais aujourd’hui, la fatalité a frappé sans se soucier des privilèges. Au moment de partir, un groupe de jeunes nous interpelle à grands signes. Tandis que souffle le woreru, ce vent du nord qui charrie des nuages, ils nous mènent vers un arbre noueux. Allongée à côté de sa bouteille d’eau, Magdess fait corps avec la terre. « Elle est morte il y a trente minutes, précise un de ses compagnons. Je venais du même village, elle n’était pas mariée, elle voyageait seule. C’est le soleil qui l’a tuée. » Magdess n’a pas marché des jours comme les Oromos ; parquée dans une bétaillère non bâchée, elle est morte déshydratée. Comme des dizaines de migrants chaque année.
« Ces gens-là viennent d’Ethiopie, ils ne connaissent rien à la chaleur, alors ils meurent, énonce Lucien avant d’ajouter : il y a aussi beaucoup d’accidents avec les bétaillères qui servent à les transporter. Quand les gendarmes te poursuivent, tu risques trois ans de prison, alors tu ne t’arrêtes pas et ça, c’est le plus grand risque. »
DES PASSEURS D’À PEINE 16 ANS
A la nuit tombée, nous suivons ces bétaillères auxquelles se cramponnent les migrants. Les chauffeurs éteignent les phares pour éviter d’être repérés et déposent leur « cargaison » sur les dunes. « On sait pas où on est, on a aucune information, ça fait des jours qu’on marche. On a les pieds en sang », éructe un Oromo à qui la face ensablée donne des airs de mort-vivant.
Ils n’ont jamais vu la mer et les voici bientôt dans les boutres yéménites, de grandes barques où ils se serrent jusqu’à 300. L’embarquement se fait sous les ordres hurlants de passeurs d’à peine 16 ans. Lucien commente : « Ici, les trafiquants sont payés au nombre de têtes. Donc tout le monde veut envoyer le maximum de personnes. Mais, sur la mer, il n’y a pas de pitié. Si tu charges trop, le risque c’est le naufrage. » Chaque année, 200 migrants périssent dans les flots du Bab elMandeb, la Porte des lamentations. Il faut six heures pour relier la côte de Ras al-Arah, située à 60 kilomètres en face, au Yémen. Passé les premières vagues, les quelques pannes de moteur, certains Ethiopiens relèvent la tête pour se laisser enchanter par le paysage marin. Les premières lueurs du jour laissent apparaître de gros dauphins bleus qui suivent une route parallèle. A droite croise un pétrolier, géant silencieux sur la mer Rouge. Ce détroit est l’une des routes commerciales les
Les trafiquants sont payés au nombre de têtes, comme du bétail. Ils envoient sans état d’âme en Arabie le maximum de migrants
plus fréquentées au monde. Puis la côte se dessine enfin à l’horizon. Mais quelques Oromos, enhardis par le baptême marin, se disputent, debout, le reste d’une bouteille d’eau. Ce qui a le don d’énerver un passeur yéménite. Il faut éviter que le boutre ne gîte trop et que tout le monde bascule à l’eau. A l’arrivée, lui et ses deux compères frappent les migrants qui veulent descendre trop vite. Premiers pas au Yémen. Certains prient, d’autres se rincent le visage.
Garé dix mètres plus loin, dans l’un de ses 4 x 4, un homme observe la scène. Alcoolique, khateur invétéré, Abou Khalil * est trafiquant. « Pas le numéro 1, mais peut-être le numéro 2 », aime-il à plaisanter. Difficile à vérifier, tant les passeurs sont nombreux et l’industrie migratoire prospère sur la côte sud du Yémen. « Le business s’est développé depuis la guerre. Le gouvernement ne peut plus nous combattre comme avant », nous dira l’un d’entre eux. L’équipe d’Abou Khalil est capable de convoyer plus de 1 000 migrants par semaine. « Et encore, s’il n’y avait pas la marine de Djibouti, ces salauds m’ont brûlé des dizaines de bateaux ! » peste le contrebandier. En seize ans de métier, appuyé par une famille influente, l’étrange personnage s’est taillé une jolie fortune. Il fait vivre tout son village de pêcheurs, qui le salue comme un prince prodigue et excentrique. Abou Khalil possède sa propre plage, un restaurant où l’on sert de délicieux thons grillés, des voitures à encombrer son garage et vit cette vie d’aventures où se mélangent contrebande de whisky, d’essence, de khat et d’êtres humains.
LA ROUTE DES ESCLAVES
Un matin, alors qu’un de ses boutres a été retardé, il nous emmène voir son plus gros concurrent. En surplomb d’une colline apparaît sous nos yeux, en moins de deux heures, trois boutres remplis chacun de 300 migrants. La crique est cernée par 5 pick-up, montés de mitrailleuses 14-5, du genre qui servent à deux heures d’ici, sur le front de Hodeida. Songeur, Abou Khalil repart en klaxonnant. Il n’est pas connu comme le pire des exploiteurs de chair humaine. Ses hommes ne pratiquent pas la torture, le fléau qui frappe les migrants sur la côte. Une nuit, dans une petite mosquée qui jouxte une station-service, nous rencontrons des victimes. Ils dorment à terre, blottis les uns contre les autres. Ceux qui tiennent debout ont le visage hanté et des gestes de somnambules qui évoquent les paroles de Houmed Barkat Siradj, l’homme du sultan de Tadjoura que nous avions rencontré à Djibouti. Ce chef traditionnel rappelait qu’ici l’esclavage perdura jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Et que la route des migrants de l’Ethiopie à l’Arabie saoudite emprunte point par point celle des esclaves. Avant d’ajouter : « Oui, mais c’est mieux d’être esclave ! Le migrant, il paie et il est maltraité, parfois tué, tandis que l’esclave, même s’il était considéré comme une marchandise ordinaire, n’était pas maltraité, car son acheteur voulait en tirer un bénéfice à la revente. »
Nous n’avions pu alors le prendre au sérieux. Mais à voir Saïd, à voir Kader, il semble que l’histoire se répète sous d’autres formes. Saïd nous montre son corps strié de cicatrices : « Ils m’ont fait la torture du plastique brûlé, puis ils m’ont battu avec des câbles. Ça a duré six mois ! » Kader, grand échalas qui semble si fragile, a subi le même sort « Ils voulaient l’argent, mais ma famille ne pouvait pas payer ! Ils m’ont battu pendant cinq mois et ce sont des Ethiopiens qui ont fait ça ! » Ces cas de tortures, orchestrés par des compatriotes éthiopiens, nous serons confirmés par un passeur, lui-même d’origine oromo. « Dans ces maisons de torture, ce sont souvent les Tigréens qui maltraitent les Oromos. Il y a un problème de haine ethnique entre eux. »
Sur la route d’Aden, les bétaillères filent de nuit comme de jour. Comme à Djibouti, l’industrie migratoire nourrit la région, mais s’ajoute ici une collusion évidente entre forces de l’ordre et trafiquants. De leur côté, les Oromos avancent à pied. On les retrouve devant les gargotes. Quand les Yéménites, tous armés, tse gavent de thon, de pain et de riz, ils guettent la moindre miette sur laquelle ils iront se ruer. La faim, la vraie, s’accommode de la honte, de la lutte. Elle dissout politesse et solidarité, qui resurgissent une fois disparue l’affreuse panique de ne plus pouvoir se nourrir.
« JE VEUX RENTRER CHEZ MOI »
Arrivés à Aden, ils sont l’objet d’une sélection impitoyable. Ceux qui n’ont pas d’argent n’ont aucune chance de continuer plus loin. Trop de checkpoints, de lignes de front. Il faut un passeur et ceux qui en sont dépourvus atterrissent dans le quartier de Cheick Othman. « Vu du Yémen, notre pays est un paradis perdu », lâche l’un d’entre eux, dépité. Livrés à eux-mêmes, ils y vivent comme des mendiants. Incapables d’aller en Arabie saoudite. Incapables de revenir en Ethiopie. Les migrants blessés affluent aussi, en sens inverse, depuis le Nord. Ils occupent une douzaine de lits sur les 80 que compte l’hôpital de MSF, tout proche de là. La plupart ont été estropiés alors qu’ils tentaient de passer la frontière avec l’Arabie saoudite. L’hôpital s’est même adjoint les services d’une traductrice éthiopienne, Noor, aujourd’hui au chevet de Moustafa, 20 ans. Une balle dans la jambe et le moral brisé. « Je veux rentrer chez moi, mais je ne sais plus comment faire », lâche-t-il entre deux sanglots, terrorisé à l’idée de finir à la rue. « Le problème, précise Noor, c’est qu’une fois soignés, les migrants sont remis à la rue, personne ne peut s’occuper d’eux. » Le dernier vol de l’OIM, l’agence internationale qui rapatrie les migrants, remonte à plus de cinq mois. Nul ne sait quand décollera le prochain. ■
*Les noms des passeurs ont été changés. Ce reportage sera diffusé sur Arte ce samedi 9 novembre dans sa version vidéo, dans l’émission Arte Reportage, à partir de 18 h 35. Puis visible en replay sur Arte.tv/fr.
Au bout du voyage, c’est la désillusion : “Vu du Yémen, notre pays est un paradis perdu”, lâche un migrant entre deux sanglots